Franchement Lasc'Art

 

est un ouvrage hors commerce, tiré à 15 exemplaires par les Éditons de L'Amateur et illustré en couleurs par Guallino, grâce à des pastels enchanteurs...

L'un d'eux est reproduit en bas de page...

 

En voici le texte complet... pour tous les malheureux qui ne peuvent accéder à l'édition originale, fort rare, de ce merveilleux petit livre...

 

Franchement Lasc'Art


Le Señor Ajanjuez, fondateur du musée de la Création Franchement Lasc'Art, à Ay sur Hérault, avait dès mon éveil à cet univers largement contribué à façonner en moi le chercheur, le critique que j'étais à mes heures, - amateur en permanence passionné.

Je n'aurais toutefois point repris comme je le fis l'exercice de ma plume, si, au milieu des oeuvres de fil et de cendres, de crayon et d'acrylique, de pierre et de bois, de couleur et de matière, parmi les stocks de dessins exceptionnels de fous et de rêveurs, des réserves du muséum, je n'étais tombé en arrêt devant quelque carnet jauni, à couverture émeraude, cernée d'un liseré d'incarnat velouté.

Le conservateur émérite de ce site hautement artistique était mon ami de longue date. Une correspondance assidue avait marqué les débuts de notre amicale relation. Aussi acceptai-je gaîment la noble tâche que ce dernier me proposa : il souhaitait me voir rédiger la préface, en un texte liminaire, pudique, sobre, - et efficace -, du vingt-troisième catalogue de cette fameuse collection.

J'avais une pratique fort singulière de ces peintres et sculpteurs, ayant contemplé d'un oeil attentif toutes leurs expositions. Je suivais avec un intérêt jamais démenti la carrière de ceux d'entre ces créateurs qui me touchaient au plus profond.

L'épistolier hors pair, infatigable, ne s'étonna nullement lorsque j'entrepris d'amadouer et apprivoiser mon inspiration, en requérant de lui l'autorisation de fouiller les archives de son cabinet de curiosités.

Laisser les oeuvres se confier à moi, tel était mon projet 

***

Je pus déambuler ainsi que je le souhaitais, soulever une toile après l'autre, chaque carton à dessins, les volumes, tapisseries, ficelles, textiles et terres

Ces trésors m'émurent et me séduisirent.

Les trouver là, relégués temporairement dans ce dépôt, leur conférait un aspect ambigu, une dimension qu'ils n'avaient pas de la même façon, accrochés aux murs des salles du superbe et irremplaçable Musée de la petite ville d'Ay sur Hérault.

Qui n'a jamais convoité une visite non pas guidée mais libre dans les greniers, caves à trésors du Louve ou de Beausite, ne peut comprendre mon émotion en pénétrant en cet antre ! J'en oubliai presque ce qui justifiait ma présence : il me faudrait en tirer les prémices d'un article

Le coeur battant, j'inspectai la caverne d'Ali-Baba Prodigieux abri aux merveilles amoncelées !

Dans cette grotte, un discret recoin sut me troubler, en profondeur.

Le Señor Ajanjuez avait stocké consciencieusement, aidé par ses assistants, les courriers, éditions, invitations, en relation avec chacun des artistes, et c'est là, abandonné parmi d'autres pièces captivantes, que j'eus le choc.

***

La rencontre se fit à mon insu, directement, sans préavis ni préparation.

De la beauté non annoncée.

D'une écriture que j'eusse qualifiée de torturée si je n'avais moi-même à une époque antérieure joué à imiter ces délinéaments anciens, tout à fait à la manière des gothiques d'autrefois, une main anonyme avait inscrit le titre d'un récit que l'on pourrait éventuellement appeler nouvelle, roman, - ou son début, en tout cas -, à moins qu'il ne s'agît d'un témoignage vécu, de confidences hardiment confiées, un journal ?

Sans même en avoir lu la première ligne, je sus qu'entre ce dernier et moi-même, quelque chose d'essentiel venait de se produire.

La page de garde ne contenait qu'un croquis, aux pigments pulvérisés appliqués avec vivacité, - magma chamarré, accueillant en son centre, ou presque, deux formes à peine ébauchées, silhouettes enfantines, rappelant l'humaine condition, fragile

J'avais l'aval de mon ami le Señor Ajanjuez afin de fureter à mon aise, et emporter chez moi les éléments qui seraient nécessaires à l'élaboration de mon texte augural.

Je signalai aussitôt à Ada, la charmante collaboratrice du maître de céans, l'emprunt que je m'autorisai.

Le premier chapitre se présentait ainsi :

***

Mézigue, mon carré pas du tout tulite des végétaliques les moins sérieuses, je l'aime bésef.
Avec ses chutes de flotte, ruisseau torrent c'est selon, ses ombres à frescouille, ses massifs rognés peu à peu sur les ronçailles et les déchets tout salopés, faut voir le tableau que ça m'accroche aux cimaises !

Rapport aux taches de cyan, aux éclaboussures de magenta Pivoines et rhododendrons, ça rivalise sec avec les althæas qui s'allument dès la fin du grand août

Avant c'était la brousse, - cambrousse !-, les fils de mer barbe laids, - moustaches ailées !-, les morceaux de roc saillants en piège dans les embrouillés coins coquins. Des tessons de bouteilles, canettes et litrons jetés par les lucarnes

Impossible d'accéder à la bassine à truites. Bonjour la rivière ! Bicose les orties se faisaient la protégeante des bergeasses, réservées aux blancs-becs de zoisilleaux au long réverbère crochu!

Encore moins envisageable de se trempouiller les paluches et panards dans les giclées de glissades à Niagara Culbutes des cascadelles

Les lampions faisaient la gueule, dans ce dédalus à labyrinthe C'était savane spongio-marécageuse itou, même avec les bottes à Mimile et le caoutchouc jusqu'aux genoux !

'Xact et véridique, pour qui se voulait baignader, c'était Jeudi ou l'élingue de l'Antartique version Robe en Son croit aux Hérons

***

Aussi curieux que cela pût paraître, ces phrases liminaires m'avaient totalement, d'emblée, satisfait.

J'avais le sentiment extrêmement étrange d'être confronté à une langue touffue, obscure, appartenant non pas à un banal homo sapiens cultivé, mais bien plutôt à quelque réinventeur d'idiome, un Antonin Artop, plasticien de la Création Franchement Lasc'art, un Vicente Vent Goglu, surréaliste ou lettriste, sans nul doute, quelque Zizou Isidoris ayant jeté sans hésiter des mots de toutes sortes, fortuitement, sur ce carnet intime, aux feuillets désormais jaunis.

Comment dater tel document ?

La couverture ne contenait nul indice, et ni le commencement, ni ce qui venait immédiatement après, - que j'avais également survolé, vite -, n'offrait d'indication précise à ce sujet.

Il y avait bien des références à des ouvrages du siècle dernier: celui de Mickael Tournis en témoignait.

Mais l'allusion était-elle si claire ?

J'enquêtai auprès des employés, et l'une des collaboratrices du Señor Ajanjuez, - ladite Ada, experte ès classement -, me promit de chercher dans les archives dudit musée des traces rigoureuses concernant l'introduction de ce précieux dossier en ces lieux.

En attendant l'aboutissement de ses investigations, je m'empressai de reprendre ma lecture.

Le chapitre suivant se révélait d'une facture, d'une écriture toujours très originale

***

Faut dire, les rijavavages, c'est quand même quelque chose, quand on y aborde enfin !
Jamais mousse plus vertement pétillatoire, et puis des bancs fleurant bon l'aération de campagne, bled à cottages, pour mézigue, qui débarque de la Capiteuse, c'est mieux que Fior et Sonne-La Dikyel

L'auteur écrivait comme il parlait.
Apparemment.

J'étais désorienté. Embarrassé.

Pour illustrer (?) son propos, l'homme au vocable extraordinaire accompagnait chaque texte d'un pictogramme, particulièrement coloré.

À moins qu'il ne s'agît d'une femme ?

Le saurait-on jamais ?

Je passai assurément autant de temps devant ces charades polychromes que je l'eusse fait si cela eût été des paragraphes

Quelque mystère m'échappait.

Un aspect probablement essentiel se dérobait face à mes tentatives d'interprétation

Arrivé à ce stade de déchiffrement et décodage de cet inhabituel récit enluminé, je décidai, en me coupant sciemment du reste du monde aussi longtemps qu'il le faudrait, de me plonger dans les jouissances de cette insaisissable histoire.

Je décrochai mon téléphone, mon fax, mon modem, arrachai la prise de la sonnette, et après m'être organisé dans les moindres détails afin de ne plus subir aucun dérangement, je m'installai confortablement.

***

Le calepin n'avait point d'auteur affiché, reconnu.

Son écriture transformait le langage même avec lequel j'avais toujours entendu les êtres s'exprimer, le renouvelant avec force et grandeur. Quelle chance de pouvoir fréquenter de tels sommets ! En tant que lecteur gourmand, explorateur des fantasmagories d'autrui, navigateur joyeusement solitaire dans les pages les plus hétéroclites, je m'interrogeais : que m'arrivait-il là ?

Depuis que j'avais amorcé ce surprenant voyage, de l'irritation déconcertée, j'en étais venu à l'intérêt fasciné

***

Les phonèmes se mêlaient aux dessins

C'était du pastel.

Chaque griffure éclipsait le trait précédent, en caresses pourpres, effleurements d'orage, frôlements d'outremer et des bonshommes se promenaient dans cette sarabande colorée, aussi à l'aise que des funambules sur leur fil.

Alias funamfilles dans leurs bulles comme l'avait si astucieusement écrit mon destabilisant artiste

Je repérai notamment une idole.

Statuette pariétale aux seins divins, aux rondeurs généreuses, appétissantes elle se donnait à voir comme d'autres s'offrent aux caresses, voluptueusement prodigue de sa chair et de ses charmes

D'un trait indigo, je me dirigeai à nouveau vers les mots, éraillés, fascinants

Non mais Faudrait pas croire : dans mon pelousard, c'est à toutes les saisons patchwork et patchouli différent ! Du méconnaissable jusqu'aux racines sur pivot, le bulbe en sous-voltage ou en plein dans les fumerolles de la rampe 

L'automne, tiens c'est un érable du Nacada, empourpré jusqu'à la rougeole, qui monte la garde au fin fond de la parcouille, et il surveille duraille, gravosse, en rougeoyant tout l'horizon dans sa hauteur

Au printemps qu'à faire, je te le donne en pot, le sucre safran doré, qu'on dirait du beurre en paillette c'est rien moins que des fleurs de chevelance
En paon dans le mille !

Sans causer des jonquikis en pavane, après les crocus, hibiscus et diplodocus qu'éclatent de toutes leurs préciosités : on dirait qu'elles sont peinturlurées, tellement qu'elles sont fortiches avec leurs gribouillis maquillagés

Je commençais à comprendre la logique d'une telle reconstruction linguistique. Les syllabes dérapaient, par jeu de sonorité, ou simple polysémie ravageuse
S'enrichissaient

D'échos en clins d'oeil, les phrases annonçaient de surcroît une connaissance point tout à fait vaine de la peinture conçue comme saveurs et délectables délices

***

Où donc l'auteur voulait-il en venir ?

J'aimais assez qu'il osât titrer "Germaine, Maimaine, prolégomènes à l'écorce future" un épisode central aussi peu métaphysique, philosophique, et finalement point nécessaire à l'intelligence des graphismes. Sans doute le substantif quadrisyllabique l'avait-il séduit pour son obscurité, ou son inanité

Texte qui s'avérait humoristique, peut-être ?

Confidences allégations proches de la confession, dont une note astérisquée affirmait brutalement insinuait plutôt que le père de ces lignes eût pu s'appeler être nommé Bob Bolzinger

Enfin un indice !

Ce patronyme ne m'évoquait rien ni personne. Le diminutif non plus.

Je compulsai fiévreusement la liste des créateurs Franchement Lasc'art, les encyclopédies, dictionnaires, CD Rom, Internet et autres sources potentielles d'information, espérant trouver de ce côté quelque chose de capital au sujet du mystérieux responsable de ce manuscrit à la langue si babélique et aux dessins tellement stupéfiants

En vain, bien sûr.

Vraisemblablement, il ne s'agissait que d'une fiction, avec pseudo, fausses pistes et inventions

Comment savoir ?

Le sieur Bolzinger n'avait nullement déposé une oeuvre, quelle qu'elle fût, en ce musée d'Ay sur Hérault, et ni Ada ni le Señor Ajanjuez ne connaissaient rien de lui.

Sur lui non plus.

Ce carnet avait-il réellement été rédigé par ledit individu ?

***

Je me replongeai dans ma lecture, à la recherche de quelque explication complémentaire, si minime fût-elle

Rapidement, les images me firent frissonner par leur intensité : une bouche, tournesol pulpeux, d'or, presque acide, rayonnait en filets, s'élargissait en pétales resplendissants, jouxtant des flamboiements de garances, des cobalts aigus, ourlés de sourds crépuscules.

Quel enthousiasme !

C'étaient, dans les mots comme dans les illustrations (- au fait, qui illustrait qui ici ? Le texte préexistait-il aux dessins, ou bien était-ce l'inverse ? S'agissait-il en réalité du même artiste, ou s'étaient-ils mis à deux pour concevoir ce grimoire ? Ou plus encore -), c'étaient donc des épaules ouvertes, pétulantes, de bleu indien, ou de smalt, des chevelures d'anis, de jade, de menthe fraîche, éparpillées, des soleils électriques, saupoudrés de doré.

Sur les aplats, des dentelles avivaient, en rugissements, de mystérieux tracés. Des flots constellés avec vivacité se répandaient : mimosa carillonneur coiffé d'émeraude, cadmium relevé de taffetas marbré

Ces teintes semblaient aiguisées.

Elles n'en finissaient pas d'éclater en patine, parfois ajourée, pour permettre le passage de rideaux de nacre verdoyante, Véronèse, opulente, - coulées de nature, rieuses, que traversaient placidement des étincelles de Mars, des épanchements de Naples, des griffures de chrome, des rappels d'époustouflants volubilis d'acrylique, et des laques empourprées, velours de Grenade d'un nacarat de forge.

Vraiment, la palette était affranchie, tonique.

Comme les phrases !

***

Mon cloaque à maréjavacage, faut se faire une pensive sur la transformaille que je lui ai engouffré dans l'herbeuse ! Iris par ci, arum sans rhum par là, et des lobelia cardinalis qui se font l'indigestion de transparente

Laisse-toi mousser la boîte à idées, tu te verras des échassiers à trompe rose qui te font l'arc en firmament, de fève dans l'évier à la noeud d'aile

Tu me demandes à rine, à brûle-sweat si c'est le paradis.

Maniguette toi-même ! Tu as le poulailler dans l'arrière-cuisine ou qu'est-ce ?

Tu piailles, tu n'y connais minus que rien, fauvette à bégonia qui couve, ou petit gravelot râle des genets Et me vouloir faire fanfaronner, c'est malhonnête : tu n'as qu'à te mirer des deux agates mon cadran solaire de bottes de primes-jaunettes et renoncucus en éventail pour compréhenser sans explicaliques, non mais !

Et les nains de nuphars, t'imagines le dégueulis pas trop postiche ?

Tu as la coloquinte qui fuit de la cafetière si tu persévères, pépère, à me rivaliser des perce-neiges

***

Cette logorrhée enivrante se répercutait en ondes irrégulières, en regard des graphismes.

Ces derniers m'arrêtaient de façon sporadique : sur l'un d'eux, un bandeau améthysté faisait exulter le noir d'ivoire, charbonneux, profond, lumineux, semblable aux cernes des vitraux. Il retentissait, en acmé de mordoré, de serin, se métamorphosant en un vermillon singulièrement pimpant.

Un semis d'acier trempé recouvrait à l'éponge, par surprise, d'inépuisables débordements de cuivre azuréen. Les nuances se multipliaient, se diffusaient, les unes au contact des autres.

Tels les mots !

Gentiane, aigremoine et fritillaire se métamorphosaient en gens sans coq-à-l'âne, sarbacane de gitane et fric à l'air pour le moins tzigane

Mouchetées, comme en surimpression, grattées, ajoutées, enlevées, les couleurs étaient ajustées, et retranchées à la fois.

Habilement, sauvagement.

Sensuellement.

***

C'est seulement lorsque je fus bien entré dans cette beauté crue, que je pris conscience des griffonnages fauves, gouttelettes, brouillards, panachures vives, coulures d'assonances, allitérations, paronomases et calembours.

Au coeur de ces virgules de pigment pur, raclées à même la chair épaisse, la pâte mate, palimpsestes qui occupaient un espace étonnamment libre s'ébattaient des êtres.

Hommes, femmes, enfants.

Couples.

Ces audacieuses figures euphoriques cherchaient à atteindre les étoiles, c'était certain.

Mobiles, dynamiques, elles étaient prêtes à s'envoler.

L'individu trouvait bien sa place, dans cet univers, oh oui !

Ici un bonhomme, quelques traits, un oeil, douze doigts, là une forme à la géométrie polymorphe

Des lettres surgissaient, - cependant j'étais incapable de distinguer : reconnaissait-on un idiome précis ou un alphabet imaginaire ? Qu'avait-on voulu ainsi signifier ? -, et des échelles, des signes énigmatiques, sempiternellement, offraient la possibilité de s'évader.

Je me sentais témoin, acteur, magnifié par ces références, ces repères.

Somptueux.
Abyssaux.

Hilares.

***

Ce travail me renvoya à moi-même.

En malicieux scrutateur de l'Homme, le dessinateur aux termes barbares fouillait le corps, l'expression du visage, l'être, à grands jets de bigarrures, de vie.

Feuillets offerts et impénétrables.
Si humains...

Sans cesse je reprenais le calepin, le parcourant, des locutions aux esquisses, des détails à l'ensemble, fragments happés par hasard, puis en continu. Picorant, recommençant ma quête

À chaque regard, je rapportais quelque nouveau trésor, - de tel ou tel repli, ou d'un "chapitre" entier.

C'étaient des lignes primitives et très contemporaines, un crépitement ludique, festif, un remarquable hommage à la création, et à la vie.

Franchement Lasc'Art !

J'étais fasciné par semblables fugitives visions, jamais identiques précieuses, majestueuses, vacillant du violine pailleté à la faille d'océan déchaîné.

De ce mélange ébouriffé, mordant, pas le moins du monde atténué, de ce poudroiement coloré, de cette lumière diluée, exaltant un langage réduit à sa plus simple expression et pourtant extrêmement intense, je ressortis heureux.

Enrichi.

La couleur, - polyphonie d'interjections, onomatopées, adverbes, néologismes, métaplasmes carmins et pervenches -, poussait drue.

***

J'en étais là, guettant la chute, lorsque je m'aperçus que des pages arrachées manquaient, et que le récit s'arrêtait net, me laissant sur ma faim, sans espoir aucun d'échapper à pareille lacune

C'était effroyable de m'abandonner de la sorte, démuni, sans aboutissement Il fallait m'expliquer mieux ce qui s'était produit

Je décidai alors de relire le tout, en accordant plus d'attention, à la syntaxe et aux images proposées De ce que je venais d'explorer, je n'avais en réalité retenu à la première lecture qu'une brume fringante, difficile à percer.

Bien sûr, j'avais subodoré que le terrain paysagé, d'agrément, si présent au début, avec ses coloris nuancés, était en cause.

Toutefois, comment comprendre le rapport entre le vert tendre, l'ocre, le parme des syntagmes, et le mauve des tiges à guimauve supposée des buddleia ou des eschscholtzia ?

Devais-je lire là quelque allusion à un tableau célèbre, - un chef d'oeuvre de Chaibbac, un petit Mino, un Picavo ?

Ou bien un Nidzgorluge, un Kaczÿ, un Nitcrocwski ?

La dimension picturale de cette description déguisée, probablement cryptée, m'invitait à le penser 

Néanmoins mes connaissances en histoire de l'art, quoi qu'assez étendues, généralement, - au-delà de la moyenne, en tout cas -, ne se montraient point suffisantes 

Encore que !

 J'avais en tête une toile de Coquelet, à la Fondation pour le Lasc'Art, de Beaumont, laquelle me paraissait établir une analogie ténue, certes, mais un lien tout de même entre ce "roman" ou témoignage apparemment décousu, et une réalité que je pressentais supérieure, message chiffré, qu'il me fallait absolument décoder !

La suite du carnet, avec ses sous-entendus littéraires, XVIIIe siècle, libertinage, lumières, XXe, expressionnisme, naja, cobra - et compagnie -, ne m'éclaira pas davantage.

Aussi dus-je me résoudre à lire et relire les bribes du texte, - que l'on eût pu qualifier de chapitres -, lesquels prolongeaient ces aveux crayonnés

***

Soudain je compris.

Dans le langage articulé comme dans le graphisme se devinait un incroyable jardin secret !

Derrière chaque fleur décrite, chatoyante, chaque massif tournoyant face au prisme des tons vifs, chaque buisson polychrome et surtout pas taillé il y avait un autoportrait à la chaise jaune, un autoportrait à la barre fixe, un autoportrait en mère, en fille, en amante, en maîtresse, en homme, en frère, en peintre, en poète

L'autoportrait schizophrénique, l'autoportrait à la mimique, l'autoportrait en jongleur d'adjectifs ou en utopiste fantaisiste

L'autoportrait en dilettante

En peintre.
En sculpteur.

Il y avait la couleur, il y avait les mots.

Le portrait en rire d'éternité, en Madame potelée, en théâtre à réaction.
Portrait d'épouvante, portrait en masse, portrait de feu.

Le portrait du lecteur.
Le mien, oui.

J'étais là moi aussi.

Toi également, d'ailleurs.

Finalement, peu importait qui était réellement l'auteur de ce carnet.

 

 

 

 

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Noces

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