Enfant(s)illages

est une nouvelle parue dans la revue des éditions Chèvre feuille étoilée :
Etoiles d'encre
n°31-32

Étoiles d'Encre
est une revue trimestrielle
en numéro double des éditions Chèvre-feuille étoilée,
éditée en France et en Algérie.
Cet espace de parole et d'écriture thématique est mis à la disposition des femmes de la Méditerranée. Le numéro 31-32 de cette revue porte sur la question du couple.
L'être à deux.

N° 31-32 : Carte blanche à LEILA SEBBAR - octobre 2007 : l'"être à deux"
Couples soudés à vie, couples torrides, couples où se sont installés les malentendus et les silences, couples qui divorcent, couples complices...


La nouvelle d'Anne Poiré, page 111 à &17, s'appelle : Enfant(s)illage

Une vingtaine d'illustrations d'oeuvres Poiré-Guallino accompagne cette luxueuse revue.

Pour leur commander un exemplaire, vous renseigner ou vous abonner :
Editions Chèvre-feuille étoilée
Le Clos de la Fontaine, Bat B, 65 Cour Libéral Bruant
Rue Jacques Lemercier - 34080 Montpellier

Tel/fax: 04 67 73 75 45
http://www.chevre-feuille.fr/
et
http://www.revues-plurielles.org

Quant au texte, eh bien, si vous avez envie de le lire... en voici de larges extraits :


VARIATIONS SUR L'ÊTRE À DEUX


Enfant(s)illages
Anne Poiré






" - Toi, tu es faite pour en avoir, plein ! » Vincent me tient
dans ses bras, amoureusement. Ses boucles caressent
mes joues. Et je me braque, je me tends, je m'éloigne déjà...
Nous étions convaincus de marcher dans la même direction
- la situation était tendre - et voilà qu'il a ouvert la bouche,
explicité le fond de sa pensée. Tourbillon, cyclone. Mieux
vaut clarifier cette question tout de suite. En moi résonne la
scène inaugurale d'une histoire familiale si souvent entendue...
Sirènes sauvages, rugissantes.
« - Tu le jures ? » Maman, sur le point de confirmer ses
fiançailles, est allée rendre visite à ses lointains futurs beauxparents,
et surtout à papa, son Patrice, à Grasse. Joyau des Alpes-
Maritimes, comme l'indique la carte postale à bords crantés
qu'ils ont achetée ensemble, pour l'envoyer à l'oncle Marcel
et à Micheline, afin de les rassurer : tout va bien.
Elle repart pour Alger, chez ses parents. Ils tiennent une
pâtisserie « comme en métropole », éclairs, choux, babas au
rhum ; elle loge naturellement chez eux. Ma mère est venue
en bateau, profitant d'un salon, où il a bien fallu aller commander
ce que les voyageurs de commerce n'offrent pas lors
de leurs circuits jusque chez eux. Elle trépigne, sur le pont, à
tribord, son amoureux lui souriant depuis le quai. Ils sont montés
ensemble, il a détaillé la curieuse cabine, pour pouvoir l'imaginer
après, lorsqu'assidu, il lui écrira. Rite quotidien. Il pourra
lui parler des chromos, d'un goût douteux, dont ils ont ri
quelques minutes plus tôt. Il multipliera, à l'infini, les pleins
et les déliés : c'est par les mots qu'il l'a séduite, de lettre en
lettre, - pont majuscule, en travers de la Méditerranée...
L'heure approche, de la séparation. Patrice n'ose pas
regarder la montre à l'épais bracelet de cuir brun, que son
parrain lui a offerte, le jour de sa communion solennelle. Marie
exhibe, dans sa main gauche, poing serré, tout chiffonné, le
mouchoir de coton blanc, brodé par elle, avec leurs initiales
entrelacées. C'était un essai, afin de voir l'effet obtenu.
Porte-bonheur... Taies d'oreiller, nappes, draps. Leur trousseau
en cours. Elle agitera son talisman entre deux sanglots
dès que la corne de brume va retentir.
Signal inéluctable du départ : un premier vagissement, dans
le ciel bleu. Soudain, l'urgence. La jeune femme s'éloigne promptement
du bastingage, supplie le matelot, actif, tirant sur les
cordages, près des chaloupes de sauvetage. Ils ont déjà allumé
le moteur, la bête vrombit, tangage et roulis suggérés dans
ce mouvement imperceptible... Peuvent-ils l'attendre, un court
moment, c'est important. Le capitaine s'avance, l'écoute,
hoche la tête. « Impossible, mademoiselle ! » Elle insiste. C'est
essentiel. « Si l'on devait retarder l'appareillage selon les
caprices (il glousse) de toutes les belles de Cadix ! » Toutefois
elle parlemente, velours : c'est vraiment capital, une question...
de vie ou de mort... Elle n'abusera pas, ce sera rapide. Elle ne
prend d'ailleurs pas le temps de lui sourire, pour le remercier,
- accorde-t-il un délai ? Elle s'empresse de courir, sa jupe sobre
plaquée contre ses cuisses solides. Les semelles claquent à même
les planches de bois lavées à grande eau : elle quitte le navire
sans respirer, bousculant les passagers ahuris.
« Patrice, une conversation est nécessaire. » Ils se sont éloignés,
un peu à l'écart. Pas trop, néanmoins : il serait inconcevable
de rater le départ, - grouillement des quais, bagages, vaet-
vient des voyageurs... Le cur de mon futur père bat à tout
rompre. Patrice a peur de ce qu'elle va dire, elle si pâle d'ordinaire,
brusquement excessivement rose, les pommettes en
feu. Confusion maximale ! « J'exige de savoir quelles sont tes
intentions : il faut me promettre, Patrice, que... » (un temps,
interminable, infiniment long...) « ... nous aurons beaucoup
d'enfants ! » C'est sorti, d'un jet. Implorante. Jusqu'à présent
ils n'ont pas évoqué ce sujet. Tabou du corps ? Décence, retenue,
délicatesse... Évidence, pour elle. Mais lui ? Maman est
fille unique, ses parents ont eu tellement de mal à lui donner
l'existence : ma grand-mère a accumulé fausse couche sur perte
involontaire, dramatiques expulsions avant terme... À l'époque
de ces insuccès, ils se trouvaient dans l'Oranais. Ce n'est que
depuis qu'elle-même a eu cinq ans qu'ils demeurent au centre
d'Alger, avec ce parc, jardin raffiné, planté d'orangers parfumés,
de palmiers dattiers merveilleux. Senteurs inoubliables,
couleurs magiques, pour exorciser, gommer ces minuscules croix
immaculées, au cimetière... sombres espoirs mort-nés. Ils étaient
convaincus qu'ils n'auraient jamais la moindre descendance,
et subitement voilà, la petite miraculée, maman, a vu le jour,
en parfaite santé, le 14 juillet 1927. Date historique !
« Patrice ? » Mon père racle sa gorge. Marie le scrute, les
yeux brillants. Pour elle c'est décisif. Elle l'aime, certes.
Pourtant s'il y avait désaccord sur ce point primordial... Elle
avait décidé, avant de le rencontrer, qu'elle s'engagerait dans
une communauté religieuse, afin de s'occuper de ces enfants
sans mère, elle saurait leur distribuer tout l'amour du monde,
elle chérit la vitalité, les nourrissons... Jusqu'au bout du continent,
tant de déshérités, à aider : l'entière Afrique a besoin
d'elle.
Papa, lucide, sait ce que c'est, la charge d'une famille : ses
parents, Aimé et Morena Bertozzi, ont eu huit bambins. Il faut
les éduquer ! Louis, c'est le curé, Marguerite, devenue institutrice,
Paul, électricien, Rolande, l'épouse d'un chef de gare,
en Italie, Blanche et Victoire, les aînées, professeront les arts
ménagers, toutes les deux, Luc, une tête-brûlée, s'engagera dans
l'aviation, se recyclera comme pompier, travaillera dans des
bureaux, à la sécurité sociale... et lui, au parcours professionnel
chaotique, finira secrétaire de mairie, s'attelant avec passion
aux festivités, fêtes des fleurs, sociétés des danses folkloriques
locales, leçons de provençal pour les autochtones et les touristes,
parisiens ou anglais... Quelle responsabilité, ces vies à
accompagner, construire ! Sept frères et surs, pour Patrice
: les loupiots - garnements et diablotins - croissent dans les
heurts, le bruit - les braillements plutôt - les rivalités. Les privations,
parfois, pèsent lourd. Tant d'agitation autour de soi...
Pressante, Marie s'obstine : « Je vous en conjure - le projet
de vie est fondamental - Patrice, dites-moi si... » En réalité,
effectivement, elle le vouvoie toujours. Ils restent réservés,
même s'ils évoquent des projets communs. Ils ne passeront
au « tu », plus sensible, incroyablement intime, qu'après les
fiançailles - et encore, sur proposition des parents. Tel ce baiser,
le premier, très chaste, d'ailleurs, que Patrice se risquera
enfin à déposer sur la joue veloutée de l'Exquise. Oui, il fau-
dra de longs mois, pour qu'il s'autorise finalement une caresse
aussi audacieuse le jour de l'officielle promesse d'épousailles !
Parce que les proches l'ont quasi-ordonné... Scrupules, timidité.
Ils n'osent pas franchir les interdits, ils s'avèrent pudiques !
Leur correspondance en témoigne, chante les étapes, - ne pas
les brûler... - approfondit leurs émotions, leurs cas de conscience.
Émois partagés, à naître, à amplifier. « Je vous en supplie : souhaitez-
vous avoir beaucoup d'enfants ? » Maman n'utilise pas
que les armes du regard, elle exploite également la totalité des
mots et expressions en sa possession : « Vous devez comprendre,
pour moi, c'est principal... », un souffle. « Je veux des bébés. »
Un silence. « Beaucoup de pitchounes ! »
C'est sur l'adverbe qu'elle a insisté. Patrice fouille son esprit.
Pomme d'Adam qui s'élève, descend. Il frotte une allumette
qu'il colle contre la cigarette, calée entre ses lèvres. Il ne se
permet pas de la toucher à l'épaule, il en a envie cependant...
Il la fixe, yeux dans les yeux ; « Déjà bien d'en avoir un ! »,
estime-t-il..., d'un battement de cils : « Beaucoup... C'est beaucoup
! » Un temps. « Nous pourrions commencer par un ? »
Il choisit l'humour, présume qu'il saura la raisonner, plus tard.
Elle est inébranlable. « Beaucoup. »
Secondes, minutes. Longues. Ils sont seuls sur le quai. Mon
père médite sur les jumeaux : l'on chuchote que la branche
paternelle de Marie, à l'origine, en avait la recette, autrefois,
au siècle dernier, avant le départ définitif jusqu'aux Aurès, foyer
de la tribu... Il envisage les triplés en frémissant « C'est rare... » !
Il trouvera des prétextes, afin de ralentir la production, croit
connaître l'influence de la lune - à l'armée il a entendu parler
de certaines recettes infaillibles - notera les températures...
Il la contemple, paraît capituler. Apaisant, prometteur, « Deux,
peut-être ? » Elle est devenue coupante « Seulement ? »
Si belle. Il aspire la fumée, elle ressort gris-bleutée, il plisse à
demi les paupières... Ses pupilles ne sont plus jointes aux siennes,
unies, il inspecte au loin. Le paquebot, à leur côté, semble
arrêté pour l'éternité. Il l'est, dans le souvenir... Ombre massive.
« Non Patrice ! », Marie, si fragile. Elle sait ce qu'elle
juge indispensable, et ce que femme veut... « Croyez-moi, pour
moi c'est beaucoup ou... » Elle hésite, se tait, évite de poursuivre,
tremblante, n'ose prononcer la phrase qui aussitôt claque
comme une évidence, en elle : « Sans cette certitude, je romps
d'emblée la promesse de fiançailles. Il convient d'être bien d'accord
là-dessus... Tout de suite. »
Le capitaine ne s'impatiente pas, pas encore. Mon père inhale,
recrache volutes et panache par les narines, bouche close.
Songeur. Elle est si délicieuse, sa gracieuse promise, - et une
future docteur-toubib ! Si frêle, si déterminée à la fois. La mère
de ses enfants ? Beaucoup, au fait, cela équivaut à combien
exactement ? La corne de brume résonne lugubrement... (...)

Pour tout lire, il vous faudra commander la revue,
ou m'envoyer un petit mail chaleureux !


Ce qu'en disent ceux qui ont lu cette nouvelle ?

Par exemple, Alain :
Dire l'AMOUR, dire le sillage improbable d'enfants venus trop vite, dire le comble du "plein", dire l'émoi du trop alors que le minimum n'a pas été exprimé...
Dire autant un départ en bateau, un départ dans la vie... Dire les doutes pour ce qui vient, pour ce qui détermine AVANT le choix... Dire la peur d'aller alors qu'on n'est pas accordés sur la destination... Jurer avec qui ? Jurer pour quoi ? Le bateau crée un
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