Baphomet, Sorgues et alphabet est une nouvelle templière s'inscrivant dans un collectif, publié par les éditions Rafael de Surtis et Editinter, en 2004. Tiré à 500 exemplaires :
Templiers : les yeux du Baphomet
Baphomet, Sorgues et alphabet... Cardabelle, ainsi nommait-on les chardons étoilés qui poussaient là-haut, sur le causse. De cette plante entre nous fétiche, je ne percevais soudain que la spécificité épineuse.
Notre rencontre, à Saint-Felix de Sorgues, dans l'Aveyron, en ce 13 octobre, m'avait d'abord fait penser à René Char. La différence tenait dans le "s" final du toponyme. La rivière m'enchâssait, m'envoûtait, sans que la poésie ne fût ici la même. Fureur des vers libres, plus que poèmes en prose... Ce beau ténébreux, au regard oriental, se faisait appeler Baphomet. Je n'y vis la moindre référence, ni littéraire, ni historique. L'ordre du Temple ne me disait rien. Naïve, innocente : dans ma vie quotidienne, je n'étais ni militaire, ni religieuse. Simplement amoureuse, et ce Baphomet-là pétillait. Dans ses yeux s'engouffraient mes espoirs, mes désirs. Alchimie de l'inclination. Je palpitais, et lui pareillement. Chevaleresque, il m'offrait le monde dans une caresse.
Aussi n'y entendis-je goutte, surprise, blessée, lorsque les voisins, affolés, m'alertèrent. Disparu ? Il avait tout bonnement pris la poudre d'escampette, m'illusionnai-je, alors que le voyage était bien plus définitif. Suicide préparé de longue date ou assassinat ? Son journal ne me parvint par la poste que le lendemain du jour où l'on retrouva son corps, gonflé par les flots tumultueux, à flanc de rocs, dans la sécheresse de ce paysage qui me réconfortait tant, d'habitude. La pierre brute, à nu, me devint intolérable.
Cahier intime, certes. En témoignaient les entrées. Mais avant que j'en perçasse le sens... que de mois ! Le temps d'éprouver mon deuil. Comme si l'on pouvait jamais parvenir à enterrer si effroyable abandon. Douleurs, malheur... La couverture, blanche, frappée d'une croix carminée, était épaisse, chevauchée en son centre par de riches soies brodées, lesquelles représentaient distinctement un chariot, dont le contenu m'échappait. L'écriture demeurait particulièrement mystérieuse. Magie des traits, des lignes. Une esthétique supérieurement équilibrée, combinant, confondant, triangles et constellations. Je méconnaissais la clef de ces codes.
Baphomet m'avait quittée, la mort il avait préférée. Il m'avait tracé la voie, pourtant, puisqu'il me confiait ce trésor, cet amalgame de feuillets, habillés minutieusement de son ésotérique alpha et oméga. J'avais joué, enfant, fascinée. Inoffensives pratiques, apparemment occultes. Candides imitations des aventures du clan des sept, du club des cinq. Le citron permettait d'inventer des caractères invisibles. Je m'appliquais à suivre certaine discipline, conventions quant aux couleurs ; mes chaussettes rouges indiquaient un danger, à condition qu'elles fussent remontées à mi-mollets. Nous intercalions les lettres. Rien à voir avec cette cryptographie ancestrale, ces codifications et systèmes, graves.
J'occupai les années qui devaient me rester à séjourner dans cette étroite vallée à tout entreprendre afin de déchiffrer cette missive d'outre-tombe. L'alphabet de Baphomet ne m'avait point été livré. J'errai dans les splendides villages médiévaux. Les Templiers, installés sur le Larzac dès le milieu du XIIe siècle, en fondant la Commanderie de Sainte-Eulalie de Cernon, avaient étendu leurs pouvoirs jusqu'à ces lieux : il me semblait qu'ils contenaient quelque immémorial secret. Car avant sa disparition, mon compagnon m'y avait conduite, de même qu'à La Cavalerie.
Au départ, je déambulais, désemparée, son carnet personnel à la main. Puis je le laissai à la maison, ayant inscrit dans ma tête chaque détail du graphisme pour moi toujours abstrait. Peu importaient quels étaient les desseins de pareils délinéaments, ces ténébreuses mentions s'étaient tatouées dans ma chair. À Saint-Jean d'Alcas, les fortifications répondaient à mon coeur, entre quatre tours d'angle, enserré... Les deux rues parallèles me rappelaient ce couple, que nous avions formé. De petites constructions, aux toits de lauzes, quasi-identiques, se faisaient face. J'avais cru qu'il en était de même pour nous deux. Baphomet ne m'avait rien révélé de son projet. Ne m'avait-il rencontrée que pour m'offrir ce texte crypté ? Je compulsais le parchemin jauni, n'y comprenant goutte. La moindre piste m'eût été précieuse. Hélas, je ne parvenais à sortir de ce sibyllin labyrinthe. Le fil d'Ariane, toutefois, devait provenir de ces déambulations solitaires. Je l'ignorais encore.
Réponse ésotérique. Lorsque je me décidai à interroger le Grand Internet de l'Ordre, que l'on s'imaginât mon désespoir ! Après avoir tapé scrupuleusement "Templiers", sur un moteur de recherches à l'efficacité déjà à maintes reprises prouvée, les sites se mirent à défiler : à l'hostellerie Hugues de Payns répondait le restaurant Philippe de Naplouse... Jusqu'à une boîte de nuit, horreur, baptisée Jacques de Molay. Méandres inextricables : je me sentais fragile, nullement prête à affronter le minotaure.
C'est de l'atmosphère régionale, néanmoins, que viendraient les réponses. Je retournai à Sainte-Eulalie. L'on affirmait de cette commanderie médiévale qu'elle était préservée ; j'étais en quête du retentissement de la vie d'alors. La charmante place, dont la fontaine de jouvence me renvoya mon visage fripé, ne me réconcilia point avec l'existence. Je vagabondai, dans les ruelles étroites, encadrées par les remparts solidement fortifiés. Les donjons érigés par les chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem évoquaient en moi une réminiscence lointaine. Bien sûr, Baphomet avait ri, lorsqu'un soir de bal, pour la fête votive, nous avions dansé là. Que m'avait-il chuchoté à l'oreille ? Si seulement je m'en étais souvenu... Un peu comme cet aveu, qu'il m'avait tendrement susurré, quand, sur le plateau, près de la tour du Viala du Pas de Jaux, élevée au XVe siècle, il avait plaisanté, "Moi, bâtisseur éternel, cette architecture j'ai créée !" J'avais souri. Il avait renchéri, déclamé avec emphase : "Il s'agissait de protéger les habitants. C'est pour cette raison que je l'ai située ici, juste à côté des édifices des chevaliers."
Je l'écoutais d'une oreille distraite. Mon père, érudit local, avait rédigé une somme encyclopédique, sur le sujet, à Cordes sur Ciel. Cependant les archives familiales avaient été livrées à mon frère, lequel, de déménagement en changement de pays, avait oublié l'ensemble au fond d'une malle, dans l'un de ses greniers. Peut-être me racontait-il cela pour ne pas m'avouer qu'il avait tout jeté, au cours de sa psychanalyse, dans sa période de rébellion, de refus et d'insoumission. J'étais orpheline de ces documents, et veuve de Baphomet, lequel m'avait certes légué ce qui de lui était le plus privé. Qui donc pourrait m'aider à en débrouiller les méandres et prodigieuses mentions ? Ni pleins, ni déliés, uniquement des droites, des angles, aux orientations diverses...
La mystique des nombres avait son importance, dans l'imaginaire de mon prince : nos conversations l'avaient montré. Mais souvent, rompant brutalement l'élan de sa démonstration, il s'arrêtait net. Je ne dus qu'au hasard, finalement, le fait que la bague dont j'avais hérité de lui, avec le fameux carnet, fût portée ce jour-là. Stéganographie et substitution... Je rôdais à la Couvertoirade, dans la touffeur d'un août orageux. Cet étrange bijou figurait d'insondables armoiries, et je l'avais glissé à mon index en mémoire de Baphomet, lequel l'avait délogé de son annulaire pour m'en faire présent. Probablement avait-il prévu que je le gardasse. Seuls les dignitaires le possédaient. Je ne l'étais encore pas.
Guillaume de Nogaret en reconnut la baroque joaillerie. Il me héla. M'offrit de partager avec lui quelque rafraîchissement. En chemin, nous nous heurtâmes fortuitement à un vestige, surgissant subrepticement du sol desséché. Semblable à une tenaille anormalement rouillée. Les oxydations se mêlaient à la poussière du calcaire. Il repoussa du pied l'objet que j'avais déterré, fronçant les sourcils, au moment où je remémorai en plaisantant les tortures de l'Inquisition. Je le ramassai, le fourrant machinalement dans ma poche, me demandant comment cette sorte de pince avait pu aboutir là.
Mon interlocuteur, intuitivement, soupçonna combien j'étais ignorante, quoiqu'en possession d'un immense secret. Il évoqua pour moi la doctrine selon laquelle, dès l'ancienne Égypte, le nombre s'était avéré principe de l'être, sur les plans divin, naturel et humain. Lui qui suivait les pas des Templiers, à l'université européenne, pour sa thèse d'histoire de l'art, ne manqua pas de m'informer du poids du chiffre "trois" dans les croyances de ces derniers.
Le grimoire était en réalité constitué de trois masses de feuillets. Ces derniers se subdivisaient en, carré patent, neuf entrées. Impénétrables. Trois fois Baphomet m'avait conduite de village en village, sur les traces de ces ancêtres que je me découvrais. Il m'avait fait expérimenter, sans que je le susse, les rites de la réception officielle, ainsi que ceux de l'admission clandestine. Il m'avait extirpé un triple reniement, vis-à-vis du monde, et un triple crachat sur certaines valeurs autrefois miennes. Fidèle à ce symbolisme, Baphomet avait trouvé la mort le troisième jour du neuvième mois... Quant à l'année, vous la connaissez comme moi !
" - Le triangle, tellement identifiable sur le chaton plat de cette chevalière somptueuse...", car Guillaume de Nogaret continuait de m'initier, tout en scrutant mes doigts, que je pétrissais nerveusement, n'était-il point flagrant qu'il reparaissait dans de nombreux schémas laissés par les adeptes de l'ordre du Temple ? Je ne voyais pas où il souhaitait me conduire. Ces côtés de longueur identique, d'une figure géométrique équilatérale, n'était-ce pas ce signe que l'on distinguait dans ces bâtiments, construits par eux ? D'étoiles en branches, brusquement, je repensai aux inscriptions, dans ce texte dont j'avais hérité.
Le sens en deviendrait-il plus clair ? Ô combien ingénue, je m'épanchai auprès de celui qui m'apportait, - sans le savoir, estimais-je - , sa généreuse aide. Il accepta de m'accompagner, après de feintes hésitations, à Saint-Felix, où j'habitais toujours, par fidélité à cette rencontre nôtre, entre Baphomet et moi-même. Le sieur de Nogaret me proposa, avant que nous n'ouvrissions les cahiers, plusieurs hypothèses. Il me décrivit longuement la brûlante chute des Templiers, la disparition du Trésor, matériel, ou spirituel, qu'assurément, ils avaient dû abandonner. Il insistait afin que je lui confiasse les précieux feuillets...
Mon cerveau se mit à palpiter. Ne s'agissait-il pas, justement, de ce message, mythique, volatilisé ? Ne s'était-il pas transmis, de génération en génération, pour venir jusqu'à moi ? Si tel était le cas, la révélation qu'il contenait, je la supposais. Ce ne pouvait être que : la poésie, exclusivement, valait la peine de vivre. La Sorgue m'enchâssait...
Et l'amour. Aux hommes de se redresser. D'apprendre à limiter pulsions et abjections ! Exterminations, mauvaises intentions... Abominations ! "Introduis-toi, vaillant paladin, sur le site des Templiers..." avais-je lu sur Internet. Maintenant, Nogaret, grimaçant, me regardait curieusement. Il préférait d'autres interprétations aux miennes. Celui qui se disait Baphomet m'avait déverrouillé la porte donnant sur le rêve. Tant et tant de possibles... Tant de fenêtres, à ouvrir, sur quels paysages ? Des haïkus, certainement. Il n'était pas bavard... Instantanés de vie, non préceptes et directives ! Sagesse, élévation, épanouissement personnel. Loyauté. Bravoure. Équilibre.
Tolérance.
Fuyant, d'ombre, mon adversaire refusait ces reflets polychromes, ces mouvements incessants que je concevais, nécessairement constructifs, dans ces notes cabalistiques. Chacun, sans doute, depuis longtemps, avait de la sorte voulu faire signifier au Texte Suprême ce qu'il avait souhaité qu'il dît !
Apparaissant fondamentalement odieux, l'affreux fourbe m'arracha le cahier. Nous nous battîmes, sauvagement. Je m'étonnai, rétrospectivement, de ces mots qui de ma bouche s'échappèrent, impulsivement, sans que j'en comprisse le sens, sur le moment : " - Toi, Guillaume de Nogaret, traître à la foi donnée, je t'assigne au tribunal des Hommes ! à quarante jours, ou pire, dans l'année." Le félon ne prêta la moindre attention à cette malédiction, trop occupé à me vaincre. Il força le carnet, résolu à le décoder, afin d'aller au bout de quelles croisades ? Espérait-il obtenir la maîtrise de la planète ? Je l'interceptai, menaçant ce brigand avec l'outil rouillé que j'avais conservé.
De ma chevalière aux leçons des nombres, lumineuses clefs, soudain. Hallucinations ? J'eus le temps de déchiffrer PAIX, en majuscules, capitales... Pleine page. Comment n'avais-je pu déchirer le voile plus tôt ? Évidence limpide.
La brute, souple et solide démon, me reprit avec férocité les feuillets. Ils s'étaient effacés. Croyez-moi, amis de l'insolite ! Les signes ne laissaient plus rien deviner de leur insondable secret, qu'ils continuaient, des siècles après, à protéger.
Le vendredi 24 septembre 2004 : 'Baphomet, Sorgues et alphabet', - paru dans le collectif Templiers : les yeux du Baphomet, Éditions Rafael de Surtis/Editinter, été 2004 -, est paru sur le site Pleut-il dans sa version électronique... http://pleutil.net/auteurs/annepoire Récital proposé par Olivier Faes en 2006 : Tours, salle Jean de Ockeghem