- Epistophiles ou courriémaniques ?

et

- Le biogrraphique au bachot

 

Epistophiles ou courriémaniaques ? et Le biographique au bachot

sont deux articles, parus dans la revue de l'Association pour l'Autobiographie, La faute à Rousseau, n°34 - Spécial Correspondances, d'octobre 2003.

Signées par Anne Poiré-Guallino, en voici les pages 34-35 et 70-71.

Noter également aux mêmes dates la parution de photographies de piles de journaux, dans le merveilleux ouvrage de Philippe Lejeune et Catherine Bogaert, Un journal à soi, aux éditions Textuel. Un superbe album, touchant, intelligent, que toute bonne bibliothèque se doit de posséder !

 

- Epistophiles ou courriémaniques ?

J'ai toujours aimé écrire, recevoir du courrier. Patrick aussi. Notre seul regret, c'est qu'existent des dimanches, 14 juillet, 25 décembre... Désormais, grâce à Internet, nous pouvons déchiffrer des mots amicaux par la voie des ondes, à toute heure, y répondre les jours fériés ! Ouf ! Un dialogue ininterrompu avec le monde, les êtres chers, éloignés, même des correspondants ­ Apaïstes, notamment ­, dont je ne connais ni le corps, ni le visage, la voix, mais dont la graphie en revanche est familière. La couleur du bic, feutre, crayon, ­ le caractère, la mise en forme, la ponctuation, sur ordinateur ­ , parlent de leurs états d'âme...
Notre facteur commente souvent l'aspect de ces bijoux emblématiques. Les expéditeurs, artistes, créateurs, n'hésitent pas à nous envoyer ce que l'on nomme du « mail-art » des supports, multiples, sur lesquels sont ajoutés notre adresse, un timbre, ­ vrai ou faux : certains, comme Sendrey, les améliorent ! Ces trésors voyagent sans encombres : Michel Julliard cumule des plumes, un morceau de chaînette et des traits de sa main, à l'acrylique et l'encre de Chine, Pauzié intègre des bouchons de bouteilles de Schweppes, collés, avec leur poids et leur relief, ou une semelle de cuir, découpée, à laquelle il joint son dessin inimitable.
Ma mère, ancienne institutrice bricoleuse, a découvert avec plaisir, au fil de ses visites chez nous, ces inédits fantaisistes. Je classe, stocke, trie, dans des tiroirs, des boîtes, des pochettes, signalant le nom des uns, des autres : depuis que je lui ai montré mon exceptionnelle collection, ­ certains sont d'ailleurs encadrés ­, c'est maintenant un rite, lorsqu'elle arrive, elle tient à ce que je lui dévoile mes trésors.
Inspirée, elle a, à son tour, commencé peu à peu à m'en fabriquer de particulières, singulières. Elle habite loin, et m'écrit, pour compenser la distance. Eh bien, elle s'autorise de plus en plus de liberté : elle fixe des perles en plastique, des plumules, découpe des images, dans des magazines, ou des illustrations de Patrick, qu'elle retouche en badigeonnant un peu de doré, un galon, en calligraphiant un texte... Les colis de fête, anniversaire, sont embellis, personnalisés, deviennent uvre d'art, mais avant tout, d'amour.
Les premières années, elle n'osait pas, s'étonnait que la poste accepte de faire circuler pareils écrins. Elle s'inquiète, parfois : « Tu n'as pas reçu la dernière, bleue nuit, étoilée, avec du taffetas, et de petits miroirs, des éclats de pâte de verre ? On a dû la voler, elle était si jolie... ». La merveille finit par arriver, ralentie probablement par la curiosité (l'admiration ?) de certains préposés.
Je suis invariablement pressée d'éplucher ces surprises, nombreuses, qui nous ébahissent. Avec Patrick, lorsque nous nous absentons, c'est le premier réflexe, au retour : vite, la boîte aux lettres.
Je crois que cette prédilection trouve sa source à la fois dans un modèle de passion, parental, - ma mère occupe l'essentiel de ses soirées à la correspondance, elle affiche les belles cartes de l'époque des voeux, de Pâques, selon les saisons, - brodées par ses amies, décorées main, ou somptueux clichés..., elle les épingle dans sa salle à manger, le long d'un tapis d'amitié, mural. Ses albums eux-mêmes regorgent autant d'extraits manuscrits que de photographies...
J'ai aussi appris à apprécier cette pratique en colonie de vacances, chaque année : je me précipitais lors de la distribution du courrier, car j'étais l'une des rares à recevoir une manne providentielle, presque tous les jours. J'avais honte, vis-à-vis de ceux à qui personne n'écrivait, je me promettais de leur envoyer des nouvelles, après. Eux ne répondaient pas systématiquement, ils n'en avaient pas l'habitude. Je m'obstinais, pour leur donner le temps, d'expérimenter, de découvrir ce ravissement...
Oui, il me semble que la naissance de mon goût pour l'épistolaire, c'est ce moment paradisiaque, où le directeur tenant un paquet de lettres énonçait soudain mon nom. Le répétait même, quelquefois ! Quelqu'un avait pensé à moi, avait pris le soin d'indiquer « Annette » sur une carte postale, ou sous enveloppe... Ma soeur aînée, Marie-Do, glissait des chewing-gums à l'intérieur, ses missives sentaient bon (bien que ne mâchant point ces friandises mentholées, n'étant pas amateur, c'était pour moi un irremplaçable régal ! ) : un parfum de tendresse familiale...
Je guettais le passage du facteur, le coeur battant, et je continue de la sorte : je plains ceux qui ne connaissent pas ces émotions, variées. Pochettes surprises de l'enfance, ce pouls qui s'affole : l'on sait que dans le lot, parfois, un fabuleux « coucou » va se distinguer, justement, cette gourmandise que l'on n'espérait pas... ce message auquel l'on ne songeait nullement.
Enfin, le rôle de la correspondance a été fondamental dans ma vie, avec Patrick. Quand je l'ai rencontré, moi lorraine, il habitait l'Aveyron. 800 kilomètres. Ce sont ses déclarations quotidiennes de quinze, vingt pages (lui, a priori, guère prolixe), qui ont su me séduire. Y compris ses fautes d'orthographe, touchantes. Rapidement, j'ai décidé de refaire le voyage, d'aller me confronter à la réalité. J'avais peur que ses phrases, si colorées, langoureuses, ne soient que voyelles et consonnes. Il me fallait vérifier que l'homme était aussi enchanteur que ses jambages : dix-neuf ans plus tard, nous vivons toujours une magnifique histoire d'amour. Nous nous écrivons moins, car nous détestons nous séparer... Mais nous nous délectons encore de l'ouverture du courrier, nous lisons l'un sur l'épaule de l'autre les mots qui, à leur tour, vont nous émouvoir... Et lorsque je me lance dans des romans, des nouvelles, des poèmes, un article pour l'APA... n'est-ce pas un peu comme si je lui envoyais une lettre ?

 

 

- Le biographique au bachot

Emilie, Charlotte, Jérôme, Vanessa : seize de mes élèves ont obtenu de 15 à 19 au bacalauréat de français, cette année. Pareils scores doivent beaucoup au biographique !
En effet, grâce au programme national, je me régale, et mes lycéens partagent ce plaisir ! Quelle bonne surprise, pour l'épreuve écrite : c'est justement cet "objet d'études", qui était soumis à leur sagacité, avec, habile support, un extrait de Pierre Loti... Sujet passionnant pour eux, qui avaient exploré, avec beaucoup d'intérêt, les versants littéraires, picturaux, cinématographiques, toutes les déclinaisons de la question !
L'an dernier, nous expérimentions ces nouvelles directives, et j'avais déjà proposé à mes élèves de première, parallèlement à un cours plus construit, - sur Romain Gary -, qu'ils conduisent, de leur côté, un projet, personnel, ne regardant qu'eux. Je m'engageais à ne pas le lire, ni à le noter. En revanche, qu'ils réfléchissent à leur démarche... J'avais lancé des pistes, - journaux, biographie, albums commentés, autobiographie d'un épisode marquant de leur existence, correspondance, y compris par mail... la liste n'était pas close. En mai, un contrôle effectué en classe, m'a permis de constater qu'ils avaient bien pensé leur pratique... L'archiviste que je suis en a photocopié des passages : "Après, je me suis sentie soulagée et fière car j'avais non seulement pu écrire sur les faits actuels mais aussi, (...) "les souvenirs en appellent d'autres", j'ai raconté des anecdotes de mon enfance prenant un peu exemple sur d'autres oeuvres." (Mathilde)

"Lorsqu'on écrit il y a la crainte d'être lu, il faut se libérer de cette crainte (...). Les satisfactions d'un travail comme celui-ci c'est qu'il y a une évolution. Au début on raconte sa journée à l'autre, ses ennuis, ses problèmes... puis, petit à petit on finit par faire une analyse de soi, par comprendre pourquoi on a réagi de telle ou telle façon (...) L'écriture est une forme de psychologie." (Caroline)
Pudeur et sincérité de Benoît : "(...) Alors que je suis, il faut le dire, très peu bavard, j'arrivais à exprimer (...) tous les sentiments, sans qu'aucune honte, ou gêne ne s'empare de moi. Mes sentiments affectifs envers telle ou telle personne ne sortent toujours pas de ma bouche, mais à l'heure actuelle ils sont écrits sur un morceau de papier et cela soulage quelque peu."

William s'est posé de réelles questions méthodologiques, stylistiques : "J'avais un trou de six ans. J'ai donc pensé à éluder cette partie de sa vie. Néanmoins je me suis ravisé car (...) j'ai pensé que l'un de ses anciens camarades encore vivant pourrait m'aider (...) Alors je pus commencer à écrire, ce qui posa un nouveau problème, certes moins important que le premier. Devais-je écrire à la première ou à la troisième personne du singulier ? J'ai décidé d'écrire à la troisième personne car je ne voulais pas m'assimiler à mon grand-père lorsque j'écrirais sa biographie. (...) Je pensais connaître mon grand-père mais je me trompais. Déjà je l'admirais mais grâce à ce travail, j'ai pu le comprendre et découvrir sa vie et sa vraie personnalité. De plus c'est une très grande satisfaction d'avoir réussi à réunir autant d'informations sur lui (...). Maintenant je me dis que cet homme ne sera jamais oublié grâce à sa biographie. Son souvenir est gravé dans mon coeur et maintenant il est gravé sur du papier, marque éternelle." Chloé, qui a depuis déposé son dossier à l'APA, - n°1808 -, ( un exemplaire a été confié au CDI de l'établissement), analysait certaines difficultés : "Enfin le travail le plus difficile a été la réécriture car, tout en gardant l'esprit de ma mamie, l'authenticité de ses souvenirs et son expression et son humour bien à elle, il faut retravailler le texte pour qu'il soit compréhensible par une personne ne connaissant pas la famille. (...)" Elle se réjouit de "l'admiration et l'impatience de (s)es proches, qui attendent tous la fin de l'"oeuvre" pour la lire, mais surtout, le sentiment du plaisir que prend (s)a grand-mère à se remémorer sa jeunesse, et parfois l'émotion que cela lui procure. "
Rémy, quant à lui, affirme, à propos de ce "devoir intime et familial ": "(...) je me suis prouvé que je pouvais le faire. Ce devoir obligé, m'a permis de découvrir une autre de mes capacités, du moins un autre de mes plaisirs : écrire. Cet exercice qui au début me paraissait corvée, me réjouit aujourd'hui et je projette de continuer.
Et enfin, j'ai aussi appris sur ma famille, sur cette époque merveilleuse : j'ai fait du français, mais aussi de l'histoire, de la géographie et de la généalogie. (...)"

Cette année, j'ai étudié l'extraordinaire roman de Bober, Quoi de neuf sur la guerre?. L'écrivain est venu rencontrer les élèves, a démêlé la part de vécu, dans cette re-création d'un monde... Nous sommes en outre allés voir à Lyon Juvenilia, l'exposition organisée par Michel Vannet . Occasion d'inaugurer un cahier de classe, assorti, en juin, d'un cadeau pour le professeur : des feuillets, assemblés spontanément au fil des mois par les premières, mettant chacun à contribution, parlant d'eux, de leur vie... Patrick, mon mari, peintre et sculpteur, est enfin intervenu à leurs côtés, quatre heures, avec de l'encre de Chine, des pastels, de l'acrylique, du crayon, des feutres : ils ont exprimé à leur manière leur rapport au biographique. Souvent ce sont des autoportraits, ou des collages émouvants, qu'ils ont réalisés, puis exposés.
Dire que la notion de pacte est parfaitement intégrée ? Evidemment !
Je rentre des oraux. "Quel est l'objet d'études que tu as préféré ?": les 70 candidats que j'ai interrogés, sans exception, ont répondu "le biographique". Simple hasard ? Ils présentaient des textes très variés, de Montaigne à Primo Levi... Pas un qui soit resté indifférent face à ces préoccupations tellement humaines...
Je n'avais pas attendu qu'elles soient au programme pour les aborder : je retrouve des pages que mes élèves avaient rédigées, touchantes, pour se définir, dépeindre l'un de leurs camarades. Comme Marlène, il y a cinq ans : "(...) beaucoup pensent que je suis sûre de moi, alors qu'en réalité, je feins de l'être. C'est un jeu qui semble fonctionner à merveille, qui se résumerait par "être ou ne pas être" ou plutôt par "l'être et le paraître". En fait, personne ne me comprend vraiment, même moi, je me surprends chaque jour davantage. J'ai peut-être l'air forte extérieurement, mais en moi cela mugit. Je tremble intérieurement par peur de décevoir ceux que je côtoie, par crainte de les perdre."
Oui, déjà autrefois, je creusais ces thèmes essentiels. Mais disons que désormais, le champ est plus large... Sans l'APA et Philippe Lejeune, ces instructions ne seraient pas offertes à ces générations entières de lycéens, préparés dès le collège, car en 3e, le biographique fait également partie du programme ! Or, ce qui est bien, Rémy le souligne, c'est que cela : "enrichi(t) énormément, et pas uniquement au point de vue scolaire."