Derrière le miroir

 

Est un roman sur l'anorexie, et la mémoire.

 

Anorexie, autobiographie, histoires de famille (...) que l'on ne me raconte pas de boniments, c'est encore plus passionnant que le meilleur des romans !, écrit l'héroïne, de cette fiction.

J'en parle quasi-quotidiennement, dans mes mails à Bijan. Il est impatient que je lui relate les tréfonds que forcément je vais découvrir : Parce qu'il y a toujours un secret, tu sais ! Dans toutes les tribus !

Je lui affirme que non, pas chez moi.

Secret défense, il m'a répondu.
Ça n'existe pas, des familles sans protection !

Je réplique que mes parents, ce n'est pas pareil.

Évidemment, la jeune fille se fourvoie, va se plonger dans des questionnements apparemment sans fin.

Sans faim.

Ce qui va surgir, lorsque Émeraude Stella commence à explorer son passé, celui de Nicolas Zeitung,et Gisela, son épouse notamment, elle ne s'en doute guère. À l'époque, c'est tout juste si je connaissais son prénom. C'était quand même mon arrière-grand-père, un vieux vraiment lointain !

Ainsi s'exprime l'héroïne, atteinte par des troubles alimentaires sévères, en quête d'elle-même. Sa mère, danseuse, est morte, deux ans plus tôt, - Je n'avais pas envie d'écrire sur Elle. Surtout pas.

Le père, peintre, rumine sa souffrance, et la lycéenne, mal dans sa peau, mène son enquête sur leur énigmatique arbre généalogique.

Au départ, à partir d'une demande purement " scolaire ", puis peu à peu simplement pour elle-même.

Une question de survie.

Je me suis souvent réfugiée dans son placard, pour pleurer, depuis la Catastrophe.

L'effroyable grand écart final

De ces interrogations vont surgir des fantômes, particulièrement touchants.

Remontant les générations, jusqu'aux aïeux.

De cette archéologie familiale, ce sont quelques lourds secrets, qui vont apparaître, sous ses yeux, comme sous ceux du lecteur.

La vie ordinaire croise l'Histoire, pour l'aider à se construire, enfin.

Cette fiction d'Anne Poiré, à la première personne du singulier, constitue une réflexion sur l'impact, le poids de nos antécédents, - inconsciemment.

Comment l'on se crée, aussi, à partir des silences et reflets...

Le tout, en une écriture qui alterne récit et dialogue, en une prose à la fois poétique, et souvent proche du réel.

Les chapitres se succèdent, au fil des recherches menées par Émeraude, laquelle, hélas, continue à perdre des kilos, tout en gagnant en maturité jusqu'à prendre une décision essentielle, en ce qui concerne les soins, et l'espoir.

Il faut dire qu'à ses côtés, le Docteur Fontaine, pédopsychiatre, joue un certain rôle, au moins autant que l'oncle Benoît, sa femme Joséphine, l'ami iranien, sans oublier Mme Gary, si subtilement présente !

 

Un extrait de ce roman datant de 2005 ?

 

Chapitre 1

Comment émerger de ce chaos ? Ces mots, ces événements, ingurgités, bouchées rapides, pas franchement mastiquées, pas même digérées, de quelle manière les restituer... ?

L'enfer.

Le docteur Fontaine me l'a dit, Plus on laisse traîner, et plus l'habitude s'installe.

Je me sens détruite, méconnaissable.

Je m'appelle Émeraude.
Couleur de l'espérance, a, paraît-il, répété mon père, en choisissant ces syllabes chatoyantes.

Et Stella : étoile.
C'est ma mère qui a tenu à ce que l'on me nomme ainsi. Femme des confins.

Goût de l'absolu, exigence capitale...

Elle ne détestait pas le latin. Si elle n'avait pas fait de la danse, elle aurait pu être professeur de français.

Pas classique. Ne confondons pas, elle précisait, tout le temps. Après le conservatoire, elle a un moment travaillé à l'opéra, mais c'était le contemporain, sa passion ! Tout dans le rythme, la grâce, le tonus !
Lignes et courbes.

Maman est morte, il y a deux ans.

Lili.
Lili Lettovski, devenue Pommier par le mariage.

J'ai d'abord eu l'impression d'un cataclysme.

Puis j'ai vu que je survivais.
L'on peut rire, quand sa mère n'est plus là.

L'on peut même pleurer.

L'on sourit, aussi.

Absence.

Mon père est occupé, toute la journée, par ses tableaux, ses dessins.
Avant, déjà, c'était sa folie.

Maintenant, il n'en sort plus : la tête pleine de pinceaux, brosses, couteaux.
Coups d'huile, d'acrylique.

Il jongle avec le cyan dégoulinant, les amarantes en gelée, garances infinis. Le vert anglais. Il distribue le pastel gras sur des toiles immenses, qu'il ne veut plus exposer, depuis l'Accident.

Son univers rétrécit chaque jour, tant l'atelier est plein.
Partout.

Déborde.

Représentations délirantes, - amoureuses ! -, de celle qu'il a définitivement adorée, depuis le jour où il l'a rencontrée : Lili.

Ma mère.

Vide abyssal, occasionné par sa terrible perte.
Glose de sa peine, commentaire indirect.

Moi, constellation de toutes les existences que j'aimerais connaître, je suis terrifiée. Me voilà en Première, bientôt en Terminale, et je ne sais pas encore ce que je veux faire de ma vie.

Toutes les questions sont là, sans réponse.

Personne pour m'aider.

Je veux la réussir.
Je veux le bonheur.
Je veux tout.

Je ne désire rien.

Je suis paumée.
Perdue.

Ce qui est dur, c'est de voir les autres. Ils ont l'air de vivre bien, heureux.
C'est vrai, dans ma classe, ils se marrent, ils se bidonnent, ils sont en bande.

Moi, je reste toute seule.

Tout le temps.
Mon silence m'exaspère...

Qu'est-ce que je pourrais leur dire ? Ils n'ont pas les mêmes préoccupations que moi.

Je suis rongée par des questionnements sans fin...

Sans faim.

Trop d'interrogations. Ceux de mon âge ne souffrent pas, eux. Ils sont contents, même.
Bien dans leur peau.

Font des fêtes, ensemble.
Vont en boîte, au cinéma. Passent le code, le permis.

Je ne suis pas comme les autres, - isolée. Dans mon coin.
Personne ne me voit.

Transparente.

Je déteste cette ambiance.
Rage de l'impuissance...

Ce bahut, sans avenir.
Sans présent.
Sans passé.

Anonyme, médiocre. Banal.

Normal.

Des fois, j'ai envie d'éclater, de hurler.
De pleurer.

Misère mienne. Je ne dis rien.

Je fais mes devoirs.
J'apprends mes cours.

J'aimerais pouvoir m'entendre avec les types de ma génération, mais ces garçons sont trop jeunes.

Superficiels, moqueurs.
Sans intérêt.

... Un jour, mon prince viendra...

Mais quand ?
Comment ?

Certainement par surprise, sur la pointe des pieds. Tout doucement. Quelqu'un se glissera derrière moi, pour me susurrer des mots doux, poétiques, à l'oreille.

Je voudrais me faire draguer. Là. Tout de suite.
Par n'importe qui.

Surtout pas le premier venu.

Avoir une "meilleure amie", à qui tout dire, tout confier. Avec qui piquer des fous rires à m'en faire éclater la rate, comme on le voit dans les livres, les films.
Confidences, secrets.

Compréhension à demi-mot.

Pas simple !

Je viens de lire un roman incroyable, de Michel Quint : Sur les trois heures après dîner. Bijan me l'a envoyé.

C'est dégoûtant : il n'y a même pas une option théâtre, dans mon lycée, avec un prof de qui tomber amoureuse !

Je l'ai adoré, ce bouquin : j'ai pleuré...

Sur eux, - Kader, si patient, si amoureux.
Si beau...

Sur cet amour, flamboyant. Impossible.
Tragique.

Mélodramatique.

Tout.

Total.

Et moi ?
Qui s'occuperait de moi, si je faisais une attaque, là ?

J'ai sangloté sur les proches de l'héroïne, cette mère, insondable, - vivante ! - , et le père, apparemment atroce, mais si humain, finalement.

Il fait ce qu'il peut...
Le mien n'est ni pire ni mieux, même si c'est dans un tout autre registre.
Le genre artiste.

Jamais simple, sans doute, les parents ! Quand j'étais petite, des fois, je le leur disais, aux miens : Vous ne pourriez pas être comme les autres, vous deux ?

Pas moyen de tomber sur une famille normale, qui regarde la Star Académie à la télévision ?
On ne l'a même pas, la télévision, d'ailleurs...
Jamais eue.

Très peu pour eux... Non merci, ça ne nous intéresse pas.

Et moi ?

Nul jeu vidéo, non plus.
Évidemment.

J'aurais voulu tomber sur des beaufs de base, et c'est des intellectuels un peu baba, plutôt cools, qui me sont tombés sur le coin de la figure.

En plus, pour ne pas faire comme tout le monde, c'était Roméo et Juliette.

Oui, ils s'aimaient, ces deux-là, s'adoraient...

Même goût pour les huîtres, la roquette bien craquante, le jambon blanc, avec sa couenne.

Bref, pas de pot !
Ce n'est pas chez nous qu'il y aurait eu la méga-réjouissance du divorce, comme chez Sonia, ma voisine de quand j'étais petite, avec tous les avantages que cela a comporté pour elle : cadeaux en double, vacances aussi, et tout le reste. Tête à tête, chambres décorées selon son désir, surprises à foison, pour son anniversaire, corne d'abondance à Noël, de l'argent de poche de chaque côté, sans parler de l'affection, de l'intérêt pour sa précieuse personne : que des avantages... !
Madame, je n'ai pas pu faire mon devoir de math, j'étais chez mon père.
M'sieur, j'pourrai pas lire le livre de Balzac, ni celui de Stendhal, c'week-end, ch'suis chez ma mère...

Ce ne seraient pas mes parents qui se seraient quittés, hélas : non, eux, ce n'était que tendresse coquelicot, grandioses myosotis, sentiments élevés.

Sans épine, en bouquets inoubliables.

De la passion.

Oui, in-sé-pa-ra-bles : mêmes regards, mêmes rires, mêmes colères. Les mêmes oublis, les mêmes révoltes.
Les mêmes élans.
Et tout le reste, pareil !

Indissociables.

Avec moi, au milieu, à se demander parfois pourquoi...
Ce que je suis venue faire là.

Hélas, ensuite, il y a eu l'Accident.

Depuis, je sais que les tragédies, il vaut mieux ne pas les souhaiter.
On s'en passe bien, quand elles arrivent !

Moi qui avais bêtement espéré qu'ils se séparent. À imaginer que l'on m'écouterait, m'aimerait un peu plus...

Plan d'enfer.

Raté : j'ai eu tout faux.

Ils se seront aimés jusqu'au dernier moment.

Et même après.
Depuis.

Mon père ne s'en remet pas. Il n'est plus que l'ombre de ce qu'il a été.

Tout blancs, ses cheveux de jais, depuis l'enterrement.

Mais c'est trop tard.

J'ai beau essayer de m'endormir, parfois, en me disant, Demain, tu vas voir, tu vas te réveiller, et tout cela, tu ne l'auras pas vécu..., ce n'est pas la peine, au réveil, c'est reparti, exactement comme la veille. Le poêle à bois s'est éteint, faute de combustible, la maison est glacée, il n'y a plus de jus de goyave dans le réfrigérateur, ni pain de mie, ni beurre, ni confiture de pêche de vigne, pour mon père, plus rien, - grand vide.

À vomir.

Pablo est totalement couvert d'acrylique, - jusque sur ses sourcils ! -, dans son atelier, qu'il n'a pas quitté de toute la nuit.

Trop dur : il s'y réfugie, n'en sort plus, surtout pendant nos interminables insomnies.

De mon côté, je n'ai pas envie de rester dans pareille atmosphère.

Je finis par aller au lycée.

Même en traînant, dans la rue, j'arrive toujours en avance : l'école, c'est un dérivatif comme un autre ! Pendant les cours, au moins, je peux me concentrer sur autre chose : la capitale de la Norvège, un écrivain guatémaltèque. J'enfourne les connaissances, je me gave de savoir.

Jamais rassasiée...

 

Chapitre 2

Ce n'est pas mon père qui a eu l'idée de m'envoyer chez un psychiatre.

Tu comprends, le traumatisme, en parler, cela ne peut pas lui faire de mal, et puis ce n'est jamais très sain, la culpabilité...
Tout ce baratin.

C'est ma tante, la femme de Benoît.

D'habitude, elle et la psychologie, cela fait deux. Mais pour une fois, Joséphine a eu une bonne idée !

Parce que c'est ce toubib, le Docteur Fontaine, qui m'a donné le premier fil.

La première becquée, plutôt : oiseau tombé du nid...

Enfin, pas tout à fait, ma prof, aussi, Madame Gary.

Cela faisait des séances et des séances. Je lui parlais, ou je me taisais, selon les jours. Je ne voyais pas tellement l'intérêt de toute cette mascarade.

Le problème, c'est que j'en étais bientôt à 40 kilos, et je pensais qu'en dessous, ils allaient m'enfermer. Si j'avais su qu'ensuite je continuerais à en perdre, beaucoup...

Donc, je craignais qu'ils m'hospitalisent.
De force.

M'incarcérer, oui ! Dans tous les cas, c'est ce qu'elle m'avait dit, l'infirmière, au lycée.

Il y a eu la visite médicale.

Le médecin scolaire n'était pas là.
Madame Valère le remplaçait.

Elle avait l'air vraiment menaçant, avec ses gros yeux, derrière ses loupes de vieille mémé. T'as vu ton air buté ! Et bien sûr, t'as les doigts bleus de froid, en permanence ! Ça ne m'étonne pas, quand je vois le peu de chair qui te recouvre le squelette...

Avant de me faire monter sur la balance, elle m'a évaluée, me soupesant du regard, comme au marché aux bestiaux de Saint-Christophe en Brionnais, dans le Charolais !
Quelle humiliation. Cette rage, en moi !

Je me sens parfaitement bien !, je me suis entêtée à lui répondre, à cette vieille bique.

Je ne m'étais pas vraiment rendue compte que cette dégringolade pouvait déranger à ce point.

De toutes les façons, je suis très bien comme cela !

Il est vrai que je n'ai plus jamais faim.

Depuis quand ? Je ne saurais pas le dire, avec exactitude...

Si je ne lui préparais rien, mon père grignoterait trois tranches de saucisson, posées à même sa palette, en sirotant son verre quotidien, - rien qu'un ! -, de Bordeaux. Alors le plus souvent, je lui mitonne avec ferveur de bons petits plats, que je lui porte, avec cérémonie, au milieu de sa térébenthine.

Il doit penser que j'y goûte, mais moi, rien que l'odeur, cela m'écure plutôt...

Fumets répugnants, nourriture détestable.
Voilà qui me soulève le cur.

Bref, seule dans l'appartement, je suis comme qui dirait livrée à moi-même. Et comme mon estomac ne réclame jamais pitance, je ne vois pas pourquoi je forcerais sur la quantité.

Plus d'appétit pour rien, d'ailleurs.

Je ne m'en suis pas aperçue tout de suite.

C'est les autres, avec leur regard agressif.
Surtout mon oncle :Tu veux rivaliser avec les taupes-modèles ?

Toujours le mot pour frire, le père Benoît !

Mais c'est pas vrai, on t'a évacuée in-extremis des camps !

Agréable !

T'as vu tes dents, qui sortent, - un vrai cheval ! -, et tes cernes ?

Je ne comprends pas.
Je me recroqueville sur moi-même, je me bouche les oreilles.

Je me trouve laide.
Je suis moche.

Irrécupérable.

Donc, je peux dire que c'est venu du Docteur Fontaine, et de madame Gary, ma prof de français.