- Delgadez, de couleurs et de formes

 

est un roman encore inédit, retraçant les origines d'un artiste, Delgadez, peintre et sculpteur, marqué par la maladie, enfant. D'initations en étapes essentielles, se constitue une personnalité ; un créateur voit le jour.

Voici le début de ce roman datant de 2004.

Si vous souhaitez en lire davantage, n'hésitez pas à me contacter...

 

Près d'un demi-siècle plus tard, dans les années 1990, expressionniste dans son oeuvre, Delgadez utilise des seringues, qu'il emplit de bleu outremer, de carmin, de jaune citron : épaisses coulures d'acrylique, avec lesquelles il enduit la toile, mettant à nu des visages, qu'il nomme "Miroir d'être" "Racine", "Âme de collectionneur"...
Revanche sur la douleur.
De l'injection jaillit la beauté, comme autrefois de l'air, dans la plèvre, insupportable, le pneumothorax.

On demande à Morena de déshabiller son fils. Il fait frais : Vincent grelotte. Un monsieur, sérieux, à moustache et blouse mal boutonnée, l'ausculte sans un mot. Grave. Plaque froide contre le buste nu. Il faut rester immobile, dans le noir. C'est glacial. Compter jusqu'à soixante. Les adultes chuchotent, emploient des mots obscurs. Hochent la tête.

Quelque chose est en train de se produire ! Mais quoi ?

Ce serait une vie tranquille, à La Colle sur Loup, puis rue Saint Pancrace, ensuite, si le petit bonhomme confié à Rose et Joseph ne maigrissait à vue d'oeil, tout pâle.
Éternellement fatigué, cet enfant !
La toux, les pupilles fiévreuses.

Sa mère le conduit chez le médecin.
Puis du même pas inquiet au dispensaire.

La voisine dit qu'on va lui faire des piqûres, à ce pauvre minot. Le son voilé, la peur des grands, l'inquiétude le cernent.

Ouate obscurément menaçante.

Vincent est assis. Il dessine avec concentration, traits encore malhabiles, dans les coins du journal, acheté tous les jours par son grand-père, en ville. Nice menteur, dit Miguel, son père. Une fois que le papé l'a lu, il le lui donne. L'enfant remplit alors consciencieusement les zones vides. Il gribouille. Il aime bien s'occuper ainsi. Figures informes. Bonshommes et frises. Il faut bien s'appliquer, s'exercer.

Démarrage illisible.
Normal.

Une dame, ou une autre, selon les jours, lui fait des injections.
La seringue résonne dans sa tête.
Bruit mat, lorsqu'elles la reposent, sur la nappe à carreaux. Crissement désagréable, clinquant, de la boîte en fer, ouverte. Énigmatique produit, que l'on introduit en lui, régulièrement.

 

 

 

 

 

 

 

 

Cuti-réaction positive.
Le docteur se veut rassurant, malgré sa grosse voix. L'infection détectée ne peut pas être bien grave : l'on enverra quelque temps l'enfant en Suisse, il reviendra guéri. La mère peut continuer à travailler, sans s'inquiéter.

Vincent n'a pas cinq ans.
Il est encore innocent, et tout va basculer.

Même adulte. Il ne le sait pas encore.
L'empreinte est là.
Définitive.

Irrémédiablement.

La nécessité de la couleur, de l'imaginaire. La forme. Pour lutter contre le mal. L'ennui.
Contre la peur.
Contre l'horreur et la séparation.
La souffrance.

C'est l'enfance de l'art.

Cette tuberculose, cet arrachement à sa famille, sa mère, son monde : la naissance d'un grand artiste.

En témoigne la pâte épaisse, au couteau. Elle est imprégnée d'orangé. Le noir profond fait rugir l'herbe verte. Paissent des animaux imaginaires, nettement délimités. Cernés, griffés.
1958.
Delgadez a quatorze ans. Déjà une pleine année qu'il lutte avec l'huile, les craies, le pastel. Douze mois qu'il ne joue plus, - s'il l'a jamais fait -, douze mois qu'il est entré dans l'âge adulte : il peint.

Pas en amateur.
Rien d'un adolescent, non plus.

Il a démarré son oeuvre. Grandiose isorel de 115 centimètres par 223, incendié par la matière.
Polychromie débridée. Lave en fusion.

Un autre rectangle, plus long, cette fois. 253 par 182.

1964.
L'année de la naissance de Volubilis.

Des tons chauds. Colorés.
Des personnages sympathiques habitent ce paysage équilibré, poétique. Ce sont deux amoureux, plantés là, arbres dressant leurs branches vers l'horizon souriant. Des formes géométriques, découpées, collées. Ajoutées.

Une palette extraordinaire, en relief.
Déjà.

Le sculpteur est totalement là.
Le peintre.

Tout Delgadez.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

11 mai 1944. Depuis des jours et des jours, des avions zèbrent le ciel, des sirènes rugissent.
Restrictions.
Le petit être de chair ne connaît rien de Dijon, si ce n'est la maternité, aux murs gris, puis les bras chauds de Morena Ragazzi, sa mère. Elle le plaque contre ses seins, lourds, même quand elle ne l'allaite pas : le protégeant tant bien que mal contre les horreurs du monde.

Déjà âgée, pour l'époque. Elle a trente ans, bientôt, cette belle femme au sourire enjôleur, lorsque l'enfant décide qu'il veut tenter sa chance parmi les humains.
Vivre, - crie-t-il...

Le père, de son côté, Miguel Delgadez, orphelin dès ses premiers jours, résultat ordinaire de l'inutile boucherie de 1914-1918, échappe de justesse à la guerre nouvelle. Il agit, côté résistance, se croyant immortel. Sa moustache frétille, ses yeux pétillent.
La vie n'est qu'un jeu.

Miguel profite de ce paradoxal sentiment de liberté, en ces temps obscurs, pour courtiser clandestinement une autre belle, l'institutrice, si imposante, avec ses semelles de bois.
Baisers furtifs.
Résonnent dans sa tête les mots savants qu'elle prononce doctement. Elle lui prête des livres. Il lui récite des poèmes de Lorca, Jean Richepin. Rimbaud. Le camarade Eluard, Aragon. Avec elle, il n'ose répéter les blagues graveleuses qu'il sert aux copains, à sa femme, - Folle à la messe, molle à la... Il passe la voir, parfois, juste avant les moments clefs, lors des nuits sombres où ils font sauter des trains, ensemble. Entre communistes.
Il s'occupe également de la mairie, comme premier adjoint.

 

 

 

 

 

 

 

 

C'est de la guerre que jaillit cet enfant silencieux : Morena le lui raconte, souvent. Après. Lorsqu'il a l'âge de raison. Même avant. Une imprudence due au désir, festin qui ne se refuse pas.
Miguel part en mission. Danger ? Lorsqu'il revient, tout pâle, l'amoureuse ne peut pas se raisonner. Froissement des étoffes, arrachées, soupirs, salives mêlées, souffle, au rythme régulier, irrégulier. Une cuisse blanche, de larges paumes, des doigts qui s'approchent, explorent.
Gestes toujours neufs.
La poitrine à nu, prête à être cueillie. Un fruit. Le ruisselet, en son jardin secret... Magiques opérations, à renouveler, répéter, transformer. De l'exaltation des retrouvailles, au plaisir partagé, le cri se prolonge, s'épuise en gammes rauques, chatoie dans les graves, se métamorphose dans les aigus.

Neuf mois plus tard, l'enfant sonne à la porte.
Morena savait pourtant que la période était à risque. Mais comment ne pas céder à son Miguelito. Il est bel homme. De la prestance, malgré sa petite taille. Séducteur. Toujours le mot pour flatter.
Intelligent.
Des idées, qu'il manie comme des balles, éternellement à rebondir, virevolter.

Delgadez, fruit de l'amour.
Accident de méthode Ogino, alors le seul recours.
Sa mère le lui avoue, à l'occasion. Fière, peut-être, de n'avoir pu résister aux assauts du bel hidalgo. Cheveux de jais, regard de braise. Les mains chaudes, si douces. Son fils lui ressemble.

De ce retour inopiné, - feu de l'action - , naît donc, une nuit de pleine lune, le futur peintre de la chair, du corps : le petit Vincent.
Vink, pour les dictionnaires, les encyclopédies, CD-Rom et Internet.

Il assume ses peurs, lui dont le père a agi en héros. Courageux, uniquement devant son chevalet, face à ses outils, ses planches de bois, ses bronzes, ses couleurs... L'art, la seule, la meilleure défense, devant la barbarie des hommes !

À Dijon, toutes les mères sont réunies. Maternité champ de bataille. Rassemblées dans la douleur, la sueur, à vouloir accoucher en même temps : les religieuses s'affairent, effarées, débordées.

L'enfant manque de lait, se frotte contre la forte poitrine de la pulpeuse rousse qui le tient dans son giron.

Cette beauté farde ses lèvres, juste ce qu'il faut.
Sagement.
Morena se débrouille pour s'arranger au mieux, malgré les rationnements imposés par les sinistres événements. Elle veut plaire à son si séduisant mari, de deux ans son cadet. Ses boucles sont soignées, elle porte un tailleur cintré, caractérisé par des boutons de bois, très chics, élégants. Sculptés : elle aime ces lignes baroques, saura y rendre sensible son créateur de fils.

Un chapeau, de feutre noir, rend son regard énigmatique.
Coquin.

La voilette est juste un peu froissée, lorsque la mère du peintre l'offre à Volubilis, cinquante années plus tard.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pour l'instant, Morena laisse de côté sa salopette !
Car la mère du petit Vincent n'hésite pas, depuis des années, à s'habiller comme les hommes, à l'occasion. Se pavaner dans un vêtement en principe réservé à ces messieurs, quel plaisir ! Longtemps après, elle en est tellement fière, qu'elle en parle en se redressant, du haut de sa colonne vertébrale affaissée. Rougissante : "Je faisais ce que personne n'aurait osé." Elle sent bien que son fils tient d'elle, finalement, dans ses audaces picturales.
Elle lui ouvre la voie.

Certes, c'est moins artistique.
Mais professionnellement, elle s'aventure, sans hésiter, du côté d'une certaine avant-garde. Ce que l'on appellera plus tard la "parité" entre les mâles et les "faibles créatures", dont elle est une représentante plutôt dynamique. Son fils expérimente d'autres hardiesses, dans son rapport à la matière, à la couleur.
Elle se réjouit, lorsqu'elle apprend que sa petite-fille, l'aînée, Aurore, choisit elle aussi un métier masculin ! Ingénieur en résistance des matériaux. Spécialisée dans les moteurs de formule 1, pas moins !
Morena, de son côté, vit fièrement le stade des premiers cyclomoteurs. Les mains pleines de cambouis. Elle ose porter, avant guerre, n'en déplaise aux voisins, aux jaseurs, un vêtement collant, de toile, ceignant scandaleusement son entrejambes !
Le grand-père de Vincent, marchand de cycles à Nice, s'il ne trouve pas cette combinaison très convenable, pour une femme, est bien obligé d'admettre que c'est drôlement plus pratique.
De même lorsqu'elle part avec ce que l'on appellera plus tard un club de cyclotourisme, justement là qu'elle rencontre son Miguelito : il faut reconnaître que la jupe seyante n'est pas la tenue la plus adaptée.
Qu'ils sont beaux, tous les deux, musclés, épanouis, emplissant la photographie noir et blanc sur laquelle ils enfourchent leur monture.
Tout sourire.
Quel entraînement ! Jambes d'acier, mollets sculptés.

L'artiste s'en donne à coeur joie, avec ses Tandem d'acrobates, Cyclistes attrape-lune, ciselés dans le bois, puis coulés en bronze, ou en résine colorée, comme sa Petite Reine Carminée, fonçant, immense, au milieu d'immeubles aux vitres polies, à Osaka ou au coeur d'Oslo. Personnages légers, libres comme l'air, amoureux et joyeux. S'envolant voluptueusement. Lui qui jamais n'a pédalé... !
Morena ne connaît pas ces versions artistiques de ses exploits. Elle est morte, déjà, lorsque le succès de Delgadez lui permet de voir reproduites ses oeuvres, monumentales, dans d'innombrables capitales, aux quatre coins de la planète.

Elle a eu l'occasion de participer, jeune femme, au tour de France. Peut-être même le premier. En cyclomoteur. Elle continue à s'intéresser à ce monde sportif, regardant par la suite le "rudby", avec Antonin, son deuxième mari.
Passionnément.
Au moins pour lui faire plaisir, en tous les cas.

Nulle curiosité pour les sorties à bicyclette, ni pour les matchs, ne se développe pour autant du côté du bambin ! Seules le captivent les ombres, les couleurs, les filles...
Tout ce qui peut être scruté. Attentivement.
Dégusté. Dans son imaginaire.
Il aime regarder.
Subrepticement. Depuis un point fixe, plutôt que se déplacer lui-même.

Observateur du monde, voyageur immobile.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Après le divorce, Morena sillonne les routes, en se motorisant peu à peu. Elle ne travaille pas, pendant les quelques mois que dure son mariage avec Miguel, alors préposé aux PTT, c'est au hasard des mutations qu'ils aboutissent temporairement si loin de leur Côte d'Azur tant aimée, à Dijon.

Pour gagner sa vie, la voilà devenue commis-voyageuse.
Représentante de commerce.
En cycles, cyclomoteurs, accessoires de motos.
Un métier encore jamais endossé par une femme. Surtout que, de ville en ville, ce sont des messieurs, forcément, qui la reçoivent, entre roues voilées, magasin et atelier...
Elle apprend rapidement à garder les distances, tout en souriant. Il convient de se protéger : accepter un petit verre de remontant, un doigt de liqueur, juste pour faire plaisir à ses hôtes, tout en parlant à l'occasion aux épouses bien proprettes.
Pas rassurant, au début.
Finalement, les clients s'habituent. Attendent sa venue.
Les commandes ne manquent pas.

La tournée couvre le sud : Morena se rend jusqu'à Toulouse, Dax. Elle avale des kilomètres, grignote du chemin, cette jeune femme volontaire, depuis la montée Désambrois, à Nice, sur son petit vélomoteur. Ses deux sacoches débordent.
Par la suite, elle s'achète le coeur battant une Quatre Chevaux... : quel luxe, là au moins c'est l'indépendance !

Pouvoir travailler... survivre au séisme de la séparation officielle, gérer son existence. Autonome. Depuis la rupture avec Miguel, c'est l'exploit, qu'elle parvienne à mener sa barque.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pendant que Morena gagne si difficilement son pain, le petit Vincent est élevé par sa grand-mère de Nice. Rose Ragazzi. Il passe à l'occasion son jeudi chez celle de Saint-Laurent du Var, Ima.
Rose doit plutôt être Rosa, pour l'état civil, puisqu'italienne.
Quant à Imaculada Rio de Necochea, épouse Delgadez, elle est d'origine espagnole, née au Sig, en Algérie. Elle est venue en France juste avant la première guerre mondiale, afin de travailler dans les Alpes-Maritimes.
Elle donne le jour à son Miguel, seule à la maison, non loin de la promenade des Anglais, le 11 septembre 1917. La voilà déjà veuve, hélas, dix mois après. Son mari, Vicente, père du petit, tombe au front, en ce sinistre 19 juillet 1918. Dans l'Oise, comme tant d'autres.

Barbarie et horreur : le futur peintre porte le prénom de cet aïeul si inutilement décédé. Il voit son nom, son prénom, sur le monument aux morts de la ville. Parmi d'autres. Liste infinie. Souvenir gravé dans le marbre. Soi-disant Der des Ders. Chaque année, les beignets de fleurs de courgettes ont un parfum amer, de deuil, de souvenir.

Peut-être de là son antimilitarisme. Le désespoir de l'artiste, face à la bêtise des hommes. Engagement auprès de l'ONU, cartes postales offertes à l'Unicef, graphismes proposés à Amnesty International.

Austères, les deux grands-mères.
Marquées.

Par l'exil, la solitude.
La mort.
Femmes du Sud, pimentées ? Entouré par ces brunes peu loquaces, graves, Delgadez aime plus tard en Volubilis, la Chtimi, fille du Nord, le laiteux de sa peau, le soleil de ses cheveux cuivrés. Peut-être aussi son caractère volcanique, explosif.
Pétillante. Colorée.
Aux antipodes de ces ombres discrètes, soumises. D'une autre génération.
Mammas ou mémés sévères, derrière leurs fichus sombres.

La séparation est prononcée, alors qu'il est tout enfant.

Tourbillon, abandon.

Parfois l'enfant se dit que c'est à cause de lui, sans doute, que ses parents ne s'aiment plus. Il pense que, sans sa naissance, les amours auraient duré, Morena et Miguelito, un seul coeur pour la vie.
C'est sans compter sur l'appétit de séduction de son incorrigible père. Il se remarie deux fois : avec Lili Latkovsky, une beauté aux yeux bleus, plus remarquables, dit-elle en battant des cils, que ceux de Michèle Morgan. Puis avec Clarisse Simon, vingt ans plus jeune.
Sans doute a-t-il également des maîtresses, ici, là, comme autrefois l'institutrice. Même à l'hôpital, sur son lit de mort, il fait encore la cour, dans son délire, son inconscience, aux infirmières qui passent, à sa petite-fille, qu'il ne reconnaît plus.

Un an ; douze longs mois. La fin de la seconde guerre mondiale n'est pas si joyeuse : déjà, le jeune couple ne s'entend plus. Pas de dispute, nulles remarques acides. Miguel l'admet souvent, par la suite : "Ta mère, je n'ai rien à lui reprocher, elle a toujours été parfaite..."
" C'est qu'elle aurait pu..." La voix se perd, dans le lointain. Le non-dit. "Morena n'a eu aucun tort, jamais !"
Ils se quittent presque à l'amiable.

Sauf qu'alors, un divorce est inconvenant. Scandaleux. L'enfant est regardé comme spécial, à problèmes potentiels, à l'école.
Minoritaire.

Il se sent autre.

Instinctif apprentissage de la différence. Construction d'une personnalité qui n'a pas peur de ne pas se fondre dans le moule attendu. Prévu.

Des parents en rupture... c'est louche.
Un cas social ?

Les grands-mères n'admettent guère le choix, pourtant partagé, de leurs enfants : la mémé de Nice qualifie sa propre fille de traînée, d'âme perdue.
Elle le grommelle devant Vincent, effrayé.

Toujours du côté de sa mère, il la défend.
Il l'aime.

Celle de Saint-Laurent du Var refuse de connaître Liliane, la nouvelle compagne officielle de son Miguelito. L'enveloppe de mépris.
Elle ne reçoit pas les deux demi-frères, à peine nés. Le premier, en novembre 1947 : Michel, du même nom que le pater familias.
Puis Dominique, en mai 1955.
Le fils "unique" ignore longtemps qu'existent ces deux consanguins. Lui qui rêve d'une soeur, pour tout apprendre des mystères de la féminité.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pas de concurrence !
Vincent le sait bien, le seul et unique petit-fils, merveilleux, c'est lui.

Si sage.

Il faut dire qu'il ressemble au fiancé, puis fugitif mari, de sa grand-mère Ima. Il a pris sa place.

Vicente Delgadez.

Le père, vieil homme, s'irrite quand on prononce son nom à l'espagnol. Il souhaite avant tout franciser son patronyme, Michel Delgade. En bon rejeton issu de l'immigration, il veut gommer ses origines.
"Moi je suis d'ici !", claironne-t-il. Il parle "nissart", en riant. Un niçois de circonstance, avec ses amis. Cette maîtrise linguistique lui semble gage d'intégration.

Le grand-père, de quelle nationalité était-il : Espagnol ? Algérien ? Italien comme le suggère Ima ?
Français ?
Première, deuxième, troisième génération ?

Les documents restent dans la petite valise conservée par Clarisse, à sa mort, contenant les photographies jaunies.
Sans d'autre légende que des dates mystérieuses.

Et encore, pas toujours.

Miguelito est mort, maintenant. 14 juillet 2000. Plus personne ne pourra les déchiffrer.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Imaculada, jeune veuve, n'a pour tout héritage que son enfant. Éphémères étreintes avec ce spahi bientôt mort au combat. Destin de tant de femmes de cette génération. Elle a tout juste connu la chair, l'odeur d'homme. Fugace prétendant dont on ne sait même pas s'il aimait la peinture, la sculpture. S'il a pu transmettre quelque don à l'artiste, son petit-fils...

Une pension, minuscule, de l'état reconnaissant, vient soi-disant combler le manque. Ridicule, pour ce mari, arraché, dans la fleur de l'âge, à des amours qu'il rêvait éternelles !

Le petit Vincent ressemble à son grand-père : des yeux d'onyx, un cou droit, gracile. Des jambes souples lianes.
Pas bavard.
Il plonge son regard dans la chair du monde. Il observe, dissèque. Il ne dit mot.
Tout petit, déjà, bébé, il reste des heures à regarder le rai de lumière passant à travers les persiennes.
Le jeu de la poussière flottant dans l'air le fascine.

Réveillé, il ne pleure pas.
Ne dérange personne.
Il reste dans son berceau, comme plus tard il s'attardera dans son cosy.

La grand-mère de Saint-Laurent du Var l'a toujours préféré à qui que ce soit au monde. Pour son petit-fils, elle se ferait tuer. D'ailleurs, la sèche Ima le confie systématiquement, bien précieusement, à quelqu'un, avant qu'il ne monte dans l'autobus, lorsqu'il repart pour Nice, où il habite :
"- Pardon madame, pouvez-vous vous occuper de mon petit-fils ? "
"Avec tout ce que l'on raconte..., je préfère le savoir sous votre garde, vous inspirez confiance. L'on voit tout de suite qu'avec vous, il est en sécurité."

Même s'il l'aime profondément, Vincent la déteste. Il a maintenant douze ans, treize ans, quatorze ans, quinze ans : elle continue à le tenir par la main, dans la rue, comme un bébé. Elle le pousse vers la dame coiffée d'une cloche mauve, avec son grain de beauté, sur la joue droite. Il se sait ridicule, nanti de cette aïeule qui continue de le placer, comme un paquet, sous la surveillance de la première inconnue venue.
Il se réfugie dans un coin, le plus loin possible de cette garde-chiourme improvisée. Il ne parle à personne, pendant tout le voyage !

Il ne dialogue d'ailleurs avec quiconque.
Il préfère monologuer, en lui-même, bien au chaud, dans sa tête. Comme toujours, depuis la Suisse.

Arrivé à Nice, c'est Rose, la "Mémé", qui le reçoit, sans un mot, lèvres pincées. Froissée.
Jalouse, dans le fond, de la tendresse qui unit son petit-fils à l'autre grand-mère. C'est une brave femme, certes. Mais elle a engendré l'homme qui a déshonoré sa propre fille. Un malpropre. Miguelito l'a acculée à divorcer.

Surtout, il lui faut partager l'amour du petit Vincent. Elle voudrait se le garder pour elle toute seule.

Le peintre ne supporte pas d'avoir à rendre des comptes. Ni d'être surveillé, protégé.
Il veut être aimé.
Libre.
Étouffantes, ses grands-mères l'écrasent.

Par la création, l'enfant grandit. Accède à l'indépendance...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Après leur rupture, Miguelito et Morena effectuent une tentative de réconciliation. Souvenir flou. Mais marquant, artistiquement parlant. Constitutif d'une personnalité. Traits qui se révèlent essentiels, plus tard !
Suite au divorce, la mère de Vincent rentre brutalement chez ses parents. Elle quitte Dijon, - la ville douleur, la cité-séisme -, sans hésiter. Lui-même ne se dira jamais de là-bas, mais de Nice.
Personne n'explique au petit quelles sont les raisons de ces changements d'existence. De même ne songe-t-on point à l'informer de quoi que ce soit lorsque le beau Don Juan resurgit, dans les mois qui suivent.
Repentant.
Prêt à tenter de gommer le passé, si son épouse l'accepte encore.

Les deux adultes essaient de se remettre ensemble.
Chacun est résolu à multiplier les efforts, les concessions. L'on ne commente pas davantage ces décisions.

Image vaporeuse, imprécise.
Vincent marche à quatre pattes. Il explore les dessous, les jupes des filles. Odeurs, saveurs. Ici, là. Interdits ? La chanson d'Alain Souchon semble écrite pour lui, des années après. Il l'enregistre en boucle, sur une cassette, et s'en grise, s'en tourne la tête. Comme ces corolles, étourdissantes, qu'il observe depuis le carrelage glacé.
Senteurs de tabous, de secrets ténébreux, fascinants.
Maman porte-t-elle une culotte : attraction universellement exercée par ces zones obscures, mystérieuses. Qu'est-ce qui se cache là-dessous ?
Comment savoir.

Soudain il se cogne.
À trop rêver, l'on se heurte à la réalité. Le voilà qui regarde ce qui l'entoure. Oh ! Quel bric à brac.
Des objets, hétéroclites.
Un incroyable amoncellement.
La pièce est grande, complètement occupée. Poussière, odeurs de cire. Miasmes de renfermé. De moisi, aussi. Rainures du bois, échardes et planches vernies, lustrées. Encaustiquées.

Mais où est-il donc ?
Des sièges, des meubles, des sculptures ? Bronzes premiers, dans sa perception du monde. Moulures d'un fauteuil, curiosité d'un buffet Henri II. Indescriptibles ornements. Nervures taillées, rapportées. Décollées, brisées. À réparer ou à dissimuler. Miroirs piquetés, misérables ruines. Informes vestiges d'un lit Louis XVI, d'un secrétaire Empire. Une chauffeuse défoncée, une bergère branlante, un tabouret taillé dans un tronc.
Devenu plus grand, l'artiste se demande longtemps s'il a inventé cette scène, ce chaos de choses étranges. Insaisissables saveurs, curieux souvenirs.

Un jour Miguel évoque incidemment l'époque où avec la mère de l'artiste, à Nice, ils ont essayé d'avoir un commerce d'antiquités. Hélas, cela ne dure pas. Pas plus longtemps que leur couple brinquebalant. Juste après le divorce.
Dernière chance.

De là le goût de l'enfant pour les formes, les objets ensorcelants, venus de partout, d'ailleurs ? Emmaüs, à l'âge adulte. Cette esthétique de la surprise ? Ce sens de l'accumulation saisissante.

En lui s'ancre, définitivement, l'idée qu'il ne faut rien jeter.
Tout peut servir.
La magie à tout moment peut opérer ; la petite flamme se rallumer.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La grand-mère de Nice est sèche, dans son comportement, mais ronde, physiquement. Celle de Saint-Laurent du Var est maigre.
L'on dirait une momie, pense l'enfant.
Ses veines, saillantes, dessinent des cartes de géographie.
Des fleuves s'écoulent, proéminents, le long de ses bras efflanqués. Squelettiques. D'une maigreur "espagnole" : Vincent le pense, plus tard, en découvrant de vieilles femmes habillées d'ombre à travers la péninsule ibérique.
Elle travaille dans une usine de parfums. Elle confie souvent de petits flacons de verre à l'enfant. Lait à la fleur d'oranger, pour s'endormir, le soir. Il les renifle, comme autant de gorgées de bonheur. Il sirote les fragrances et liqueurs de femmes avec la même délectation : avide goûteur de cru. Gourmand dégustateur.
Insatiable gourmet ?
Rose a plus de chair qu'Ima. Ses bras, son ventre, les jambes sur lesquelles elle trottine, toujours active, avec ses maux de tête et d'arthrose, qui ne passent pas, malgré les dizaines de cachets d'aspirine qu'elle avale quotidiennement, s'arrondissent de jour en jour. Bientôt elle ne pourra plus se porter elle-même. Aussi rebondie assise, couchée, que debout.
Les douleurs articulaires la rongent, vont s'amplifiant.
Elle est dure, aride de caractère.
Jamais satisfaite.

Elle reproche surtout depuis toujours à son mari, l'ancien coiffeur reconverti en marchand de cycles, - superbe promotion sociale ! -, qu'il ne lui ait point appris à lire. Elle parle piémontais, - elle qui vient de là-bas, lui de Ligurie -, mais pas trop. Il s'agit de devenir Français, totalement. Pouvoir déchiffrer les romans d'amour. S'intégrer. S'exprimer convenablement dans la langue de ce nouveau pays. La Provence. La France.
Son mari sait lire le journal, lui.
Il pourrait lui montrer les lettres.

Aigrie, elle ressasse les mêmes rancoeurs. Éternellement amère. Pourtant elle n'utilise guère son petit-fils. Pourrait suivre ses leçons, ses apprentissages. Faire comme lui.
Préfère se plaindre de ne pas savoir.

Elle en veut aussi terriblement à sa désolante fille d'avoir quitté le domicile conjugal. Même légalement, dans son bon droit : quelle image flétrie ! Un couple doit au moins sauver les apparences, mon Dieu.
Tout l'épuise, dans cette maudite existence.

Pour fuir cette grand-mère acariâtre, l'enfant choisit l'imaginaire. Pendant qu'elle gémit, il se concentre sur le parquet, en suit les méandres. Ou cette tache d'humidité, sur la tapisserie : oh, la fée ! Là un cheval bondissant.
Vincent sourit, dans son monde.

Rosa Ragazzi déteste que son mari laisse déborder le lait. Elle lui demande de surveiller le moment où il va monter. Chaque jour, ce sont des heurts infinis. Disputes entre eux, continuellement, ce qui n'arrange pas du tout les aigreurs d'estomac du pépé, un homme fluet, minuscule. Peut-être 1 mètre 50. Le petit-fils se plonge dans le lait caillé. Il en observe les plis, le froissement. Il rêve, à partir d'un rien ! Coagulation de l'enfance, sauvegardée, loin des acidités des grands.

Il arrive qu'elle fasse la grimace des jours durant. Masque impassible, maussade. Visage de chien battu. Il ignore quelles en sont les raisons.

Parfois elle malaxe la pâte, prépare des raviolis, des asperges sauvages, de la polenta, des ganses, sans prononcer un mot. De marbre. Croque une olive, mine renfrognée. En extrait le noyau, sans un regard.

Elle boude.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La situation des Ragazzi n'est pas mauvaise : le mari a ouvert son commerce, les murs sont à lui. Pour sûr, il travaille. Mais il peut même acquérir une automobile. Elle lui permet de joindre Nice, dans les années 1950, depuis la campagne, où ils habitent encore. L'enfant est tout petit.
Il ne peut pas se plaindre, cet immigré, ancien barbier-coiffeur, arrivé de son pays avec tout juste un peigne, une paire de ciseaux, dans sa besace. Il a pu acheter à la force du poignet, les Mimosas, à la Colle sur Loup, cette modeste maison, avec un jardin potager, des poules, des fleurs. Les voisins ont une ferme, pas loin. Le petit Vincent est chargé d'aller y chercher le lait frais. Il ne se fait pas prier : son coeur palpite pour une grande rousse, au moins quatorze ans, qu'il aperçoit dans la cour.
Parfois elle suspend des culottes sur le fil, d'autres pièces de linge, qui le laissent pantois. Elle a une manière de marcher, de battre des cils, de lever le poignet, unique ! Respiration retenue, il pense à elle sur le chemin de l'aller, au retour, et même lorsqu'il n'a pas à s'y rendre.

L'arrivée du gaz ne passe pas inaperçue ! Soudain l'éclairage ne se fait plus au pétrole, mais de manière moderne. Un luxe. Visages entr'aperçus le soir, avec de vibrants reflets picturaux. Rembrandt n'est pas loin.

Après, à Nice, le Pépé acquiert la villa Les Marguerites, rue Saint Pancrace. Un petit jardin, minuscule, trop petit pour le palmier, le citronnier, l'oranger, et même un peu de vigne. De quoi faire un litre de mauvais vin, guère davantage ! Une maison sans charme, du début du siècle, aux pièces au plafond trop haut. Avant de la voir, Volubilis l'imagine hôtel particulier, quasi. Somptueux havre de verdure : majestueuse végétation, extraordinaire bâtisse trapue, aux pièces splendides. Déception face à la réalité, pourtant depuis plusieurs fois ravalée !
Dans la famille, alors, personne ne juge utile de refaire la tapisserie, d'origine. Vieillotte, elle date au moins des années 20 : de larges fleurs défraîchies. Elles délient l'imaginaire du futur peintre.
"On dirait du tissu !", s'exclame une visiteuse, lors d'une exposition.
Delgadez, 60 ans, colle désormais de la soie sur ses toiles, et construit son oeuvre en transformant volontairement l'éclat de l'étoffe en nouvelle production, la sienne. Pimpantes touches d'acrylique, d'huile. Parfois un trait de pastel, pour rehausser un pétale. Ou bien faire disparaître le graphisme d'origine. Apparaît un bonhomme, un couple, un animal. Intérieur, extérieur. Fringant spécialiste de la transformation des lignes ! De l'abstraction à la figuration, un même combat polychrome.

Chez les Ragazzi, l'on trouve absurde de perdre son temps en travaux superflus. Personne n'en a la volonté. Restés tels quels, les murs. À part la chambre du petit. Pour lui, que ne ferait-on pas ?

La pièce maîtresse de cette maison : une baignoire, aux pieds de lion, en fonte. Un monument que lui envient bien des voisins ! Premières sculptures, aussi, qui vont marquer l'imaginaire de l'artiste. Il n'est qu'un enfant, mais le relief le fascine, ces formes, expressives, ne le laissent pas indifférent.
Un bestiaire, mi-rêvé, mi-réaliste, commence à se composer.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L'impitoyable traitement ne suffit pas, hélas.

Il convient de retourner au dispensaire.
Crispée sur son sac à mains des grandes occasions, coiffée de son chapeau, Morena emmène son petit.
Il pourrait gazouiller à ses côtés, mais préfère se taire, se concentrer sur le chemin : il y a tant à observer ! De ce monde qui l'entoure, tout peut s'explorer. Pas encore très sûr, sur ses minuscules jambes.
Surtout, sa mère marche vite.

Peu importe, le petit est si heureux quand elle s'occupe de lui. Il vole à ses côtés, essoufflé.
Radieux.

Pour se rassurer elle-même, elle le prend contre sa poitrine, dans la salle d'attente.
Combien de mères à l'enfant l'artiste produit-il, ensuite ? De bois peint, sculpté, sur toile ou sur papier. Modestes esquisses, scènes de genre. Élaborées patiemment. Morena, tutélaire. Sa tendresse, pour son fils unique. Ou Volubilis, en mère protectrice. Besoin de cocon. Nécessité d'un filet, - le laissant libre, tout en le secourant...
Morena lui chuchote à l'oreille, lui répète, comme elle le fera, jusqu'à sa mort, en mai 1998, "Tu es beau mon fils".
Elle le scrute, avec admiration.

Lutte comme elle le peut contre la peur.

Le retour de la consultation se fait à pas menus.
Les yeux battus.

Elle va voir Miguel au bureau où il travaille maintenant. Elle a besoin de lui parler. Il lui faut lui demander de l'aide, en ce moment difficile.

Elle ne s'y rend, en principe, que lorsque le père oublie de verser sa modeste pension.

Souvent.

Vincent, leur fils, est très malade.
C'est grave.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les nuits sans dormir, les anxiétés sont là.
Cela va coûter cher. Depuis son divorce, Morena ne gagne pas des mille et des cent. Pas de quoi s'offrir des extras. Elle est même revenue habiter chez ses parents, pour plus de commodité. Elle leur laisse la garde de Vincent, quand elle part pour la semaine, faire ses tournées lointaines.
Lorsqu'elle rentre, - grande soeur -, elle sent bon. Elle rit, se jette sur son petit, "Ma poule, viens !"
Elle s'extasie, "Tu es magnifique, mon fils !" Elle le serre dans ses bras. Il se régale, contre les rondeurs de sa chair, dans l'antre bouillonnant. Elle le fait tournoyer, à bout de bras, dès que les grands-parents, trop raisonnables, sérieux, ne regardent pas. L'enfant se sent transporté, loin de sa grand-mère qu'il hait parfois. Elle est si vieille, si laide, si sèche !

Avec cet enfant, l'on n'a jamais besoin de faire preuve d'autorité. Mais sa grand-mère est si brusque, si cassante.
Aigre.
Elle fait des cauchemars, parfois, la nuit. Hurle. Elle croit que l'on veut la tuer, avec de grands couteaux. Elle crie, glapit, appelle au secours. L'enfant tremble, éveillé, dans son lit trop grand, glacial.
Elle le terrifie, avec ses braillements, ses silences. Ses mines. Comportements qui l'inquiètent. Qu'il ne comprend pas. Boudeuse, malheureuse de sa vie. Maussade, acariâtre.
Morosité d'un quotidien triste : il se rattrapera. Ses personnages, lumineux, sourient. Ses petites filles éclatantes, ses dames, sont des porteuses de soleil, des messagères de paix. Sur les visages sculptés, il n'oublie pas l'expression du bonheur. Les yeux eux-mêmes pétillent, contents. Bonhommes enjoués, couples épanouis : il parle du plaisir de vivre, il exalte l'enchantement, aux côtés d'une Morena toujours douce, d'une Volubilis, plus tard, qui lui convient à merveille.
Les simagrées passées de la vieille dame, il jure de les métamorphoser !
Si la Mémé disparaissait, la représentante de commerce, si gaie, souriante, rieuse, resterait, à s'occuper de son petit bonhomme. Croit-il. Elle le prendrait dans son giron, lui raconterait des histoires. Elle le câlinerait, se chargerait de lui, avec douceur. Patience. Elle ne crierait pas, jamais.
Hélas, pour l'instant, la grand-mère est bien vivante.
Cela va durer.

L'urgence, de toutes manières, n'est pas à la tendresse, mais à la vie.
La survie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Malgré tout son amour, Morena n'a pas les moyens de faire soigner son fils convenablement. Ni sur place, ni ailleurs.
Il va mourir.

Quelques années plus tôt, il ne s'en serait pas remis.
Par chance, heureusement, une organisation humanitaire, apolitique, depuis la convention de Genève de 1864, a été créée.
Internationale.
Vincent tombe malade juste après la seconde guerre mondiale. L'on vient de découvrir un médicament qui peut venir à bout des lésions pulmonaires de sa primo-infection. Le grand air, l'éloignement de la mer... voilà qui peut-être l'aidera à récupérer.
Les enfants chétifs, fragilisés, comme lui, sont nombreux. Blessés, malingres. Souffreteux. Vulnérabilité inquiétante de ces petits sous-alimentés. La plupart, abandonnés à eux-mêmes.

La Croix-rouge va sauver la vie de Delgadez.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Vincent part huit mois.

Plus de deux cent quarante jours, pour un tout petit bonhomme, incapable de compter, c'est l'éternité.

Lorsqu'il revient, en descendant du train, il voit une "infirmière", droite, en train de l'attendre, sur le quai de la gare, à Nice. Une inconnue. Il lui dit "Bonjour madame", bien poliment. Comme il a appris.

C'est sa mère.

Morena n'a pas pu aller le voir pendant tout ce temps, lui si seul, si loin.

Il ne l'a pas oubliée.
Mais il ne la reconnaît pas.

Il est un peu effrayé, lorsque cette dame le serre soudain contre son coeur, en sanglotant bruyamment.
Odeurs perdues, sensations nouvelles.

Serait-il devenu quelqu'un d'autre ? Expérience fondatrice, de la douleur. De l'isolement.
Métamorphose.

La déchirure originelle.

À la source, cet arrachement.

L'enfant, affolé, se recroqueville. Il attend que la dame au tailleur pied de poule se calme : il veut bien faire la connaissance de cette étrangère, mais qu'elle lui parle sans renifler, qu'elle desserre son étreinte.

Petit comme il l'est, il n'établit pas le moindre lien, entre ce visage qui n'a rien de familier, et le ridicule colis, pitoyable, qu'il a reçu pour "la Noël", comme on dit en Provence.
Il ne sait pas exactement si chaque enfant au sanatorium a déballé, dans son coin, tout seul, au moins un modeste trésor. Y a-t-il eu des oubliés... ? Devenu plus grand, il pense aux orphelins de guerre, nombreux sans doute, qui n'ont peut-être rien eu. Lui, en tous les cas, n'est pas en reste. Mais le joujou qu'on lui envoie ne lui parle pas. Le laisse de glace.
Quand on manque d'amour, à quoi bon une petite voiture, une pimpante Dinky Toy en acier ?
Il aurait mille fois préféré un baiser.
Un câlin.

Pas l'ambition d'une visite. Juste un sourire.

Qu'on le sorte de cet endroit.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Plus tard, des années après, Volubilis lit par hasard l'histoire d'une fillette atteinte de tuberculose, à peu près en cette période-là. Elle pleure à chaudes larmes, en imaginant son petit Vincent dans cet enfer : l'autorité, la brutalité des infirmières, gourmandes, volant les friandises reçues par les enfants, les en privant, et surtout, les envoyant en pénitence, s'ils désobéissent, à la morgue !
La peur, la terreur.
L'incompréhension. Le désamour.

Châtiment disproportionné, inhumain. L'on ne fait guère dans la dentelle, à cette époque, où soigner le corps paraît largement suffisant.
Pas d'aide psychologique, nul soutien. Rien.

Volubilis ne peut retenir le trop-plein d'émotion, Niagara inextinguible, à la lecture de ce calvaire, à l'aube de la vie de son prince. Elle comprend soudain pourquoi son homme s'endort souvent en se protégeant, un drap sur la tête : habitude contractée en ces lieux, sinistres. Rendue obligatoire, par les matrones aux mains d'acier.
Lorsqu'elle lui parle de ce livre, avec révolte, colère, dégoût, il lui répond, apaisant :
"Le sanatorium m'a sauvé la vie : ils ont été gentils, non ?"

L'essentiel est donc de survivre.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L'enfant ne reconnaît plus Morena, lorsqu'il est rendu à sa famille, mais son coeur bat encore.
Pour combien de temps ?
Dans quelles conditions ?

Petit en sucre.
En verre.

On lui interdit de courir, de marcher, d'aller vers la mer.
Il convient de ne pas transpirer. Il ne doit pas avoir de fièvre, ni tousser. L'on surveille avec inquiétude chacun de ses gestes. On l'empêche d'aller jouer avec d'éventuels voisins : il pourrait se dépenser, se fatiguer. Trop. S'affaiblir.
Il est en cristal fêlé.

On le fait vivre dans un cocon coupé du monde.
Frileusement isolé, dans son jardin. Les grilles d'acier lui paraissent normales. Presque la liberté, après le grand hôpital gris.
L'été alangui se déroule, dans sa touffeur. Méditerranéenne. Il joue avec de jolis cailloux, trouvés dans la terre. Il invente des histoires, en regardant longuement le tapis, dans la salle à manger, son motif géométrique.

Il rêve. Déguste le moment présent, ne se projetant jamais dans l'avenir, ni cet affreux passé, d'arrachement à sa famille, de séparation imposée avec sa mère.

Le voilà scolarisé, lui qui a grandi loin des autres enfants.
Le maître n'est pas gentil, le gronde.

L'enfant, fragile, retombe malade.

C'est tout simple : on va le renvoyer en Suisse.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sept mois la deuxième fois.

Le traumatisme originel : ces deux séjours, un souvenir indistinct. L'enfant contagieux, placé en quarantaine. Isolé. Coupé du monde.
Solitaire, dans le silence.

Pas de jeux, ni de copains.
L'attente, le temps immobile.

Une chambre vide.
Personne à qui parler. Personne qui ébauche un geste tendre, vous dise un mot, affectueux, le soir, en vous bordant. Des murs mornes. Ternes, sales.
Seul l'imaginaire pour échapper à la souffrance.

Heureusement, les taches de salpêtre sur les cloisons dessinent de petits écureuils, des bonhommes... Des paysages. Des histoires, à se raconter. Une dame, avec un fichu. Un drôle d'animal, sur son dos une bosse. Des maisons : la cheminée fume, un chemin y conduit. Des rues, un soleil. Un arbre, ses branches. Ses fruits. Dragon crachant des flammes, sur un bateau...
Déferlement de l'imaginaire.
Labyrinthes et racines...

Le peintre se construit.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C'est bien beau, cette création, à l'oeuvre. Reste au premier plan la douleur. La toux.
La fièvre, qui ne cesse pas. Brûlantes obsessions.

Montagne au martèlement magique.
Sueur.
Saveur des longs moments, allongé au soleil. Torse nu.
Delgadez aime pour toujours prendre des bains de soleil. Sur la Côte d'Azur. Dans le Gard. Dans le Rhône. Il trouve assez de rayons, pour s'en laisser effleurer. Même en février.
Une caresse irremplaçable, qui aide à survivre.
Espace au ralenti. Réalité hors du monde. L'enfant est seul avec lui-même. L'ombre de ses mains, de ses doigts, sur le mur. Isolé. Coupé de tous.
Son intériorité se renforce.

Ce sont des traitements affreux.
Un tuyau que l'on enfonce brutalement dans la gorge, douloureusement, pour vider les poumons. Soeurs sèches qui n'ont qu'un but : le bacille mettre à mal. L'extraire.
Le vaincre.
Odieuse médication.

Sans gants. L'air qui soudain ne passe plus, le sentiment d'étouffer.

Mais c'est pour soigner, guérir.
En finir avec la mort, qui guette.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Après des semaines d'isolement, c'est le choc : l'on conduit enfin l'enfant affaibli dans un réfectoire.
Le bruit.
Le mouvement.
Tout lui saute au visage. Le brûle. Le gifle.
Terreur. Il voudrait pouvoir fuir. Repartir en courant. Il voudrait aller se réfugier dans sa chambre. Hors du monde...
Une main ferme le maintient, dure.
"Allez, avance !"

On ne les appelle pas par leur nom, ils sont réduits à un numéro, "Le 307, c'est fini, ce cinéma ?" On lui pince le nez, on enfourne la soupe graisseuse.

"Le 402, je crois bien qu'il est mort. " Un chuchotement, d'effroi, qui passe, d'oreille en oreille.
Un lit vide. Il sera vite remplacé...

Le petit Vincent n'a pas le choix, à l'entrée de la pièce commune. "Alors, tu te décides ?!"
La horde.

La salle à manger résonne de cris. Hurlements. Plaintes. Les larmes et les ruses. Une cacophonie douloureuse. Impossible de démêler le fil.
Comment pourrait-il se révéler sociable, ami des petits enfants de son âge ?
Louveteau solitaire.

Il a commencé tout seul dans la vie.
Les glapissements ne diminuent pas. S'intensifient.
Et les gestes.

Lorsqu'enfin il ose s'approcher, lui, le plus petit, il comprend soudain l'impensable.
Tu estourbis. Il estourbit. Vous... Oui, ils, ils osent s'estourbir. Hélas, inlassablement, ils s'estourbissent. Et s'ils le pouvaient, ils s'achèveraient.

Neutralité helvétique.
Le centre médical est suisse.
La Croix-Rouge accueille indifféremment des hommes. Des rescapés. Des survivants de tous pays.
Après la catastrophe de 1939-1945, nul n'est indemne, dans le fond.
Ces enfants ont eu la chance de ne pas mourir, pas encore.

Ils ne s'en réjouissent pas. Seul demeure le désir de tuer.
Revanche. Infinie vindicte.

Ce que Vincent croyait être du jeu, - ça lui fait peur, il tremble -, ces enfants qui se heurtent, là... Non, ce n'est ni tendre, ni agréable.
Paix, pitié, paix !
Certains sont des Allemands. D'autres des Français. Leurs pères sont morts à la guerre. Leurs mères. Leurs frères, leurs soeurs. Eux-mêmes ne survivront qu'en petite quantité.
La guerre est terminée, ce devrait être la paix.
Ils sont là et se rossent, se molestent. Ils se tabassent. Ils se battent, violemment. Ils s'arrachent leur chemise, leur tricot. Se tirent les cheveux. Se décochent des coups de pied.
De quel pays, de quel camp es-tu ? Toujours vaincus, les hommes, jamais vainqueurs. Toute l'oeuvre de Delgadez s'escrime à répéter qu'il vaut mieux s'aimer plutôt que trucider.
Ils s'écharpent, ces tubards aux pommettes saillantes.
La guerre est finie. 1949, 1950. Ces "grands", sauvages, se traitent de sales boches, de sales juifs, de chleuhs, de nazis. De Französen lamentables. Ils se promettent la revanche, dans un camp comme dans l'autre.

Comment, à quoi bon se faire un copain ?

Le pacifisme de Delgadez. Sa source.
Dis, c'est encore loin la paix ? Livre coloré, ludique, sur un texte de Volubilis, aux accents de l'enfance, érigé en interrogatif axiome vital. Publié par les éditions Carmina, en 2001. Depuis, réédité, chaque année. Traduit dans toutes les langues.
Que faire, à part créer, face à cette haine inextinguible ? Face à cette stupide violence dont il est le témoin. Absurdes coups bas, donnés par ces enfants, frayant avec la mort, fragilisés, pourtant, dans leurs poumons. Il est si facile de haïr. Si difficile d'aimer.

Vivre, survivre, pour vouloir se tuer ?
Mettre à mort l'autre ?
Le blesser ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Vincent préfère se réfugier dans le parc, maintenant qu'il peut sortir. S'isoler, cette fois volontairement.
Il a plu. Il se penche. Attrape de la terre, la malaxe. Il la pétrit et lui insuffle tout l'amour qui lui manque. Les câlins qu'il voudrait recevoir. Cette motte odorante, il lui parle, la presse, la manipule avec ferveur. Enfin moins seul. Il ne sait pas très bien ce qui va sortir de ses doigts, mais la nécessité est là. Le contact avec la matière.

Une trace de cette époque survit longtemps : un petit bonhomme.

Après le retour de l'enfant, la grand-mère Rose garde toute sa vie le personnage fruste, les traits grossiers, sculpture du petit-fils, glorieusement posée sur une étagère, à côté de la reproduction des Joueurs de Cartes, de Cézanne, tirée du calendrier des postes, dans la salle à manger.

Première oeuvre ?

Une figurine en ronde-bosse, expressive, bien plus que réaliste, déjà.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Autre souvenir que l'enfant rapporte de l'exil pourtant salvateur : autour des repas à heure fixe, inéluctablement, la haine de la nourriture.
Cette dernière est conçue pour soigneusement remplumer. Après les restrictions, Vincent pourrait se goinfrer. Il ne retient que le déplaisir de la mastication solitaire.
Comment se réjouir de pareille abondance, si elle n'est partagée avec personne ?
C'est une ombre sous-alimentée, un enfant de la guerre, qui arrive en Suisse. On le pèse. On le mesure. Lui qui atteint à peine 55 kilogrammes, pour son mètre 69, adulte, on le force à prendre du poids, il faut engraisser. Chaque matin on enfourne dans son gosier étroit de larges cuillerées à soupe de "muesli", ces céréales au lait frais, lourdes, qui ont pour fonction de le gaver. Ses réveils deviennent cauchemars : chaque fois, il s'en retourne vomir, plié en deux, vers le trou malodorant, incapable de garder cela dans son ventre délicat.
Détestable sensation. La peur de mourir étouffé. Le dégoût des calories imposées.
Une répugnance qui ne passe qu'au contact de Volubilis. Plus tard. Elle est si gourmande qu'il se réjouit, simplement, à la regarder se lécher les babines, prendre et reprendre de chaque plat. Entraîné par l'exemple, à son tour, il devient amateur de bonne chère, à l'occasion.
Mais jamais d'excès, dans ce domaine. Volubilis peut sourire, évoquer la crème Chantilly, lorsque du tube le bleu fouetté enveloppe comme sorti d'une bombe les fraises des seins sur la toile. L'artiste distingue nettement entre acrylique et crème glacée.
Si dans le domaine alimentaire il est plutôt mesuré, - la gloutonnerie jamais son fort - , côté oeuvre, en revanche, quelle boulimie ! Il remplit différents albums, chaque année. Il s'enorgueillit de "séries", associant recherche et accomplissement : les "Argentine", les "Nuits", les "Taiwan", les "couleurs", les "biographiques", les "murs et graffiti", les "enfance", les "matières", les "soies", les "Prévert", les "gravés", les "Shakespeare", les "primitifs", les "haïku". D'autres encore. Sur bois, sur carton, sur toile. Sculptures couleurs, - même quelques unes sur verre, du fusing - , de rares exemplaires en béton, des totems et fétiches aux mille et un grigris, des bronzes, des marbres.

Irrépressibles tableaux liégeois, sucrés, raffinés.
Là, monsieur ne chipote plus. L'appétit vient en peignant : ils s'accumulent, dans les nombreuses expos, dans l'atelier de 600 mètres carrés, puis dans la propriété, achetée juste à côté.

L'artiste est un ogre qui dévore le cyan, le jaune d'or, les carmins et les véronèse.
Nulle limite à ses désirs de créer !

Au sanatorium, en tous les cas, comme d'autres doivent dormir, lui, inlassablement, pignoche dans son assiette sous l'oeil ulcéré de l'infirmière, pressée.
Douleur, douleur : grand-mère de Nice, mémé de Saint-Laurent du Var, maman Morena, où êtes-vous, vous qui m'aimez, me dites que vous me trouvez beau, pourquoi ne me protégez-vous pas ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L'enfant est sauvé.
Guéri.

Il rentre enfin dans son pays, lui qui ne se sentira jamais de nulle part. Sans racines, sans réel chez-lui... et pour cause ! Arraché, transplanté, si jeune !
D'ailleurs, on l'a inscrit dans une autre école. La maison de la Colle sur Loup a été vendue, entre-temps, et l'appartement au-dessus du magasin de cycles, laissé pour la villa Les Marguerites, rue Saint Pancrace.
Les contacts sont difficiles. Ce n'est pas le groupe scolaire du quartier. Comment s'intégrer ? De toutes façons, là comme ailleurs, il ne connaît personne.
Vincent n'a nulle expérience des classes maternelles. À l'époque c'est plutôt fréquent. Il se passe également du cours préparatoire. Voilà qui est plus rare. Et les prix, il les remportera. Tous. À l'école primaire, sage comme une image, il travaille comme un forcené. Se donne à fond pour obtenir d'excellentes notes.
C'est un grand, à son retour de Suisse.
Qu'il entre directement avec ceux de son âge. Joseph Ragazzi pourra, s'il le souhaite, et bien qu'il n'ait guère de temps à consacrer à son petit-fils, lui faire découvrir quelques lettres, pendant les vacances. Les techniques de déchiffrage, au moins.
À vrai dire, Vincent sait déjà parfaitement lire, à peu près additionner, soustraire. Il a oublié comment il a appris. Peut-être un maître, en Suisse ? Aurait-il rejeté cet enseignant dans les limbes de ses souvenirs ?
Ou bien tout seul, sans l'aide des adultes.
L'on peut si difficilement compter sur eux...
L'artiste ne se souvient plus, en tous les cas, de son apprentissage. Lui, l'autodidacte. Plus tard, il trouve tout dans les livres. Les revues d'art. Les encyclopédies. Les dictionnaires. Il forme son oeil et sa main sur le tas, tout seul. Même pour le B.A.-BA, ce sont les feuillets imprimés qui ont dû lui inculquer les rudiments...
Trésor magique, de page en page.
De reproduction en dessin.

Pendant toute sa vie, le bibliobus, qu'il fréquente assidûment, la bibliothèque municipale, ses propres ouvrages, les librairies, toute cette nourriture n'en finit jamais de lui apporter plaisir et vitamines...
Ses seuls maîtres ont la tranche colorée, la couverture cartonnée : tous les livres sont bons pour cet insatiable curieux !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À l'école, pas question de dessiner. Ce sont les années 50. La pédagogie reste à inventer.
Conjugaisons, accords, multiplications, divisions : désormais, l'on passe aux choses sérieuses. Les bases. Infaillibles, incontournables. Les savoirs fondamentaux.
Pauvre enfant si sage, dans ton pantalon court, de flanelle, à pli. Ta veste boutonnée. Jamais tu ne vas jouer dans le quartier, avec des copains scélérats.
Obéissant, tranquille : tu restes dans le jardin, sans bouger, comme tu l'as appris au sanatorium.

Pas question d'aller à la plage.
Bien sûr tu habites Nice. Mais l'air marin n'est pas jugé bon pour toi. Il ne faut surtout pas que tu transpires : tu n'apprendras pas non plus à faire du vélo, ce serait un effort trop démesuré, pour "le petit". Tu es fragile. Ta famille te protège.
Le prince au petit pois : sensible, y compris à une miette, dissimulée sous l'étoffe de mille et un matelas. Invariablement immobile. L'on te condamne aux mouvements pesés, comptés. Surveillés.
Ta seule sortie : accompagner monsieur Regis, ce vieux monsieur au pas lent, le long des champs, à la recherche de quelques pignes de pin. Ou près d'un ruisseau, à sélectionner de belles pierres, aux formes évocatrices.

Adulte, tu continues.
Pas une plage sillonnée sans sac en plastique, pour ramasser les coquillages. Les rochers érodés. Les bois flottés. Parfois l'artiste les intègre dans une sculpture "primitive", Reliquaire aux bras perlés, D'offrande. Au crâne, Charme aux trois personnages gravés, Figure féminine à la robe d'osier, Prince losange ailé sur un char à deux roues... Fétiches étonnants, de bois et de ficelle, d'os, de branches tordues.
Volet apparemment plus sombre de l'oeuvre de Delgadez, mais si jubilatoire, dans sa nécessaire élaboration : cailloux, palourdes, bigorneaux, cônes et clovisses, mélange de sculptures naturellement affûtées par les intempéries. Traits retranchés, sculptés.
Talent.
Ses châsses profanes s'en égaient.
Il ajoute parfois un simple socle, à une déesse, arrivée directement par les flots. Érodée naturellement. Une coquille Saint-Jacques moulée dans son "dos". Oeuvre naturelle, composée par le hasard. Il sait la détecter, parmi les amoncellements d'autres merveilles, improbables "déchets", apportés par les vagues.
C'est de cette manière exceptionnelle, de regarder, qu'il existe comme peintre. Avant tout.
Il scrute.
Observe.

Il ne voit pas comme les autres.
Sondant chaque forme, couleur.

Au-delà.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À défaut de pouvoir s'amuser le jeudi, ou le dimanche, dans les arbres et les cabanes, avec ses camarades, Vincent devient le meilleur de sa classe.
Lui qui ne doit pas se fatiguer dans la cour avec eux, dans l'atelier, plus tard, il soulèvera pourtant de lourdes planches, billots rudes, massifs. Emporté par la création, sans chauffage, malgré le froid brûlant, parfois, l'artiste se déchaîne. Il oublie les limites de son corps. Il gomme ce passé de coton. De fragilité. De ses muscles d'airain, il façonne, solitaire, les pièces de chêne, de châtaignier. Il dégauchit le bois exotique. Vigueur. Dégrossit le pin. Il le caresse. L'amadoue.
Dompteur de matière.

Le futur Delgadez a les mains moites, d'émotion, d'effort. Il serre son porte-plume. L'encrier, il ne faut pas le renverser. La tige appuyée sur le majeur, l'enfant s'applique. Il maintient si fort l'instrument que la phalange écrasée en garde une trace. Définitive.
Stress tatoué dans la chair.
L'enfant se concentre. Appuie. Jusqu'à déchirer la feuille. Il tremble à chaque problème posé. Lui au trait si sûr, adulte, dans ses encres de Chine, chez qui l'on ne sent pas le moindre repentir, qui avance, construit sans hésitation, son graphisme et ses mondes dessinés... à l'école il frissonne.
Terreur.
Il veut bien faire.
Avec le retard accumulé en Suisse, il doit travailler deux fois plus que les autres, pour les rattraper, les dépasser, maintenir la distance. Rester le premier. Celui qui se distingue, par ses prix décernés en fin d'année...

Le directeur connaît bien cet enfant jamais turbulent. Il passe sa paume sur sa tête, pour le flatter. Longtemps après, lorsque Vincent devient adolescent, puis adulte, il lui serre la main, dans la rue d'Antibes.
Le fils de Morena et Miguel obtient rapidement d'excellents résultats : en témoignent les beaux livres, rouges et or, dorés sur tranche, reliés. Offerts lors de l'officielle remise des récompenses. De quoi rendre fière toute sa famille. Belle revanche, pour ces petites gens.
L'école, c'est la réussite sociale assurée, pensent-ils !
Si les parents du "Petit" savaient qu'il deviendra peintre, sculpteur, pas vraiment un métier, finalement, le lui pardonneraient-ils ?

Mais lui ne travaille pas pour eux, ces grands qui signent son livret d'un paraphe malhabile, baveux. Pas si maîtres que cela de l'écrit, finalement. Sa mère, quasi-analphabète, est juste capable de griffonner maladroitement à son attention, "Grosses caresses", au dos d'une carte postale choisie pour lui montrer qu'elle l'aime. Quatre syllabes, toujours les mêmes, d'une écriture brouillée, d'enfant, grossièrement appliquée. Souvent les "s" s'égarent. Qui lui en tiendrait rigueur, d'ailleurs ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le bonheur ! Il a enfin un copain : Adrien, juste avant l'entrée en sixième. Ce brun, aux cils incroyablement longs, sera son ami, le temps de la préparation à la communion.
Il est beau.
Gracieux comme une fille. La peau mate.
Le regard pétillant.
Doux. Pas toujours à se battre, comme les autres garçons. Rien de Boiron, le chef de bande agressif. Lui ne parle pas fort. Pas beaucoup. Il baisse les paupières, il chuchote. Il sourit. Vincent en serait même un peu amoureux.

Ils se sourient, petit à petit.

Vincent a été "volé" à sa naissance, par sa grand-mère, pour être baptisé en cachette de son fils, communiste convaincu. On lui a avoué le forfait après. Pour être enfin comme tout le monde, voilà que le fils de Miguel exige à son tour de pouvoir faire sa communion... Les femmes ont gagné. Occasion pour l'enfant de découvrir la camaraderie.
L'entente commence dans un murmure. Rires étouffés dans des parfums d'encens, qui tournent la tête. La grosse voix de l'homme en chasuble brodée les arrête.
Adrien a remarqué le petit-fils du marchand de cycles, parce que ce dernier connaît toujours les réponses, au caté... Il est incollable. Et modeste. Vincent ne lève la main que lorsque vraiment personne, pas même lui, si fort pourtant, ne sait quoi dire. Adrien n'est pas jaloux, juste admiratif. Il lui fait des signes, amicaux.
Ils se soufflent quelques syllabes, parfois, pour les demandes et réponses. Timidement.
Vincent pourrait être heureux, si ce dernier ne devait partir en Italie, au séminaire.

Adrien, dix ans, veut être curé.
Des étoiles brillent dans ses yeux. Des auréoles pour tout projet d'avenir. Il se voit déjà, évoluant dans des aubes impeccables, des étoles grandioses, vêtements amples, brodés par sa mère. De l'or dans les mains. Il sait qu'il sera admiré, adulé par quelques paroissiennes timorées. Il le pressent, mais n'ose réellement l'espérer.

Vincent est prêt à croire en dieu, si ses représentants sont ravissants comme lui, si gentil. Mais ce dernier va s'en aller à Rome, pour préparer sa formation. Et s'il devenait pape ?

Lorsqu'Adrien chante, dans l'église, sa voix s'élève tel un fil de cristal : c'est beau comme du sucre candi, dirait Volubilis, gourmande.
Pareil à une chevelure de fille, soupire Vink.

Conduites toujours plus haut, frôlant le point de rupture. Notes éternellement liées, toujours là.

Vincent écoute ces sons qui résonnent dans sa tête, pour s'endormir. Il les entend, en couleurs, dans son souvenir : des formes, des espaces, des volumes. Il traduit cette beauté en courbes et volutes. Lui s'exprime plutôt par la matière.

D'ailleurs au cours de musique, à l'école, le professeur de Vincent, Madame Reine Galibert, de la méthode du même nom, c'est bien simple, elle le met dehors.
"Scélérat, sortez de cette salle !"
Elle le chasse.
Dès qu'il ouvre la bouche, tous ses camarades chantent faux. Le fait-il exprès ?
Elle l'autorise à rester, à condition que surtout, il se contente de faire semblant. Qu'il bouge les lèvres, mais sans en laisser sortir le moindre son.
Miguel aussi s'en moque. Il adore chanter. Il joue du piano, à l'oreille, lui qui ne sait pas lire le solfège, et se désole que son fils n'ait pas ce talent.
L'artiste, plus tard, travaille souvent en écoutant une vieille radio, des cassettes, des CD, au fil des progrès techniques qui vont ponctuer le XXe, puis le XXIe siècle. Il se gorge de musique ancienne, de voix, d'opéra. Mozart. Le lamento d'Ariane, Farinelli. Olivier Faes.
Des sonorités étranges : venues de cultures éloignées, Bali, l'Afrique. Des tambours. Des gongs. Ces sons résonnent en lui, en bleu, en rouge, en vert.
Cadmium, outremer, carmin.

Adrien, lui, s'exprime comme un ange.
Soliste, pendant les messes.

Petit castrat à la voix d'or... hélas. Le voilà parti, pour l'Italie. Comme prévu.

Premier chagrin d'amour, d'amitié. Première séparation avec quelqu'un qui compte.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Si Vincent se sent amoureux d'Adrien, pense à lui, est tout occupé de cette amitié nouvelle, c'est que les écoles ne sont pas mixtes, à cette époque.
Les filles sont rares.
Lointaines.
Denrée précieuse, espèce protégée.
C'est tout juste si l'on peut en rencontrer quelques échantillons, par hasard, ici ou là. Et le coeur comme le sexe ont besoin d'un objet, pour se fixer.

Bien avant Adrien, après lui également, des fillettes ont toutefois déjà pointé le bout de leurs insolentes couettes.
Ces tresses ne doutent de rien !
Voguent au vent : le jeune garçon va de surprise en surprise, ahuri par certaines différences, dont il soupçonne l'existence, qu'il devine, mais dont personne ne lui parle jamais ouvertement.
Il en est au stade de l'apprentissage de l'autre face de la lune.

Toute son oeuvre à venir, ses bonhommes, sexués ou non, reflètent les interrogations de cette époque. Fascination, curiosité. Attraction. Sculptés ou peints, ses personnages se réduisent à une colonne vertébrale, une poitrine proéminente, des hanches, des sexes parfois. Et des yeux.
Des visages, bouches qui scrutent, explorent.

La petite Manon, avec ses jolies fesses rebondies, voilà qu'elle lui demande de la tenir par sa partie charnue, justement, un jour où elle grimpe à l'échelle.

Quel âge ont-ils, tous les deux ?
Sept, huit ans ?
L'émotion du garçonnet, à sentir vibrer la chair sous ses doigts, cette chaleur, qui se transmet de son "derrière" à son visage, rougi, jusqu'à la racine, est inoubliable.
Ineffaçable, même cinquante ans après.

Une autre, Mireille, en promenade, a un jour terriblement envie de faire pipi. 
Dit-elle.

Elle, d'une voix fluette : "Tu peux regarder, si tu veux !"
Vincent, bien élevé, timide, n'ose pas.

Il lui tourne délibérément le dos.
Il ne s'autorise pas à jeter un oeil. Se boucherait les oreilles, s'il le pouvait.
La pensée...

Il meurt évidemment d'envie de savoir. De faire pivoter sa tête. Il ne peut pas. Paralysé. Il n'entend que la douce mélodie. Il devine, obscurément.
Pendant des années, il rêve, pour compenser, inventer ce qu'il n'a pas osé admirer.
Ses tableaux ne cessent de recréer ce monde énigmatique des filles. Ces Vénus. Ces Lolita. Ces Carmen. Ces Dulcinée. Ces poupées avec lesquelles il aurait tant aimé jouer, autrefois. Qu'il n'osait approcher...
Les sculptures tâtent du volume, donnent des formes, à ces bassins, cuisses, tailles. À ces seins. Ces courbes de l'épaule. Ces vertiges, ces éblouissements.
Toute son oeuvre se concentre sur des pupilles, qui le dévisagent narquoisement, pendant que lui-même, pudique, tourne le dos.
Lorsqu'il voit La pisseuse, de Picasso, à Beaubourg, il reste longuement planté devant la toile, cette origine du monde, qu'il n'aurait pas osé dévisager aussi crûment ! Il entend le cristallin breuvage s'écouler de ce bleu. Ce vert. Fasciné.
Toujours aussi gauche, intimidé. Malgré les expérimentations qui entre-temps sont siennes...
Captif d'un souvenir, d'un fantasme : tout un imaginaire, soudain, déployé...

Pour lire la suite, il suffit de me la réclamer...