La Faute à Rousseau

n°46

 

La FAR est la revue de l'association pour l'autobiographie et le patrimoine autobiographique, l'APA :

La Grenette

01 500 Ambérieu en Bugey

 

http://sitapa.free.fr

 

Son gourmand numéro 46 d'octobre 2007 a pour thème :

"Nourritures"

 

Il contient deux articles signés Anne Poiré-Guallino, aux côtés d'autres textes de Philippe Lejeune, Catherine Viollet, Peter Fritzsche, Karin Bernfeld, Félix Lendroit, Fr. Tézenas du Montcel, Denids Dabbadie, Hélène Gestern, Sylvette Dupuy, Chateaubriand, G. Guillaumat, Françoise Simonet-Tenant, Michel Leiris, Agnès Disson, Elisabeth Cépède...

et plein d'autres Apaïstes.

 

D'Anne Poiré, on peut lire la page blanche, "Irène et Lisbeth", pages 4 et 5

et "Fabuleuse nourriture d'enfance" pages 24 et 25

 

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Irène et Lisbeth page blanche - p. 4 & 5

 


Mercredi 6 juin 2007. Elle s'appelle Irène Ehrenkrantz, elle est d'origine Lorraine. À la fin de la seconde guerre mondiale, elle a rencontré un Américain, Seymour. Ils sont tombés amoureux, il est revenu la chercher, il lui a donné son nom et, depuis, la voilà expatriée de l'autre côté de l'Atlantique.
L'une de ses copines s'appelle Lisbeth Poiré. Enfin, au départ Elisabeth Bolzinger. Il s'agit de ma maman. À son tour la petite Liesele s'est mariée, elle a eu sept enfants, dont moi-même.

Durant cette longue période de séparation, les deux amies se sont écrit ; ma mère s'est occupée des parents vieillissants d'Irène, elle allait les voir, et je l'accompagnais, notamment lorsque nous rentrions du chalet, c'était la pause obligée, à la maison de retraite, entre Ay sur Moselle et Nonnenbourg, à Château-Salin.


Maman continue de correspondre, régulièrement, avec Irène. Récemment, elle a reçu d'elle deux lettres dont elle m'a parlé au téléphone. La première, de son amie américaine, l'autre, glissée dans l'enveloppe, d'elle-même, lui écrivant lorsque toutes deux étaient encore dans les battements de coeur de la jeunesse, toute une vie devant elles ! Maman avait un peu honte de se retrouver, passionnée, idéaliste, péremptoire, comme une fille de vingt ans, qu'elle n'est plus tout à fait désormais. Et ma mère m'a fait ce cadeau : Puisque tu t'intéresses à toutes ces choses - mais tu seras indulgente, avec moi - je vais te l'envoyer... J'ai essayé de la rassurer, Cette grande fille, à peine pubère, ce n'est pas toi, ce n'est plus celle que je connais aujourd'hui. Moi ça m'intéresse non pour te faire passer au tribunal de toutes tes intentions, mais pour continuer à faire connaissance, découvrir cette inconnue, cette jeune Lisbeth qui n'avait pas encore rencontré mon père, ce héros !, et qui croyait qu'elle ne se marierait jamais...

Maman m'a fait suivre ces deux lettres, et même une autre, d'Irène, annonçant son déménagement. Je me souviens très bien du moment où j'ai ouvert l'enveloppe contenant ce minuscule dossier, quand j'ai commencé à lire les mots anodins de sa copine, je n'ai pas pu m'empêcher de pleurer. Monde mort, aboli : émotion forte.
L' amie américaine explique ­ ce qui arrive à " tout le monde ", quasiment ! ­ comment elle a dû quitter sa grande maison, pour aller habiter dans un studio minuscule. Il faut avoir plus de 55 ans pour pouvoir vivre ici mais on n'a pas l'impression de vivre parmi des " vieux ".
Elles auront bientôt 80 ans, les deux copines, maman est de 1929 ...
Choix drastiques : ce que l'on conserve, ce que l'on supprime. Et l'expatriée de s'excuser, quasiment, d'avoir anéanti ces 60 années de correspondance. J'avais gardé toutes tes lettres depuis 1947. Celles de ma mère et d'Irène { une de ses cousines } aussi. Il y avait une grande caisse. C'est à contre coeur que j'ai détruit tout ça. J'ai gardé toutes les photos. Ci-joint un petit souvenir trop tendre pour jeter.
J'ai gémi devant la photocopie noircie d'un entrefilet découpé dans le journal :
Hyménée. Hier mardi a été célébré en l'église de Florange le mariage religieux de Mlle Elisabeth Bolzinger institutrice avec M. Robert Poiré, employé de bureau, fils de M. et Mme Poiré, directeur d'école à Moulins les Metz et frère de M. l'abbé Poiré, vicaire de la paroisse. La cérémonie a été rehaussée par des chants de circonstance, exécutés par la chorale Sainte Cécile. Meilleurs voeux aux jeunes époux et sincères félicitations aux heureuses familles.


Bon sang, je suis passée à côté de cette mine, à côté de cette possibilité de connaître maman, en tous les cas cette jeune fille, puis jeune femme, puis jeune mère, puis jeune veuve, puis jeune grand-mère, puis jeune retraitée, et tout le reste, j'aurais pu vivre moi aussi un résumé de ces soixante dernières années, notant ce qu'elle considérait comme digne de lui être raconté... Irène a tout détruit. Elle a mis à la corbeille cette précieuse correspondance. En plus, à une amie lointaine, on en dit peut-être plus qu'à ceux qui sont sur place ? Dans une autre missive, elle ajoute :J'avais gardé toutes tes lettres depuis 1947 et c'est à contre coeur que je suis obligée de m'en défaire. Ci-joint l'une d'elle qui explique pourquoi je tiens à toi. Elle ouvre ton âme et tu n'as heureusement pas changé. Toujours prête à te donner, à dépenser tes pensées et efforts pour les autres. C'est ce sentiment que j'ai beaucoup admiré chez toi. C'est la base de notre amitié. J'ai relu toutes les lettres. C'est comme un film qui se déroule à nouveau sous mes yeux. Quel plaisir tu m'as donné non seulement une fois en les envoyant mais une seconde fois en les re-lisant.
Merci, mon amie, tu es irremplaçable.


Pourquoi maman ne lui a-t-elle jamais parlé de l'APA, bon sang ? Pourquoi faut-il que les traces des uns et des autres soient si fragiles, soumises aux aléas de l'espace, du temps ? À vrai dire, moi seule suis affectée de cette disparition. Maman est déjà si contente d'avoir pu retrouver l'encart dans Le Républicain Lorrain, et puis cette lettre, d'elle. À moi cela paraît goutte d'eau, face à l'océan dont on vient de me priver !
J'aurais tant aimé suivre ce " film " ! Ce plaisir ressenti par Irène n'aurait-il pas pu être partagé par d'autres ?


Je relis le début de sa lettre...

Ma chère Elisabeth, quelques mots seulement. Je suis submergée. Je déménage le 12 avril pour Dubuque. Ma nouvelle adresse : (...) J'expliquerai tout plus tard. Il y a 53 ans d'accumulation dont il me faut me débarrasser. L'appartement est trop petit et le déménagement trop cher, vu la distance pour tout emporter.
Le coeur brisé, je me dis que je n'ai rien à regretter. Irène aurait pu jeter cette correspondance au fur et à mesure, comme font la plupart des gens, ou ne pas " nous " raconter cet " autodafé "... Tant pis, ces lettres, il me reste à les rêver, je ne pourrai plus les lire, désormais.


La rescapée, de maman, date du 4 décembre 1949. Lisbeth va avoir 20 ans, elle ignore encore que Robert Poiré va la séduire, bientôt. On y retrouve le ton de " dissertation " de l'ancienne normalienne, pudique et à principes. Faut-il à présent te parler un peu de mes dernières expériences ? Cela est toujours très désagréable de parler de soi ! Mais enfin quelques nouvelles de Lorraine te font certainement toujours plaisir. Allons-y donc ! Je retrouve ma mère, préoccupée de son âme, bien plus que de n'importe quels biens matériels, et en bonne institutrice nommée depuis la rentrée à Ebange, elle poursuit ses commentaires moraux : Un homme qui a un coeur généreux, humble, simple est plus riche que tous les rois de la terre. Il connaît un bonheur plus grand que toutes les satisfactions matérielles, que toutes les aises dont on peut être pourvu : le bonheur, la joie de se donner, la joie de se dépenser pour d'autres privés de nos plaisirs, de nos jouissances. Je voudrais que tous nos enfants sachent qu'on ne vit pas pour boire, pour manger et pour s'amuser, mais que l'on vit pour s'élever jusqu'à la dignité d'homme. Elle reprend plus loin cet idéal à ses yeux magnifique, s'oublier et ne vivre que pour les autres et elle souligne cette phrase, puis prend conscience qu'elle n'a pas pu s'empêcher de redevenir pédago : O pardonne-moi d'avoir développé une leçon de morale. Je me crois certainement en classe, alors que je devrais avoir une petite conversation familière avec toi. Cela doit te paraître très austère. Mais enfin pourquoi toujours parler de la pluie et du beau temps ? Ne vaut-il pas mieux parfois échanger quelques idées pour " limer sa cervelle à celle d'autrui ", comme disait Montaigne.
Maman riait d'elle-même, en me reparlant de cette lettre, surprise d'avoir ainsi cité l'essayiste humaniste.


Quand je pense à toutes ces paroles envolées, détruites... Toute cette correspondance, anéantie. Depuis que j'ai reçu ces maigres traces (compte tenu de tout ce dont j'aurais pu hériter !) ­je me répète que franchement, heureusement qu'existe la Grenette. C'est vraiment le paradis !


et Fabuleuse nourriture d'enfance p. 24 et 25.

 

Fabuleuse nourriture d'enfance

J'ai vingt-deux ans à peu près lorsque mon beau-père, Marseillais, m'annonce qu'il va me mitonner, pour le dimanche où nous viendrons, une bouillabaisse. Parmi les nourritures mythologiques familiales, au premier plan se trouve cette manne ensoleillée d'un Sud chaleureux et accueillant. Ayant longtemps habité rue du Suquet, à Cannes - à côté du port - les parents de Patrick obtenaient des pêcheurs les poissons les plus exceptionnels. Mon beau-père se délectait de ces variétés goûteuses. Là, il est bien embêté, il réside désormais à Olargues, dans l'Hérault, il lui est impossible de se procurer non pas la " poutine " dont le mot me réjouit, mais l'indispensable rascasse, à laquelle il convient de garder la tête, et les autres girelles, roucaous, pajots, et le saint-pierre nécessaires à la réalisation de ce chef-d'oeuvre pour papilles affûtées. Néanmoins, pour me faire plaisir, il va miraculeusement me mijoter une bouillabaisse dont je lui donnerai des nouvelles !


Moi, je suis aux anges. Je retourne 20 ans en arrière. En 1967, j'ai bientôt deux ans, mes parents partent en vacances à Bandol. Originaires de Lorraine, le grand Nord-Est, ils se régalent des vagues, du sable, des parfums inimitables des pins. Le ciel est serein. Une vraie carte postale. Dans la Simca, sans climatisation bien sûr, malgré la galerie sur le toit, l'espace est restreint. Les adultes à l'avant. Derrière s'amoncellent entre valises, toiles de tentes, piquets, paquets, jouets, maillots de bain et sacs de couchage, Marie-Do née en 1953, Jean-Marc, Françoise : les aînés. Puis Claire et moi : les petites. Par chance, les derniers, Pierre et Franck, ne sont pas encore conçus ! Dès les premiers instants de cette halte paradisiaque, mes parents entendent parler de la spécialité enchanteresse réservée aux gourmets. Leur budget est limité, certes, mais une bouillabaisse, ils vont s'en payer une ! Ils déambulent. Après les chips et l'omelette préparée sur le butagaz bleu, la tribu s'éloigne de la pinède, à la queue leu leu, en direction des lumières de la ville. On longe les restaurants, les guirlandes scintillent et les arômes se mêlent. En particulier cette saveur si alléchante des mets de la mer. La friture fait briller les yeux de papa. Maman suit, rattrapant Jean-Marc qui caresse un chien et Françoise qui rêvasse, face au coucher de soleil. Tous les soirs, ils refont le parcours, des " Flots d'azur " à " L'escale méditerranéenne". Fins becs, ils ont consulté et presque appris par coeur les différentes cartes, afin d'élire leur lieu favori. Du safran plein les narines, les parents octroient aux petits une crêpe au sucre, à l'occasion. À partager. Il ne faut pas exagérer. Les enfants ne réclament rien : "Déjà beau que nous puissions nous offrir des vacances", répète maman, étonnée de ce luxe, de ces congés, si chers au cur de papa. Sur le terrain de camping, les pâtes et le riz cuisent lentement, les sardines sortent exceptionnellement d'une boîte en fer : quotidiennement, le poisson frais du marché est passé à la poêle. On s'habitue et ce rythme est si doux. Les cordons de la bourse sont incontestablement serrés, il est vrai. On sait ce que c'est, les familles nombreuses, les parents pas très riches. On répond au désir de l'un, par souci d'équité, on propose une barbe à papa aux autres. Les adultes savourent leur projet par anticipation, ils en bavent, en passant sous le nom clignotant de la guinguette qu'ils ont choisie. Rouille, aïoli... Ils s'offriront une bouillabaisse, avant de rentrer. Ce sera le clou !


La veille du départ arrive. On tire plus que jamais le diable par la queue. Comment joindre les deux bouts, quand on doit combler tant d'estomacs ? Maman souvent l'a raconté - dès qu'on évoque le Sud, en réalité, ou les villégiatures de chacun, Sanary, Sixfours ! Le dernier soir, ils foncent en file indienne pour la promenade de fin de séjour. Papa en tête de cortège, les enfants au milieu. Maman vérifie qu'on n'en perd aucun. Voilà la horde, installée sur la rembarde municipale, juste devant la terrasse convoitée. Pas dedans. Maman distribue alors l'unique sandwich au jambon, qu'elle a concocté amoureusement près de notre tente, pour le papa. C'est son cadeau. Pique-nique improvisé, face aux tables chargées de plats majestueux, débordants de victuailles. Le spectacle est gratuit ! La mère et les enfants auront eux un cornet de glace à une boule, pour marquer la sortie. Les économies avaient été grignotées au fil du quotidien.


La bouillabaisse ? Ma mère n'en a jamais mangé. Ni bourride, ni matelote. Ou peut-être une fois, comme moi chez mon beau-père, cuisinier hors-pair. Lorsque Patrick me l'a offerte à Cannes, au " Mal assis ", je n'ai pas su apprécier cette délicate " compensation ". "Tout ça pour ça ?" N'en déplaise à tous les amateurs, une nourriture légendaire sera toujours meilleure que n'importe quelle bouchée réelle ! "Je n'ai aucun regret", rit maman. "On était si bien, tous ensemble ! C'était merveilleux, ces vacances ! "