La Beauté ou Les fâtidiboles du pâpiche...

 

est une nouvelle, parue dans la revue, De l'autre côté du mur... En voici l'intégralité...

 

Des heures durant, je dévorais ces feuillets jaunis, cornés, presque rendus à leur poussière originelle, pour avoir été lus et relus par maintes générations successives.
J'échappais ainsi, croyais-je, à la réalité.
Langues fourchues, regards précieux, excroissances, signes d'abondance ou de soumission tout était bon pour me séduire.

Seulement, un jour gris et sordide, j'appris que mon aïeul, celui dont justement j'avais hérité ce bel ouvrage s'était mystérieusement volatilisé, transformé en chimère, devenu un autre lui-même, singulièrement ne laissant de lui que sept fois treize flaques d'eau salée, ruisselant des yeux d'émeraude de son épouse éplorée

Je décidai de me porter à sa recherche, ses traces ayant la propriété de me fasciner

D'abord j'entrai plus vivement au coeur de ce tome broché tant de fois déjà attentivement consulté.

Les fâtidiboles du pâpiche, il s'appelait.

J'y rencontrai des monstres allégoriques, symboliques, exotiques, extrêmement typés ou bien moins caractéristiques, de gigantesques ombres à bras de cauchemar, et j'éprouvai devant eux des frissons originaux, remarquables.
Il y avait le diable, les farces des Hommes, confuses, et, - magma des superstitions -, le Graouilly.

Grotesques silhouettes fantasques, aux extravagantes difformités, non pas d'ornement, mais d'anticonformisme voulu dragons, guivres, hydres, tarasques, figures de fantaisie curieusement mythologiques, aux conformations des plus surprenantes, additions de parties disparates et antithétiques parfois, comme je vous contemplais !

Le père de mes pères m'appelait à ses côtés, je le sentais qui s'agitait.

L'on considéra que j'étais fou, quand j'entrepris de me jeter dans la Garonne, afin de suivre une piste qui me semblait certaine : ondin aux dispositions fort rares, mon ancêtre était reparti, j'en étais persuadé, en des contrées plus favorables à ses talents Non pas céleste mais aquatique dieu, il avait décidé de rejoindre les limons et alluvions fertiles en nixes et sirènes de ces sphères amphibies, aux amphores spirituelles chargées de trésors

Le texte au titre énigmatique, néologisant, -Les fâtidiboles du pâpiche -, me faisait frémir et la disparition de mon ascendant, qui n'avait point suffisamment inquiété les membres de ma famille, avait tout pour attiser en moi les braises de la curiosité

L'on ne me permit guère d'explorer les mille et un contours de ces univers aux caractères étonnants !
Les médecins m'attachèrent.
Me piquèrent.

Cherchèrent à m'administrer des somnifères, narcotiques, anxiolytiques

C'est à l'hôpital que je dressai le constat de bizarreries pleinement impressionnantes : chaque être révélait en ces lieux sa singularité, plus extraordinairement qu'il ne l'eût fait en la vie civile

A la grisaille extérieure, ces excentricités répondaient par leurs lumières et leurs métamorphoses.
Je n'avais point à l'époque conscience de la distorsion grandissante entre ma façon de vivre et le reste de l'humanité. Seul comptait le livre des livres, mes très chères Fâtidiboles du pâpiche, dont l'originalité avait à jamais marqué mon existence. Et celle de mon cher aïeul, apparemment.

Heureusement, j'avais bien camouflé ce chef d'oeuvre de la connaissance !
Cet incunable se trouvait à l'abri, lorsque l'on fit de moi un dément aliéné et irresponsable. Le parchemin aurait été lacéré, ou dérobé, par quelque charlatan se croyant guérisseur, dans sa blouse blanchie par la tyrannie, si je les avais autorisés à en approcher

Qu'était-il réellement advenu de l'époux de grand-maman ?

C'est ce qu'il me fallait résoudre. Je m'y attelai avec l'énergie de l'espoir, une force qui ne m'appartenait plus me poussant à aller de l'avant, chaque fois plus loin, toujours plus fortement

Les thérapeutes n'en convenaient nullement. C'était leur problème : ce qui était sûr, c'est que j'avançais sur la bonne voie
A vrai dire, je ne leur racontai pas tout Ils ne pouvaient accéder à ces élévations du sens qui leur échappait

L'on m'hospitalisa donc. Je découvris des êtres au regard de miroir et à l'écoute des murs. La plupart restaient définitivement de l'autre côté ; des rayonnements les cernaient et des auréoles voilées, quasiment indécelables, les embellissaient.

Gargouilles sculptées dans la chair, les patients grimaçaient pour se protéger, révélant de confidentielles philosophies, cryptées, à moi seul perceptibles

J'étais l'unique dépositaire de ce secret : ils étaient beaux, ils étaient forts, ces doubles de moi-même qui riaient et hurlaient, attachés, majoritairement, ou bien drogués bien malgré eux Messagers de l'Etrange, ils détenaient des clefs que personne, à part eux, n'aurait pu manipuler, déverrouiller

Par l'observation méticuleuse, l'examen attentif de ces majestueux monarques de nos territoires terrestres, souterrains, marins et célestes, je m'enrichis.

Mes congénères me nourrissaient, vitamines de mon esprit, substances dont les dysfonctionnements camouflaient simplement des emprunts aux merveilles des merveilles.

J'appris beaucoup en leur compagnie.
Je jouissais d'un spectacle exceptionnel.

Aux portes du chaos, une harmonie primitive se dégageait de ces créatures, grimoires inintelligibles au galimatias babélique ! Cette communauté était régie par une organisation difficilement explicable, pour ceux de l'extérieur, mais dont je pressentais l'intense valeureuse noblesse

Les psychiatres n'y comprenaient rien. Je ne les voyais point. Seuls importaient mes semblables, plus proches que des frères.

Toutefois des souvenirs d'avant, - un autrefois flou -, venaient bouleverser cette quiétude.
J'avais alors le souhait de recouvrer ce qu'ailleurs j'avais pu nommer liberté.

Mes compagnons ne souhaitaient nullement s'affranchir.

Ils hochaient la tête, quand je leur parlais de réclusion, de détention, invoquant 1789, la Bastille et les pires chaînes, galères de forçats, chiourmes inexcusables

Préjugés que tout cela

Eux seuls savaient.

Ils étaient la Beauté altière, la souveraine Grandeur.
La Candeur.
Ils n'avaient besoin de personne. Leurs yeux illuminés brillaient d'éclats trompeurs.

Je cherchais ce que j'avais déjà trouvé, et pauvre de moi je l'ignorais encore 

Je n'acceptai les médications imposées par d'anonymes blouses blanches que pour mieux lutter contre l'ennemi, le corps infirmier tout entier. C'est ainsi que j'obtins mon passeport pour l'Ailleurs qui me faisait tant défaut

L'on me laissa sortir finalement.

Certes.

Une fois hors de l'enceinte, je donnai libre cours à ma joie tout entière. Le monde m'appartenait, croyais-je.

Hélas, rapidement la déception, - cruelle ! -, me brisa.
Qui dira jamais ma déconvenue, l'étendue du désappointement qui fut le mien. Mon désenchantement n'était à nul autre pareil.
Ô sinistres, chimériques et vaines illusions !

Je n'étais plus entouré que de monstres à visage de banalité, à sourire transparent. Les humains hors des grilles n'avaient nulle généreuse étrangeté à me faire partager. Platitudes, normes homologuées, réglementées, bornées et confinées Mortels à la laideur si commune

Infortuné moi-même, où donc étaient passées mes Fâtidiboles du pâpiche ?

Je grattai la terre, je m'épuisai à pêcher au fond des mers la cassette contenant mon trésor le plus irremplaçable, qu'il était de mon devoir de récupérer.

Extirpée de sa cachette, ma Bible si tant bénie avait les pages rongées par l'humidité, décolorées par le temps. Je les compulsai fiévreusement examinant d'un oeil neuf chacun des épisodes cabalistiques proposés par l'anonyme auteur et ses illustrations au génie si précis. Les phrases autrefois incompréhensibles, magiques, devenaient limpides et faciles, ouvraient brutalement devant moi des sentiers parfaitement clairs.

Magnétisme des charmes très sensés.

Chaque cliché, car c'était bien de photos qu'il s'agissait, derrière les gravures et les dessins à l'encre, chaque plan subliminal, me ramenait à l'asile. Car c'était là, et là-bas uniquement, que je pourrais m'imprégner de ces visages grandioses. Les retrouver.

Il y était sans doute, lui aussi
Mon cher grand-père

Vite, il fallait que l'on me réintégrât au plus tôt


pour la revue De l'autre côté du mur, de Martine Lamy
Étrangetés terrestres et océaniques mars 1999

 

 

Pour retrouver les oeuves de Patrick Guallino,

l'illustrateur préféré d'Anne Poiré,

également peintre, sculpteur,

rendez-vous directement sur son site :

http://perso.wanadoo.fr/art.guallino/