- Cher écran

 

- "Cher écran..." Journal personnel, ordinateur, Internet, de Philippe Lejeune ( Editions du Seuil, coll. La couleur de la vie).

Faut-il présenter Philippe Lejeune ? Membre de l'Institut universitaire de France, enseignant à Paris-Nord, critique littéraire, cofondateur de l'Association pour l'autobiographie... il propose dans cet ouvrage paru en octobre 2000 les résultats d'une enquête sur la pratique du journal personnel sur ordinateur, - à laquelle Anne Poiré, notamment, a répondu : il la cite à partir de la page 149. Il publie des extraits de journaux "en ligne", d'autres lettres, réponses à l'enquête, et élabore une réflexion passionnante sur les nouveaux médias, en une méditation sur le moi. qui se dévore, d'une gourmande bouchée, parce que ce texte aux multiples premières personnes est limpide, drôle, émouvant, vivant, pittoresque, précis, poétique... D'une variété, d'une justesse, extraordinaires !

Pour en savoir plus ? http://worldserver.oleane.com/autopact/Cher-Ècran.html

Le texte d'Anne Poiré... ? Le voici

page 149, chapitre 21

 

" Je suis toujours friande de cahiers...

J'ai abordé le 97e

sans envisager de passer à l'ordinateur... "

 

Anne Guallino-Poiré

 

J'ai toujours écrit : à neuf ans mes premiers poèmes, à dix le premier roman, et puis en vrac, un peu tout.
Jusqu'au journal intime, démarré très tardivement, vers vingt-deux ans peut-être. Je vais en avoir trente-trois bientôt.

Bien sûr, quand j'étais enfant, pas d'ordinateur à proximité.
J'avais des cahiers. Je m'en faisais rapporter de voyages par mes camarades de classe qui allaient en Italie, en Israël, en Allemagne...
Adulte, je faisais toujours emplette de petits cahiers, 96 pages, le plus souvent.

Et puis en 1994 mon mari m'a convaincue d'acheter un Macintosh, pour moi. Je n'étais pas du tout résolue à le suivre dans son initiative, persuadée que ce serait compliqué, pas à mon niveau castrateur aussi, par rapport à l'écriture.

Depuis que l'ordinateur est entré dans ma vie, l'écriture a encore gagné.
En intensité, en quantité aussi.

Moi qui ne corrigeais jamais mes textes, ou si peu, trouvant déjà extraordinaire le seul premier jet, non retravaillé... je me suis soudain aperçue que c'était peut-être par paresse que je ne me relisais pas trop, avant. L'idée de réécrire le poème ou le chapitre, à la main, ou plus laborieux encore, à la machine, avec les horribles et constantes fautes de frappe c'était trop décourageant pour que j'envisage de reprendre mes écrits. Aussi avais-je pour philosophie de laisser les mots s'installer vite sur la page, et de façon quasi définitive.

Depuis, je lis, je relis, je truffe les textes.
Je corrige énormément.

Ainsi, à partir d'une simple nouvelle peut naître un roman, car une phrase devient facilement un paragraphe, un mot se substitue à un autre, et à partir de ce dernier une chaîne étonnante de changements se met en place... Un long poème peut se transformer en haïku... J'utilise le fameux copier/ coller pour déplacer, rapprocher, éloigner. Je cherche les répétitions grâce à la fonction "Recherche/remplacement"...
Le texte ainsi tapé a d'ailleurs un aspect fini, net, lisible, qui me permet des relectures attentives, consacrées au sens, et non à la recherche de broutilles, comme je le faisais autrefois.

En même temps, et paradoxalement, j'ai besoin de sortir parfois, sur l'imprimante, - arrivée à un certain moment de l'écriture -, un chapitre, ou la totalité du roman, dans son stade intermédiaire.
Je relis alors sur papier, je vois soudain des énormités invisibles sur l'écran, les mots se disposent autrement, et je corrige alors encore, beaucoup, je modifie sans hésiter, puis je retourne à l'ordinateur, et ce plusieurs fois.
C'est de ce va-et-vient entre la feuille et l'écran que mes corrections sont les plus percutantes, me semble-t-il.

L'écriture manuscrite a donc disparu quasi totalement de ma création mais joue encore un rôle, non pas pour le premier jet, mais au moment des modifications, ajouts et suppressions.

Lorsque mon Mac est tombé en panne, il y a un an ou deux, j'ai très mal vécu le moment de la réparation. Le retour au cahier m'a semblé peu intéressant, et d'ailleurs rien n'est sorti vraiment de ces quelques semaines d'attente.

Il me semble que mes textes se sont nettement enrichis des possibilités offertes par l'ordinateur.
D'ailleurs, en parallèle de la fonction "traitement de texte" (j'utilise un logiciel basique, Mac write II), j'ai découvert la volupté absolue depuis que j'ai acheté un lecteur de CD Rom.
Mon CD quasi-unique, c'est le Petit Robert , d'une richesse inépuisable, et je crois que vraiment je ne pourrais plus m'en passer. Rien à voir avec une manipulation "papier". L'écriture manuscrite, en ce qui me concerne, était forcément plus pauvre, plus lente, plus restreinte, que celle qui passe par l'ordinateur, avec lequel je peux jouer des synonymes, des antonymes, des périphrases, ajouts qui ne sont plus du tout fastidieux.
Les coupures aussi sont devenues aisées !

On peut garder, jeter, coller, transformer tellement simplement

Ecrire était déjà un plaisir avant.
Mais je crois que le traitement de texte m'a permis d'aller plus loin. D'oser prendre le temps de relire cinquante fois, cent fois un texte court, ou long, pour le modifier, le rectifier, l'améliorer, l'empirer pourquoi pas, revenir à autre chose, sans cesse... Le risque, bien sûr, c'est de ne jamais s'arrêter, à ce petit jeu-là !

Ce qui est plaisant et utile, aussi, avec le traitement de texte, c'est le fait de pouvoir changer la disposition, la présentation. C'est fou comme les mots respirent différemment selon que les interlignes sont serrés ou non, en fonction de la typographie adoptée, si les caractères sont en douze ou en dix... Les alinéas, les blocs massifs... Chaque changement dans les blancs du texte permet de relire autrement, me semble-t-il, le manuscrit en cours. Du coup, le traitement de texte m'incite à travailler beaucoup plus qu'autrefois chaque paragraphe élaboré. Chaque parcelle d'écriture.

Quant au journal intime, un peu délaissé en ce moment, - mais sans doute n'est-ce que du temporaire -, curieusement il n'est pas entré dans la mémoire de mon ordinateur !
Je suis toujours friande de cahiers, pour mon petit moi personnel. Peut-être l'idée d'une intimité autre. J'ai abordé le 97e sans envisager de passer à l'ordinateur.
Parce qu'il faut faire la démarche d'allumer le Mac, parce que quelqu'un d'autre pourrait lire ce qui se trouve dans le cerveau de l'ordinateur. Un cahier aussi, je sais, c'est absurde. Il n'y a peut-être pas d'analyse à en tirer, ou vous-même le ferez...

Ce qui est sûr, c'est que j'ai toujours un cahier entamé pour le quotidien vécu, et dans le même temps, un dossier ouvert dans mon Mac pour la création. Ou plutôt plusieurs !

Et l'inverse n'est pas vrai.

Je dois préciser aussi que j'écris très vite ( et très mal) à la main, et que de ce fait, je craignais que le passage au traitement de texte ne me ralentisse. Aussi ai-je commencé par apprendre la dactylo de base, avant de me lancer dans une utilisation quotidienne de mon ordinateur. De sorte qu'aujourd'hui je pense taper au moins aussi vite que ce que je peux rédiger à la main, ce qui ajoute au plaisir d'utiliser mon Mac. C'est un peu comme si je pouvais écrire au rythme de la pensée, bercée par le tapotis des touches effleurées par tous mes doigts.
La petite musique de Vinteuil de la fin du XXe siècle ! ! !

Je suis ravie que l'Homme ait été capable d'inventer un outil aussi performant, propre à aider réellement les écrivains. Pour moi, le traitement de texte a tous les avantages de l'ancienne machine à écrire, sans ses inconvénients.
C'est bien mieux qu'écrire à la main, car cela incite à se dépasser.
Et en plus, ainsi, tout le monde peut relire de tels écrits, ce qui n'est pas toujours le cas de l'écriture manuscrite !

Je suppose qu'il n'y a là rien de bien original, mais je me réjouis trop, chaque jour, de cette invention qui a amélioré mon rapport à l'écriture, pour ne pas avoir eu envie d'en témoigner auprès de vous.


 

Pour retrouver les oeuves de Patrick Guallino,

l'illustrateur préféré d'Anne Poiré,

également peintre, sculpteur,

rendez-vous directement sur son site :

http://perso.wanadoo.fr/art.guallino/