Hà Nôi

 

est un roman sur l'amitié, quête d'identité, sur soi, sur l'autre.

La narratrice part à la recherche de son amie Linh Lâm, alias Sylvia, jusqu'à Hà Nôi, au Vietnam.

Vie, mort, folie constituent l'essentiel de ce voyage, véritable quête initiatrice.

 

 

Le début du texte ?

 

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Chapitre 1 - Môt

Reçus par coffres entiers, tes papiers, Linh Lâm, se caractérisaient par leur prolixité. Les feuillets, attachés ou déchiquetés, classés, en désordre, étaient intégralement recouverts de ton écriture ronde, immense parfois, irrégulière. En travers. Minuscule soudain, avec des feutres de toutes les couleurs. À la plume, au crayon semi-passé. Tu avais parfois écrit sur des pages déjà utilisées, deux graphies se superposant, jusqu'à l'illisible... Ou redessiné sur ton texte. Pouvoir, puissance de fascination. Ton feu secret. Issue d'une terre multi-millénaire, d'une kyrielle de traditions, superposées, tu m'avais toujours troublée. Réseaux, gammes, résonances.
Mon amie. Tu m'avais tant émerveillée ! Voilà que tu étais devenue silhouette habitant à peine ton corps. Ton existence, tu l'aurais qualifiée de très ancienne forteresse, cahute vétuste, cabanon fissuré. Vide. Ruminant quels songes indicibles ?
Peut-être venais-tu de Ba Dinh ? Invérifiable intuition... Des habitants de là-bas, je n'en ai pas connus beaucoup. Mais j'ai croisé That, au si doux sourire. J'ai tenté de parler à Dên. J'ai écouté Phuong, dont le français, langoureux, coulait comme le jus de la mangue, lorsque, frais, le fruit se donne contre la langue, se retient, s'offre, et se répand. Rafraîchissant, râpeux. Un rien exotique, et surtout, orange : oui, son expression avait de la couleur, comme celle des façades polychromes, hétéroclites, baroques, accompagnées de pilastres, balcons en saillie, grilles ornementales, contrevents ou treillis de fer rouillé, de l'ensemble de la ville.
Une palette pareille à celle des vêtements, ethniques, de ces femmes, minoritaires, de la région de Sa Pa. Dans la montagne, au Nord. J'avais contemplé leurs larges sourires. Fillettes épanouies, dents blanches, sur la peau mate. Rieuses. Elles gazouillaient, de manière incompréhensible, pour moi. J'avais acheté plusieurs de leurs incroyables travaux d'aiguille, réalisés au point de croix, sur des cotons épais, bonnets d'enfants sur lesquels étaient cousus des piécettes et grelots, tentures, coiffes, jupes, ceintures perlées, cravates de mariage, aux teintures naturelles, souvent rehaussées de plaques d'argent repoussé, ciselé avec patience. Scarifications à même le métal, comme ailleurs la peau.
Si j'avais bien compris, Ba Dinh, c'était l'arrondissement, le district, le quartier. Doi Can, le "pho", la rue. Et Ngo, la ruelle, l'allée... Février bruissait, de son ébullition festive. Je m'étais rendue, sous le coup d'une impérieuse nécessité, à Hà Nôi. En deux mots. Dans cette langue monosyllabique, superbe, du Viêt Nam contemporain. Absorbant inconsciemment les harmoniques de la ville, j'en savourais la plénitude. Pour la première fois en Asie, d'ailleurs. L'autre bout du monde : si proche.

 

 

Chapitre 2 - Hai

Mai Ngoc était marchande de fleurs. Je la croisais, chaque matin, lorsque je traversais Ba Dinh, pour aller prendre un xe om. L'on prononçait "sé om". Ces taxis à deux roues étaient motorisés. Pour 10 000 dongs, une poignée de modiques sous, la moitié d'un euro, le prix d'une barre chocolatée..., ils m'emmenaient à travers la ville labyrinthe, crinière au vent. Mai Ngoc avait l'expression paisible, les mains veloutées. Elle étendait sur le trottoir, dans son panier de jonc tressé, d'immenses glaïeuls, allongés. Des roses rouges, dans un seau. Les branches fleuries d'un fruitier. D'admirables brassées de merveilles, proches d'éclats de pierres précieuses, surtout des pétales rouges, à longues tiges, qu'elle apportait sur son vélo, posées bien à plat. Elle marchait à côté, doucement, afin de ne pas déséquilibrer son modeste étal.
Thao ramassait les ordures.
Ces dernières dévalaient à ciel ouvert la pente douce du ruisseau qui s'écoulait entre les arbres, dans l'entrelacement d'autres rues. Dédale dans lequel je me perdais, parfois. Fascinée par ces maisons ouvertes. Cet homme, vendeur de tuyaux de plastique, de différents formats, les lustrait éternellement, à quelque heure du jour que je passe. Il ne les quittait jamais des yeux, des mains. Frottant. Une femme se lavait les cheveux, porte béant sur sa vie, considérée chez nous comme privée. Ou bien c'était un salon. Mais le seau, posé aux pieds de celle qui coiffait l'autre, brosse, sèche-cheveux et bigoudis, laissait penser que l'eau courante n'était pas arrivée en ce lieu. Un ventilateur tournoyait au-dessus de leurs têtes. Les pals bleutés, en partie masqués par la grille de fer, entrouverte seulement, donnaient sur la rue. Un paravent occultait le fond de la pièce. Chez une autre, j'observais les casseroles, bassines de plastique, marmites posées à même le sol, sur un carrelage fleuri, dans les pailles et les beiges, à côté d'un feu sombre. Espace réduit, amplifié du dehors tout entier...
L'on ne se cachait nullement. Comme ce conducteur de pousse-pousse : sa chambre se résumait à l'air libre de la capitale. Il m'émerveillait par son art fait de légèreté. D'équilibre. Capable de rester, immobile, sans tomber le moins du monde, de sa monture d'acier. Les pieds coincés sur le guidon, la tête renversée, il s'abandonnait, le corps relâché. Dans un sommeil léger : parfois il sursautait, soudain, proposant ses services à la promeneuse interloquée que j'étais. Ou bien me disait-il tout autre chose ? Poursuivait-il ses rêves, à voix haute ? J'étais, hélas, incapable de les partager. Me confiait-il d'improbables secrets ?
Je croisais aussi un homme au large chapeau de paille, maintenu sous le menton : à l'arrière de sa moto, des cages contenaient des pigeons roucouleurs. Des cailles. Poulets, caquetant. Dans l'avion, à l'aller, on m'avait distribué des papiers imprimés. Informations officielles, internationales, concernant la grippe aviaire, "de type A (H5/N1)", les marchés à volaille, à éviter...
Je ne me sentais point fiévreuse, sans maux de gorge, douleurs musculaires, articulaires, ni troubles respiratoires, comme la toux. Mon mal était bien plus profond.

 

 

Chapitre 3 - Ba

L'individu ne me regardait jamais. Droit devant. Il se contentait de klaxonner avec flegme, d'un calme ni hostile ni chaleureux, regard vide, fonçant au ralenti dans ce lointain toujours à atteindre. Paradoxe, oui, de ce rythme, à la fois rapide et peu soutenu. Comme une course, modérée, retenue, mais constante, qui me fascinait...
De même, ce garçon passait-il. Ombre active. Ou bien un autre, son frère, recouvert d'un ciré brun, à capuche, ou bleu, voire d'un imperméable blanc, les jours de bruine, le long de la ruelle. Il allait pieds nus, dans des sandales plastifiées.
La boue maculait le bas de mon pantalon. Coton léger, ce dernier t'avait bien sûr appartenu, autrefois. Des années plus tôt. Je finissais d'user tes hardes, tant que nos tailles avaient correspondu , après en avoir fait allonger les ourlets... Tu m'avais donné ce vêtement dans l'une de tes crises "coup de balai-rangement", nettoyage par le vide. Parfois, tu ressentais le besoin de mettre de l'ordre dans tes affaires, me téléphonais, Tu ne veux pas passer ? J'ai quelques cartons, pour toi. Ou bien je trouvais une valise pleine, devant ma porte. C'était toi, qui l'avais déposée. En général, tu ne tenais pas à me voir, dans ces moments-là... Par accès, tu ressentais le besoin d'emplir tes armoires, puis de les dégarnir. J'étais ta soupape, la solution à ton problème d'engorgement.
Dans les ruelles de Hà Nôi, humides, mes souliers s'enduisaient d'une terre rougeâtre, en couches successives. Les orteils du jeune vietnamien que je venais de croiser ruisselaient ; lui, absent, ne m'inspectait nullement, tandis que je le scrutais, avide de saisir. Déterminée à me pénétrer de cette atmosphère. Afin de comprendre, peut-être, un jour, quelque chose de toi, Linh Lâm.

 

 

 

 

Chapitre 4 - Bôn

La ville s'ouvrait, je le sentais. À la fois très ancienne, encore, et moderne, déjà. En ébullition. Des vendeurs à la sauvette, d'une modeste pièce de viande, conservée sans le moindre réfrigérateur, posée sur la chaussée, terreuse, emballée dans du papier journal, côtoyaient les nombreux cybercafés, où j'allais consulter mes messages électroniques. Inter Net, Toc do cao. Le premier grand supermarché venait d'être inauguré, à la périphérie. Résultat de la politique du "renouveau", le fameux Doi moi ?
L'on m'avait parlé de vélos, partout. Je n'en trouvais plus tant, remplacés par des deux-roues, motorisés, polluants, bruyants. Klaxonnant en noce infinie, sans la gaieté de pareils événements. D'ailleurs, l'architecture elle-même se trouvait métamorphosée, du fait du foisonnement de ces véhicules : j'avais été surprise, au début, par ces petits raccords de béton, devant les pas de porte, comme un pont, entre la chaussée, le trottoir, et l'intérieur. Ou de métal, rouillé, grille que l'on pouvait rabattre. Quelques centimètres de large, à peine, juste le format d'une roue, finalement. Triangles inhabituels, chez mes compatriotes. Même lorsqu'on entrait directement dans la salle à manger, pièce à vivre, collectivement, ce passage était ajouté. Devant les maisons plus riches, recouvert de carrelage : afin de faire glisser plus commodément ce moyen de locomotion privilégié. Oui, dans cette ville tournoyante, l'on rentrait son bien le plus précieux jusqu'au coeur de l'intime, la cuisine se faisant garage, la chambre itou.
Thao balayait, à grande eau, la rue à nettoyer. Gestes répétés, dansants. Petit manche court. Les fibres végétales raclaient le sol. Caresses coutumières. Elle remplissait les grossières carrioles grises, remorques sur trois roues, deux grosses, latérales, et une plus petite, au milieu, permettant de diriger cette sorte de brouette. Elles seraient ensuite vidées dans la nuit. Parfois couvertes d'une bâche en forme de capote, ou ocres rouges, à couvercle cadenassé, elles étaient laissées sur le côté, enchaînées, dans certaines rues. Puis on les retrouvait, charrettes à bras pleines de déchets, sur la chaussée. C'étaient les femmes qui accomplissaient ces tâches difficiles, fatigantes.
Sur les bords des routes, elles s'activaient, transpiraient, armées d'une pelle. Chantiers énormes. Elles entretenaient le goudron, tenaient la pioche. Ombres fines, beautés exténuées. Je m'en étonnais ! Lorsque tu inventais pour moi la ville de Hà Nôi, ton pays, Linh Lâm, tu n'avais pu imaginer pareil matriarcat.
Comme là, dans toutes les rues, matin et soir. Il convenait de courber le dos, encore et encore.
Les saletés, ramassées par ces dames, me fascinaient. Dans Ba Dinh, comme ailleurs, même les détritus avaient de quoi séduire : couleurs, odeurs, j'en prenais des photographies, de nuit, de jour, avec ou sans flash. Ces amoncellements me paraissaient totalement extraordinaires, loin des sacs en plastique uniformes de ma contrée d'origine. Au retour, j'apprendrais que l'on voulait les supprimer, chez nous : mais par quoi les remplacerait-on ? Certainement pas par ces couleurs roses, vertes ; branches et fruits, légumes pelés. Violet saisissant de l'igname, forme merveilleuse de la carambole. Merveilles d'un autre monde...

 

 

 

 

Chapitre 5 - Nam

Quant à Nguyen That, frêle, palanche sur l'épaule, chargée, stable, un panier par devant, un autre par derrière, elle me regardait, avec l'espoir de me voir sortir quelques billets. Une poignée de dongs, aux très nombreux zéros. Au début, simplement intéressée. Normal. De jour en jour, je l'avais amadouée.
Nguyen That me guettait, désormais. Je passais à heure régulière, elle l'avait rapidement compris. De mon côté, si je ne la trouvais pas, j'errais, inquiète, jusqu'à son arrivée. Je souriais, elle me fixait. Avec délicatesse, elle ouvrait un petit sachet opaque, qu'elle sortait, j'ignorais d'où. Elle l'emplissait de ces oranges vertes, lisses, ou de ces pommes, minuscules, acidulées, presque fluorescentes, qui me surprenaient, dans l'acidité de leur coloris. Mûres à point. Ou des bananes, elles aussi différentes. Nguyen That estimait mon achat, à l'aide de sa petite balance, rouillée, brinquebalante. Fléau tremblant. Elle se déridait : pétillement de ses yeux sombres. Étincelles vives. Elle se laissait photographier, visage apparemment fermé, rebelle, mais me demandait ensuite par gestes agités de bien vouloir lui montrer, sur l'écran du numérique, les images sur lesquelles apparaissait sa belle peau cuivrée. Excitée. Ravie. Ses dents laquées, que j'avais cru cariées, au départ, me semblaient les premiers temps étranges. La lèvre inférieure, également, s'avérait brunie. Question de culture, d'habitude : elle en était très fière, c'était son luxe, ses appas. Je m'y habituerais, comme pour le reste. Elle ouvrait désormais en très grand sa bouche ; exhibait son trésor de laque noire. Elle crachait, aussi, le long du trottoir, cette chique rouge, de bétel, en filets ensanglantés, qui m'avaient tant étonnée, au début !
Mai Ngoc, Nguyen That, Thao... Phuong. Dên. Quelques filles du dragon. De superbes Hanoiennes, fixées dans mon souvenir. Doubles de toi, Linh ? Elles auront croisé ma route. Probablement ne se souviendront-elles pas plus de moi que de tous les visages, incidemment rencontrés, pas toujours observés, dans les rues, - pho et ngo -, chaque jour. Il aurait pu ne rester nulle trace, en elles, en eux tous, de cette touriste à chevelure rousse, couleur extravagante, dans ce pays de 329 241 kilomètres carrés. Flammes pétaradantes. Une étrangère immense, un peu plus d'un mètre soixante-quinze, et autant de kilos. Géante lourde, parmi ces êtres fins, raffinés, posés. Je dérapais, pataude, alors que, comme toi, ils sautillaient, glissaient.

 

 

 

 

Chapitre 6 - Sau

De toi, Linh, aussi, toujours, je m'étais distinguée. Nous nous entendions si bien, toutes les deux. Nos particularités, discordances, sans doute, nous avaient rapprochées ? Tu disais, parfois, Le Lyinh et le Yang. Complémentaires ?
Je prenais ces êtres exceptionnels en photos : un conducteur, casquette grise, attentif, transportant des cochons, vivants, sur son minuscule porte-bagages, le groin aplati par des cordes, pattes agitées de comiques soubresauts. Drôles. Pathétiques, aussi. Oui, la bicyclette se trouvait transformée, pour l'occasion, en incroyable arrière de camionnette... Génie de la superposition ! De même, pour cet homme, à moitié recouvert, sous des cartons de récupération. Pas seulement derrière. Montagne incroyablement élevée ! Sur lui, sur sa tête, partout. Tenant son guidon, le dos droit, tranquillement. Ah, la magie du système D, métamorphose toujours possible de chaque objet ! Audace incomparable. Le moindre emballage, élément inattendu, pouvait de la sorte trouver sa place, assumer une fonction nouvelle, jouer un autre rôle. Le transport s'effectuait ainsi, en équilibre. Ces convoyeurs, dignes de toute l'universelle admiration, m'éberluaient.
C'est qu'il fallait pouvoir s'immiscer au milieu de ce flot, parfois ! Couper la rue ? Un exploit, - corrida extrême, à l'orientale. Inutile d'attendre l'arrêt du flux. Entre les roues vibrantes, les klaxons, la marée basse ne viendrait jamais. Il ne fallait surtout pas s'immobiliser en cours de route, non plus. Ni hésiter, changer de rythme, accélérer ou ralentir son pas. Ni tenter de passer au travers. Mais avancer, vaillamment, en regardant droit dans les yeux les propriétaires de tous ces véhicules, qui évitaient l'obstacle, - moi-même - , souvent au dernier moment !
Plutôt que de tenter ces incroyables traversées héroïques, au début, je restais des heures sur le bord de la chaussée, simplement fascinée par ce spectacle permanent. J'appuyais sur le déclencheur, en tremblant. Souvent trop tard. Images floues, mal cadrées. Linh, t'en contenterais-tu ?
That, Phuong, Dên riaient, à gorge déployée. Elles indiquaient à la touriste que j'étais les petits autels, sur le trottoir, elles me montraient les billets, en train de se consumer. Elles avaient bien vu ma curiosité, à cet égard. Papiers dorés, énigmatiques. Chaque boutique, restaurant, lieu public ou privé, consacrait un espace important à ces dieux Lares bouddhistes, censés être protecteurs. Probablement pas un commerce sans ces ineffables garanties. De même, dans la maison que j'avais louée. Quatre-vingts pour cent de la population générale semblait respecter ces rites ancestraux.

 

 

 

 

Chapitre 7 - Bay

C'était la fin du Têt. Têt Nguyên Dan. Nouvel an lunaire vietnamien. Célébrant le printemps à naître, des arbres traînaient sur les trottoirs, balayés par Thao, avec leurs magnifiques fleurs roses, pas totalement fanées, branches abandonnées des lendemains de fête. Ces pêchers réclamaient encore un peu d'attention. Ils s'étaient escrimés à fleurir. On les avait coupés, amputés de leurs branches maîtresses, pour décorer les intérieurs. Fugitive apparition, dans la maison de Dô Thanh Tung, ou celle de Tran Thi Quynh Bui, dont j'avais pris les adresses, avant de m'engouffrer dans l'immensité de ce grand voyage... À l'entrée d'immeubles cossus, des hôtels, également, des quats, couverts de fruits appétissants, montraient leur feuillage lustré, brillant, exposaient leurs kumquats orangés. Véritables embrasements d'agrumes, vifs, aux côtés des tonalités plus layette des fleurs cotonneuses. Ces quasi boules de Noël, naturelles, donnaient un air festif à la ville. Lampions flamboyants, orangés, avec un bouddha peint, des signes. D'autres bleu cyan, à franges. Un autre cramoisi : tous étaient couverts d'inscriptions dorées. Plafonniers somptueux. Se mêlait aussi tout le décorum européen, ampoules clignotantes, guirlandes scintillantes, en un syncrétisme amusant. Mélange étonnant !
L'année, pour moi, avait été fêtée quelques semaines plus tôt. Dans la nuit du 31 décembre au premier janvier, comme il se devait. J'étais encore au Zimbabwe, à ce moment-là. Innocente. J'ignorais ce qui m'attendrait dans les mois à venir... Oui, j'avais festoyé.
Voilà que l'on recommençait, en me faisant goûter le Banh Chung, gâteau de Nouvel An, spécifique. Il était composé de riz gluant, notamment. Enrobé délicatement dans des feuilles de dong, retenu par des ficelles de bambou. Cette spécialité accompagnait le jeune poulet, tué la veille des festivités, cuit entier, et placé sur le plateau des offrandes, destiné à la prière. À minuit sonnant. Bien sûr, c'était pour le culte des ancêtres, que l'on installait ces présents, sur l'autel. Moi je songeais à toi, Linh.
Je te dédiais ces calories, que nous allions nous partager. Tu n'étais nullement mon aïeule, mais en même temps, tu avais tant vécu, dans le fond, qu'en quelque sorte, partout, tu m'avais précédée. Même là.
Ainsi tentais-je, à ma manière, de te redonner le goût de mordre à pleines dents dans l'existence ! Pour toi, mon amie, je me régalerais. En ton nom, je dégusterais ces subtiles bouchées. Car l'animal, posé sur le riz, Xôi, devait ensuite être avalé, posément, avec des fruits succulents, par toute la famille. Comme par moi-même, si cordialement invitée.

 

 

 

 

Chapitre 8 - Tam

L'on entrait dans l'année du coq. Nul ne se marierait, ne serait enterré, sans tenir compte de ces données essentielles. La lune orientait toute la période concernée. La moindre décision, y compris la disposition des pièces, lorsqu'on bâtissait quelque immeuble, dépendait de cette dernière...
Partout, autour du lac Hoan Kiem, des familles entières se faisaient tirer le portrait. Non loin des jets d'eau, des drapeaux rouges flottaient au vent, et devant tous les bancs, stationnaient des bicyclettes, des motos. Des messieurs grisonnants portaient des chapeaux, comme mon père, autrefois : feutres épais. Les enfants étaient assis devant des gallinacés gigantesques, en pâte à papier, colorée. Il y avait dans l'air quelque chose de solennel, dans une débauche de rires. Des branches, nues, plantées en terre, dans le jardin public, étaient transformées : fleurs en crépon noué par du bolduc, baudruches jaunes, orangées, papiers brillants, verts, sur un fond de tissu rose bonbon, amarré de bric et de broc.
Déjà la fin, les derniers jours du Têt. Il me restait encore à apprécier quelques scènes exceptionnelles. J'admirai la foule, cohue invincible, dans les deux sens, sur le pont The Huc, - soleil levant -, d'un rouge superbe, face à l'émeraude de l'onde ! Sur ces mêmes rives, avec, au centre de la pièce d'eau, Ngoc Son, le Temple du Mont de Jade, d'autres matins, je verrais, - pas toi, Linh Lâm, hélas - , des femmes en train de faire leur gymnastique, en pyjama. Sans vergogne, dans le plus grand naturel. Ou les soirs, des amoureux, main dans la main.
Bécots impudiques. Touchants. Bancs publics de l'autre bout du monde... D'exceptionnels banians à écorce gris pâle me fascinèrent. Leurs branches, racines aériennes, tombaient jusqu'à terre, s'accrochant, enchevêtrées, se plantant à nouveau dans le sol. Ce ficus prolifique donnait naissance à de nouveaux troncs-lianes, tout aussi incroyables...
Pour l'instant, un somptueux ballon rouge, suspendu, semblait veiller, prêt à s'envoler, superbement doré, ayant l'oeil sur la ville, cyclope semi-endormi. D'autres, à longue traîne colorée, emplissaient le ciel vietnamien.

 

 

Chapitre 9 - Chin

Je retrouverais pratiquement le même dirigeable maintenu par une corde, solide, quelques semaines plus tard, dans le Temple dit de la littérature, Van Mieu - Quoc Tu Giam, le Collège des princes et des élèves brillants des milieux humbles, à l'angle de Ton Duc Thang.
Protégeait-il, avec vigilance, les quatre-vingt-deux tortues-stèles des meilleurs lettrés du pays ? Ces dernières indiquaient, en une brève biographie, l'identité des plus de mille lauréats aux concours mandarinaux, sous les dynasties Ly, Tran, Lê... J'avais envie de graffiter la pierre, d'y adjoindre ton nom, Linh Lâm. Désir irrépressible. Mais je me maîtrisai, raisonnable.
Bon sang, que de beauté... ! Comme ces exceptionnelles toitures superposées de la maison de Thai Hoc ! Le pavillon peint en rouge, de Khue Van, le kiosque carré, devant le Sanctuaire : lignes pures, mouvement, élégance.
À l'ombre des frangipaniers, je profitai langoureusement de cette oasis de silence. Intervalle impromptu, de calme et de paix. Préservé de l'incessant vrombissement de la ville, cet ancien lieu d'études, première université du Sud-Est asiatique, offrait une quiétude exceptionnelle. Sous chaque porte, celle de la Grande Synthèse, ou l'autre, Médiane, je m'arrêtai un moment, consciente de franchir un seuil.
L'initiation se poursuivait.
Je me penchai sur l'eau, devant le puits de la Clarté Céleste. Reflets précis, troublés : à l'image de la vie. La mienne, comme la tienne, Linh. Inaccessible, bien sûr. Je repensai à tes messages, cryptés... Si ça se trouve, je ne suis pas moi, ni morte, ni vivante, tu sais, on croit tirer les ficelles, et puis arrive le big-bang, avec la pleine lune. Je ne sais même pas s'il y a un enjeu. Il faut attendre jusqu'à un certain point. Quand la vie a été détruite, il y a des choses que je connais, j'en mesure la portée. L'avenir, c'est long ! Des témoins pressent, de derrière les fagots, avec mes 25 000 heures de vol.
Tu ajoutais, parfois, J'ai ma petite idée... Même si on m'a lavé l'encéphale, il y a encore des images ! De synthèse, par sublimation, de toutes les couleurs. Musicales : mezzo-soprano, violoncelle, piano ? Tu m'indiquais, en post-scriptum plus développé que ta lettre elle-même : Il y a des tas de choses que je ne perçois pas, je ne sais même pas qu'elles existent. Ma mémoire a été détruite. Dans le fond, j'aurais aimé ramer tranquille ! Des fois, j'arrive à me rappeler les codes. J'ai perdu l'accès à ces profusions. L'on m'a demandé du pain, je n'ai pas les éléments, je ne les ai jamais eus, et je suis sur la paille. C'est un truc fou ! Il faudrait peut-être clarifier les choses, je ne sais pas si je peux faire des recherches, ou pas, sur Internet. Je connais des noms, d'autres pas. Et puis, après, tu peux les joindre. Sans parler de talkie-walkie. Ce n'est tout de même pas le téléphone de brousse ! Je ne sais pas comment ça peut être perçu ? Une relation, elle se teste, se jauge, c'est mieux quand elle est désirée. Quand on va à l'aventure, on aime bien que ça reste mathématique... Je me souviens avoir photocopié mes fiches ! À l'époque, j'avais une écriture lisible. Biochimie moléculaire : tout est lié à ma vision de l'humanisme. Mais l'investissement que ça représente ! Et puis tiens-toi bien, tout dépend de l'ordre, lequel se révèle assez embrouillé. Je ne suis même pas sûre de démêler les 240, 250 !
Je me retrouvais là, en cette pagode de la littérature, et ta verve incroyable, Linh, remontait, en moi. Se déployait...
Véritable laboratoire d'écriture, tu avais tout essayé. Serpentant, zigzag de ta pensée, étrange, tu t'insinuais en moi. En ondulantes phrases, construites autour d'un noyau d'étrangeté. Je ne connais pas tout, dans ce monde d'incertitude, c'est un atout. J'ai eu des problèmes de cerveau, au début, - j'avais demandé à tes parents, rien, bien sûr, ils n'avaient rien voulu me raconter, ne se souvenaient pas, niaient... -, quand j'étais jeune. Et ce choc de départ, tu sais, ça m'a beaucoup secouée. Ce qu'il y a eu, après, ça a été terrible. En fait, c'est inextricable, cette histoire de bambou, de barbe, de bout. Ça passe ou pas. Tu pousses tout, et cette table ! Moi j'ai l'impression de faire ce que l'on me demande, alors est-ce que je vais y arriver ? C'est dingue : fouetter, comme ça, pour rien... Enfin, dans cette histoire de bouc, de banc, j'ai donné le feu vert.
Moi, toute ma vie j'ai été obligée de trouver du riz. Il y a une différence : certains m'ont ouvert la porte... mais pour cogner, beaucoup. Je ne comprends pas bien, il y a des domaines difficiles à rallier. Il aurait fallu être plus simple, plus souple, ne pas forcer. C'est peut-être une erreur ? Pour beaucoup d'hommes, les relations sont difficiles, dans la vie. Je ne sais pas comment aborder plein de..., c'est comme la fiesta, tu as vu ce douze, là, est-ce qu'il est fait exprès ? Moi je ne sors plus, en attendant, tant que, avec ma propre perception, ce signe ne m'est pas expliqué. Sans parler de tout ce que je n'exprime pas. Orchidées du silence. On peut choisir, tu crois, entre la sensibilité, et les affaires ? Toutes ces cellules, détruites... Les connexions. Je ne me fais pas trop d'illusions, le système gauche a toujours raison. Le septième, aussi.
Je me souvenais de mes inquiétudes, en déchiffrant péniblement, car l'écriture était heurtée, rocailleuse, comme d'une autre main : Je suis machine arrière, mécanique avant, contagieuse, sur au moins trois générations. Cinq vies ? C'est assez difficile, ces problèmes, ces douleurs, aux doigts. Lourds. Je fais des efforts pour aller mieux, et ça ne sert à rien... Tu n'accostais plus nulle part, l'orchestration changeait sans cesse.

 

 

Chapitre 10 - Muoi

Je me trouvais au Temple de la Littérature. Évident hommage à ton génie, ma chère Linh Lâm.
Pagode des Tortues...
Je ne pouvais m'empêcher de sourire, de cette anecdote, que j'avais trouvée amusante, sur le moment : j'avais compris "torture", lorsque monsieur Dinh Rao avait tenté de m'expliquer, dans son français approximatif, charmant, ce qui m'attendrait là-bas. J'avais été scandalisée : comment, l'on pouvait créer des lieux où l'on honorait ainsi souffrance et affliction ? Hô Chi Minh était-il inconscient, pour avoir bâti pareil lieu de sinistre mémoire ? Car forcément, j'avais imaginé quelque bâtiment récent, politique. Monsieur Dinh Rao, à mon air surpris, choqué, avait saisi que je me méprenais quant à son discours. Efforts d'articulation, vains. Thooooo-tu ! C'était pourtant clair ! Thooooo-tu !, répétait-il. Appliqué. J'avais simplement restitué deux "r", au lieu d'un seul. À la lenteur animale, j'avais substitué les supplices et les tourments de la création...
Qu'en savais-je, moi qui n'avais jamais rien rédigé d'autre que des rapports, des bilans, pour mon entreprise ? Réunion après symposium. Même l'atelier d'écriture, auquel j'avais tenté de m'inscrire, une année, s'était soldé par un fiasco. Il est vrai que les mots, c'était tout toi, Linh. Ton domaine. Ton monde. Toi seule les maîtrisais, les faisais tournoyer. Toi seule parvenais à faire briller la moindre sonorité. Il fallait voir comment !

 

 

 

Chapitre 11 - Muoi môt

Ce n'est qu'en visitant ce lieu magnifique, ancien, que j'avais compris que le quiproquo n'était sans doute pas si anodin. Les tortues s'épanouissaient là comme des lys, dressant leurs têtes de pierre, arrondies, en géants pistils ornementaux, faisant écho aux "tortures" ressenties peut-être par quelques lettrés, au fil des siècles, face à leurs feuilles en papier de riz, éternellement blanches. Jaunes.
Devant les bâtiments poussaient des bonsaïs géants, dans leurs pots magnifiques. Installés symétriquement.
Ambiance sublime.
La grande maison de cérémonie, surmontée par ses dragons majestueux, à longue queue, protecteurs, me fit frémir. Ces animaux, mythologiques, me rappelaient incroyablement les dessins crayonnés, sur les enveloppes, que tu m'envoyais, Linh, depuis l'enfance. À l'âge adulte, tu avais continué de m'écrire, régulièrement. Même lorsque j'habitais à cinq cents mètres... Je trouvais parfois une lettre, sous le paillasson, ou glissée contre le volet de bois, rabattu. Souviens-toi, nous avions temporairement partagé un appartement : tu glissais des mots dans mon sac à main, entre l'écran et le clavier de mon ordinateur portable. J'adorais tes messages, drôles, décapants. Brillants. Surprenants, toujours. Poétiques, énigmatiques. Neufs, systématiquement. Un adverbe isolé, quatre-vingts pages, un dessin, un bouquet. Parfois une pile de tee-shirts, dont tu ne voulais plus. Avec ou sans commentaire... Une carte postale qui te plaisait, et ton initiale seule, au dos. Deux romans, que tu venais de terminer.
Prolixe. Trait d'union en pointillé, cette correspondance exceptionnelle. Fidèle. À laquelle tu conférais la valeur et la dignité d'une oeuvre à part entière. Vaste poème, gorgé d'ombres...

 

 

Chapitre 12 - Muoi hai

Oui, nous avions conservé le lien, longtemps.
Il y avait toutefois eu ces épisodiques silences, de ma part. Je le regrettais désormais. Notamment lorsque j'avais été prise par ma vie professionnelle. Pas le temps de te répondre... Éloignement naturel, en somme. Interruptions subitement rompues par des avalanches de lettres, notamment ces quantités invraisemblables de messages, sourds, que tu m'avais envoyés, pendant des jours et des lunes, hélas, alors que je n'étais pas même chez moi, au cours des derniers mois, avant le grand choc !
En nul autre lieu, Linh Lâm, tu ne pouvais être plus proche, symboliquement, présente, à mes côtés ! Hà Nôi, Viêt Nam.
J'avais acheté un petit animal de bronze, servant de sceau, à la carapace protectrice. La sculpture préserverait toujours mon bureau. Ou bien je te l'offrirais, amicalement, si tu l'appréciais. Dans sa rondeur, la tête, les pattes, le dos même, tout évoquait la chair, la vie. Une pierre d'un vert d'eau de mer, taillée, était fermement incrustée sur le dos du reptile. Striée de signes énigmatiques. Ciselée. Cette tortue, je me l'étais payée, sans hésiter. Consciemment, je te rendais là hommage, Linh, hibernant parfois, cachée dans ta carapace.
Tes textes retrouvés m'avaient été légués. Sentences parallèles, portant des idéogrammes chinois. J'avais toujours admiré ton écriture, dans sa graphie comme dans son contenu. Déjà, au collège, tu me faisais lire, parfois, tes poèmes, et le souffle qui parcourait tes vers, libres, me faisait frémir. Les professeurs de français qui avaient été nôtres, successivement, ne s'y étaient pas trompés ! Madame Rousseaux, Monsieur Hupert, même la miss Galinaud, s'étaient eux aussi ébahis, t'avaient encouragée. Et ce grand brun, en Sixième, dont j'ai oublié le nom.
Élan inimitable ! Tu trouvais le mot juste, la formule piquante, inattendue. Paroles éblouissantes, d'énergie et d'angoisse mêlées... Tu savais séduire, par ta capacité à étonner, cette respiration enthousiaste, dissonante, qui faisait de toi, je le pensais souvent, un génie.
Inégalé. Oui, tes facultés supérieures, Linh, me subjuguaient. Qui, d'ailleurs, ne t'aurait portée aux nues ?

 

 

 

Chapitre 13 - Muoi Ba

Souvent, tes propos ambigus, sibyllins, contenaient la part d'énigme qui fascine, déroute. Séduit. Élucidation compliquée, arbitraire, rendue plus captivante encore par d'incroyables équivoques, infiniment réversibles... Un peu comme ces écrits, au-dessus de l'autel de Chu Van An, à Van Mieu - Quoc tu Giam. À gauche et à droite, j'admirai des hérons, ou plus probablement hacs légendaires, sur de robustes tortues. Indestructibles ? En arrière plan, au-dessus, surmontant l'image de bouddha, voire la statue imposante de Confucius, je découvris des signes, que je ne pouvais déchiffrer, mais dont le tracé seul me plaisait. Agilité, légèreté, gestes aériens, suggérés par le simple mouvement, rehaussé d'or, sur fond rouge vif : cet univers me parlait de toi.
De mon amie Sylvia, toute excitée. Ma Linh, enflammée, passionnée... Je possédais ton Oeuvre, la totalité de tes écrits, désormais. Et cet étrange voyage, sans doute trouvait-il sa source dans ce legs, inattendu, qui m'avait été octroyé. Déconcertant. Encombrant, ou miraculeux, je ne savais qu'en penser... Cahiers, carnets, feuillets épars. Par centaines. Menues épaves de ta vie d'antan, inféconde, tourmentée, confinées là.
Abracadabrante quête. Pouvais-je seulement dire que je progressais, lentement ? Valises, malles débordantes. Cartons ficelés. Imprévisible Linh Lâm, avec tes soubresauts incroyables ! J'étais restée longuement, désemparée, face à ces boîtes cartonnées, sur lesquelles tu avais dessiné des guirlandes, des frises, des visages simplifiés, des monstres... Traits interminables, au crayon bic, à papier, au feutre. Les titres, les graphismes, étaient déjà un peu effacés, pour être restés au soleil. Ces en-têtes et rubriques me fascinaient, poèmes à eux seuls... :
Vertiges passé antérieur.
Empoisonnement.
Tout est plié.
Explosion. Vaciller/cohabiter.
Le coup de clairon sur le deltaplane.
De la génétique à la cellule.
Mon pipeau sur les bords.
Entre les deux.
Pas de rapport.
Les chiens langues coupées.
Patte avant, patte arrière.
Moulin à vent.
Permis de naviguer.

J'ai été défragmentée, commençais-tu l'un de tes textes...

 

 

Chapitre 14 - Muoi bôn

Ton père avait tenu à me les offrir, ces documents. Me les confier, temporairement, plutôt. Le temps que l'on te retrouvât, certainement. Voulait-il en protéger son épouse, éviter qu'elle ne fouillât, ne cherchât à en percer le sens ? Mais la personne que tes parents rattraperaient, - s'ils remettaient jamais la main sur Linh - , serait-elle exactement la même ? Gommeraient-ils ce vécu, ces mois écoulés, blessures, balafres et plaies ? Entailles profondes. Bien plus que des estafilades... Ces interrogations, sur quels murs sombres déboucheraient-elles ? Désorientée, je ne savais que penser. Sur tes papiers, droites ou courbes, surtout pas parallèles, se croisaient inlassablement. Méandres d'araignée patiente, tissant une toile mystérieuse, jusqu'à l'épuisement. Exhortations dépourvues de solutions. Rébus en demi-teinte.
J'avais entassé les documents dans le grenier de ma petite maison de B., sans oser les consulter vraiment. Les premières étagères n'avaient pas suffi... Je n'étais pas éditeur. Pas encore...
Je les avais rapidement survolés, par bribes, juste avant de prendre l'avion. Pépites accumulées. Étonnée de voir qu'à la fin, - mais le classement était-il chronologique ? -, c'étaient d'apparents caractères asiatiques. Les imitais-tu, ou bien maîtrisais-tu ces signes cabalistiques, pour moi insensés ? Tu étais d'une intelligence telle, que tu pouvais parfaitement les avoir appris, assimilés, sans rien en dire à qui que ce fût, et j'imaginais que tu en avais fait ta nouvelle forme d'expression ! Talentueuse, tu étais parfaitement capable de pareil exploit. Oui, pleine de dispositions hors-normes. Un être supérieur.

 

 

 

 

 

Chapitre 15 - Muoi lam

Je n'en avais pas rencontré deux, comme toi ! Oh, Sylvia, ah, Linh... si avide de silence, - soudain abrupt, à la fin -, si friande de calme ! Impuissante à déchiffrer ta langue, en français comme dans ce simulé vietnamien, j'avais senti, compris, que seul un voyage du côté de tes origines, ô toi, ma belle camarade, saurait atténuer en moi la douleur. Si c'était possible...
Du fait du Têt, le mouvement incessant, bruyant, de Hà Nôi, n'était que ralenti. Hanoisy ! Un ami m'avait prévenue, mais je ne pouvais m'en douter, à ce point, m'y préparer. L'homme, rencontré à l'aéroport, au départ, me l'avait confirmé, cette pétarade, en Asie, dans tout le Viêt Nam, ce déferlement de sons, clinquants, tranchants comme le verre, on ne pouvait s'y habituer. Toujours, cette bourrasque sonore me surprendrait. Pourtant, dès la deuxième semaine, il me sembla que le tintement strident m'agressait moins. Il est moins fort, non ?
Tu t'habitues !
, avait souri Tuan, avec lequel je jouais au badminton, tôt le matin.

Voilà que j'étais là, dans ta ville, Linh Lâm.
That, Mai, Dên, devant moi, à des moments différents, me souriaient. Comme Ouan, Minh, Kim. Thao, Nguyen. À part l'exceptionnelle Phuong, dont la langue était parfaite, irréprochable, je savais qu'en dehors d'un hello que ces êtres de rencontre, avaient appris à répéter, plus simple qu'un sommaire bô-jouh', imprononçable, ces derniers ne sauraient nullement me révéler le secret de leurs vies, ni m'aider.
Tâtonnements essentiels, pourtant. Impossibles. Je n'étais que bref moineau de passage. Plutôt une cigogne, - co' -, avec mes longues jambes. Échasses qui ne me permettraient pas de te retrouver.
Pourtant je sillonnais la ville, de long en large, à la recherche de mon amie. Partout. Ceux que je croisais ignoraient l'origine de mes investigations. Qui donc aurait pu te connaître, Linh ? Et même si j'avais retrouvé tes parents d'origine, eux-mêmes, qu'auraient-ils su de ma Sylvia ?
De chacun de tes multiples visages, l'ombre portée par l'autre était creusée d'absence. D'énigmes.

 

 

 

 

 

 

 

Chapitre 16 - Muoi sau

Tous ces êtres étaient probablement en âge d'avoir connu le chaos des guerres. Leurs familles, bombardées. La ville, détruite. Colonisation, embargo. La peur, ils connaissaient. La pénurie, aussi. Ils semblaient oublier, peu à peu... Cicatrisaient, à leur manière, fine.
Mais moi, amputée de mon amie, toi que j'avais tant admirée, autrefois, enviée, comment me repérer ?
Huy Chuc m'avait expliqué que pendant des générations, le russe avait été l'unique langue étrangère possible, à l'école. Obligatoirement. Je ne croisais que des vieillards à longue barbe, et bonnet de laine, cache-nez tricotés main, pour me sourire. Tenter de communiquer dans ma langue. Et une charmante journaliste de la radio, La Voix du Vietnam, - Dai Tiêng noi Viet Nam. Phuong, merveilleusement sympathique. Spirituelle. Fleur, ou parfum. L'oeil vif, derrière ses lunettes, cerclées de poésie. Tact, malice, perspicacité...
Hélas, ni elle, ni Quan Thanh Vân, bien sûr, ne t'avaient rencontrée nulle part. La ville entière ignorait tout de toi.
J'avais au moins le plaisir d'aller déguster avec Phuong, lorsque mon moral dérapait, un Bun Cha, dans la rue : sauce, nouilles, porc croustillant et caramel. Ou quelques nouilles rouges de Hai Phong, aux crevettes et kailan, Banh da do Hai Phong xao tom, voire du consommé de lotus et longane, Ché nhan long sen, à l'hôtel Métropole. Le chef français, Didier Corlou, avait atteint de véritables sommets dans l'adaptation de notre cuisine à la gastronomie locale : un régal ! Chaleur humaine, contentement gustatif... Me remplir le ventre, bouchées délectables, jouait un rôle essentiel, de compensation à l'Absence.
Voilà qui ne me restituait nullement ta présence, Linh Lâm. Mais mes papilles, excitées, s'affolaient. Le régal était, paradoxalement, à la hauteur de tout ce qui avait pu te faire défaut. Calories insuffisantes, lacunaires.
Je remâchais mon désenchantement de ne point te retrouver, toi qui t'étais appelée Sylvia. Ces saveurs, faites de soja, tofu, tamarin, momordique, badiane, curcuma... me parlaient encore de toi, dont le corps meurtri avait souffert le manque, carences nées d'un jeûne abusif !
Tout ce que j'avais lu de toi, depuis notre enfance la plus lointaine, me revenait, murmuré par ces ingrédients odorants, que tu n'avais sans doute qu'inventés, devinés, et qui avaient fait de toi la narratrice exceptionnelle que j'avais tant aimée ! J'étais ton inlassable confidente. Tu racontais, je me repaissais de ces syllabes goûteuses.
À Hà Nôi, rares étaient ceux qui parlaient notre langue, Linh. La mienne. Désormais plus libres, les jeunes choisissaient l'anglais. Hello. Moi je m'évertuais à répéter, Xin Chào, - "sin tchao' ". J'avais assimilé tant bien que mal ces quelques sonorités. Je les enrichirais peu à peu de Tam biet, mais seulement dans les jours qui suivraient. Puis je serais même capable d'offrir un concentré un peu plus élaboré de syllabes : Chuc mung nam moi 2005 !, tentais-je d'articuler, affectueuse. Ces bons voeux, aux alentours d'une fête aussi importante, me semblaient un minimum.
Parfois, les chauffeurs de taxi me faisaient répéter, fronçant les sourcils. Certains ne s'apercevaient même pas que je m'efforçais de parler leur langue. Tentatives désespérées. Ils finissaient par me demander, en un anglais approximatif, hésitant, où je voulais me rendre. Je vagabondais, montrant sur la carte le lac Thien Quang, Truc Bach, Tay Ho, Van Chuong, Huy Van, ou bien Bay Mau... Je ne parvenais pas à démêler lesquels d'entre ces placides conducteurs n'étaient pas capables de voir ce qui était écrit en lettres trop petites, faute de lunettes adaptées, desquels ne savaient tout bonnement pas lire. Ou bien ma prononciation, mes accents mal placés étaient-ils seuls en cause ?
J'avais fait rire Thuy, en disant, en français, Gnagnagna, gnagnagna, pour évoquer le ton monotone de ceux qui lisaient parfois, à tort, tes textes merveilleux. Je repensais à ce spectacle, grandiose, à la médiathèque de R., monté à partir de quelques uns de tes poèmes, organisé par Maryvonne Aurélien, en hommage à ma chère Linh. Il m'avait laissée pantoise.
Thuy se cachait la bouche, riant à en perdre le souffle. Je compris plus tard, - grâce à Phuong, peut-être ? -, que Gnâ, selon l'accent, la prononciation, pouvait renvoyer non seulement au mot "maison", mais à d'autres valeurs, moins avouables. Personne ne me traduisit réellement les insanités scandaleuses, ou amusantes, proférées accidentellement par la naïve que j'étais, du côté de Ly Thai To, quartier chic de la ville !

 

 

Chapitre 17 - Muoi bay

Pour toi, Linh, je me devais de m'insérer. Il me fallait m'introduire, comme dans un étrange rêve, dans cette réalité asiatique, dont, pour l'instant, j'ignorais encore tout. Voilà qui ne signifiait nullement me faire coudre à la va-vite des Ao Dai, tenues traditionnelles... Non, bien sûr, il n'était pas question de me limiter au folklore local. Je n'allais pas me glisser dans un costume : forcément décalée, avec ma peau claire, mes centimètres gargantuesques. Il m'était bien sûr impossible de tenter de te rejoindre par de superficielles apparences extérieures.
J'avais une amie, en France. Nguyen Linh Lâm. Linh Lâm. Ou plus exactement, Sylvia. Elle avait, à sa façon, sombré. Disaient-ils. Pour elle, j'accomplissais ce voyage. Pour elle, je tentais de relier les rives. Les continents. L'Orient. L'Occident. Elle m'avait dit, un jour, des années plus tôt, Lorsque tu iras à Hanoi, tu me comprendras, enfin !
Le mausolée du président Hô Chi Minh, non loin de la pagode du pilier unique, représentation bouddhiste du monde, une fleur de lotus émergeant, depuis 1049, des eaux boueuses, était impressionnant, dans son architecture colossale. Il ne suffisait pas, toutefois, à faire pour moi de cette ville un tombeau. Je me rendais en cette cité exceptionnelle pour retrouver Linh Lâm vivante. J'escomptais qu'elle regagnerait le dynamisme qui me plaisait tant, en elle, rieuse, lorsque nous étions enfants. Amie ardente et chaleureuse. Âme-soeur, unique, exceptionnelle. Nous avions été inséparables.
À vrai dire, ma confidente, à la peau si lisse, si belle, tu ne t'appelais pas ainsi. Plus, désormais. Fini, le monosyllabe asiatique. Linh. Tes parents adoptifs avaient préféré deux syllabes, se terminant de manière féminine. En "a". Prénom à leurs yeux évident, de leur "vraie" fillette, décédée, dix ans plus tôt. L'unique frondaison, cachant un petit arbre ! Ô mon bambou... Le nom de famille importait peu.
Depuis trente-cinq ans, déjà, Linh, tu t'étais métamorphosée en déesse latine, de la forêt. Ton père et ta mère, de là-bas, d'ici, de Hà Nôi, avaient été annulés, gommés. Les nouveaux tuteurs avaient souhaité faire oublier à leur petite plante, toute fragile, cette part de son passé. Racines ratiboisées. Déficitaire en chlorophylle, tu t'étais étiolée. Quand donc la photosynthèse avait-elle commencé de cesser ?

 

 

 

Chapitre 18 - Muoi tam

Je déambulais, me perdant volontairement dans les rues. Tran Hung Dao ; Yen Phu, dans Tay Ho ; Tran Quang Khai, dans Hoan Kiem. Je ne croisais nul chien famélique. Les avaient-ils mangés ? Je voyais bien, trempant dans l'alcool, des serpents lovés contre le verre transparent de bouteilles ventrues, considérées comme appétissantes. Ces boissons avaient la vertu d'être aphrodisiaques, disait-on. Tous les restaurants affichaient pareil régal, sur les étagères visibles, près de la caisse. Vertus revigorantes assurées.
Vivants, eux, tonitruants, j'entendais aussi les coqs. Ils chantaient, à tue-tête, poulaillers en pleine ville, en une cocoricotade effrénée, éveillant les chiens, en aboiements incessants. Relayés, à leur tour, par les gallinacés, qui n'en finissaient pas. Ou les deux, en surimpression. Concert parfaitement désordonné !
Tu avais, Linh, en France, de tes mains, tordu le cou à toutes les volailles de ton voisin, brutalement. Ces infâmes animaux devaient nuire à ta concentration, te gêner, dans l'élaboration de ton oeuvre.
J'imaginais la scène. Toi, tentant de pianoter sur ton ordinateur. Ou bien le capuchon de ton feutre glissé entre tes lèvres, rêveusement, comme tu le faisais déjà, à l'adolescence, lorsque tu écrivais à mes côtés, dans les cafés, entre deux cours. Oui, je te voyais, parfaitement, te bouchant les oreilles, boules quiès profondément enfoncées, luttant contre l'exaspération. La colère, l'abattement. Impulsion subite. Sans doute n'avais-tu pas pu te retenir.
À moins que tu n'aies rien fait, en réalité ? Que ce soit quelqu'un d'autre, coupable de cet acte démesuré, qui t'ait accusée ?
C'est en tous les cas suite à cet acte barbare, plumes au vent, jabot gonflé, que ta mère avait dit que cela suffisait, désormais, qu'elle la "ferait hospitaliser, de force, cette dingue, et ce, malgré son refus de soin" ! Si cela devait se répéter.
Menace tourbillonnante, terrifiante. Je n'avais pas pu te parler, alors. J'étais loin. J'ignorais la tragédie qui se mettait en place. L'on m'avait seulement raconté. Après.

 

 

 

Chapitre 19 - Muoi chin

J'avais fait le voyage. Le coeur battant. Je portais comme toujours sur moi le collier que tu m'avais offert, Linh Lâm. Avant, quand tu t'appelais encore Sylvia. Lorsque tu semblais si bien t'adapter, - te soumettre ? -, à ta nouvelle famille. Épanouie.
Le dossier était clos. Tu n'irais plus là-bas, t'avait dit ta mère. Tu es d'ici, désormais, ma fille !
Ce pendentif, je ne l'avais pas quitté, depuis la maternelle. C'est là, qu'avec toi, Linh tout juste arrivée, nous nous étions connues, toutes les deux. Amitié spontanée, valable pour toujours. Nous avions joué avec la même pâte à modeler. Feutres sur les doigts, sur les vêtements. Petits tabliers de coton sage. Nous avions pleuré, lorsque les garçons nous poursuivaient avec des vers de terre, pour nous faire peur. Parfois des orvets encore frétillants.
Puis nous avions grandi, ensemble. Rivales, à l'occasion. Temporairement. Souvent presque soeurs. Dans les larmes, les rires. Dans les confidences. Les confrontations, aussi. À mots comptés, regards devinés. Linh, si intelligente. Brillante. Solaire. Non, lunaire. Paupières en quartiers équilibrés, étoiles dans les yeux. Tu riais, et tout le monde t'admirait.
Éclectisme, compétences, habiletés... Ton discernement !
Lorsque tu racontais la moindre anecdote, je restais, suspendue. Je t'aurais écoutée toute la nuit, plus longtemps encore. Tu m'appelais parfois, pendant des heures. Des nuits entières à refaire le monde. Combiné contre mon conduit auditif, allongée sous ma couette douillette, je n'avais plus sommeil. Tu me passionnais, avec ton tonus, tes idées rares, étonnantes.
Bien sûr, les derniers temps, je ne suivais pas toujours parfaitement tes raisonnements. Il me manquait les bases scientifiques, probablement : j'étais moins érudite que toi. Tellement moins savante. Tu m'expliquais longuement les quarks. Collisions, détecteurs et particules. Sursauts célestes, rayons gamma. Accélérateurs cosmiques, chocs aléatoires. Phares stellaires, pulsars. Atomes étranges, berceaux de tant de mystère...
Je m'ébahissais.

 

 

 

 

Chapitre 20 - Hai muoi

Partie sur tes traces symboliques, je marchais à travers Han Thuyen, dans l'arrondissement de Hai Bà Trung. J'arpentais les vitrines de Tràng Tiên, déchiffrant difficilement Giay moi. Toute à mes souvenirs. Des toiles, des laques, superbes, défilaient sous mes yeux inattentifs. Des copies. Un amalgame surprenant, mêlant des traits asiatiques, et des reprises de l'art occidental... Rizières et buffles aux cornes arrondies, remakes d'Andy Warhol. L'huile, en épaisses couches, s'étalait sur la palette du faussaire. Superpositions d'outremer, de carmins, de cyan. J'en regardais la pâte, médusée. Sans rien en voir, vraiment. Étendues dorées, appliquées avec art, ou argentées, fonds précieux, sur lesquels se dessinaient des personnages relativement naïfs, chapeau conique, de guingois sur leur tête, un panier à leur pied. De dos, de face. Masses régulières, fines, en aplats colorés.
Mais comment apprécier ces techniques, maîtrises et procédés, sans toi, Linh Lâm, à mes côtés ? Tu avais été autrefois collectionneuse avide, capable de me faire découvrir ce que l'on appelait l'"art brut", la "création hors les normes", les rêveurs "outsider", "singuliers". Comme toi, j'avais été fascinée par les matériaux récupérés, les couleurs associées, images débridées, de cette création franche. Bien sûr je n'avais jamais entendu parler de ces mouvances étonnantes, avant que tu ne me les fasses découvrir. Créatures étranges, aux contours nets, ou imprécis, selon la personnalité les mettant en oeuvre, couleurs vives, ou plus "naturelles", mécaniques habiles, manèges de bric et de broc, êtres venus des profondeurs, lignes entrecroisées : à combien d'expositions toutes plus étonnantes les unes que les autres m'avais-tu traînée ? À la Halle Saint-Pierre, à Paris, ou au Musée de Bègles, près de Bordeaux. À Lausanne... La Fabuloserie, à Dicy, dans l'Yonne. Tu commentais, moi j'admirais.
Entre la certainement superbe peinture, accrochée en ces galeries vietnamiennes, et moi, un rideau, épais, voile de désespoir, était suspendu. Des nems, pourtant excellents, je ne savourais que l'ombre portée par toi, Linh. Du bouillon d'os et de crevettes, suave, hérité des origines maritimes, ne parvenait jusqu'à moi qu'une douleur universelle : Sylvia n'allait pas bien, moi non plus ! Lorsque j'entendais la cithare, - jamais je n'oublierai celle faite notamment d'un entre-noeud de bambou, fermé des deux côtés, muni d'une caisse en calebasse, extraordinaire -, ou le luth... , seul le silence trouvait en moi une résonance. Étrange écho, d'un sanglot, puissant. Étouffé. Celui de mon amie, le tien, dont j'ignorais la provenance exacte !

 

 

Chapitre 21 - Hai môt

Linh, où étais-tu ? Où se trouvait donc Sylvia ? Paupières baissées, rapport flottant avec les autres. Absence. La dernière fois que nous nous étions vues... Larmes sèches, au milieu de pupilles ternes, qui ne pétillaient plus, j'avais été atterrée par la métamorphose de celle qui m'impressionnait tant, autrefois. Tes écueils.
Je n'avais pas du tout prévu de me rendre à Hà Nôi. Surtout, si vite ! Mais je portais autour du cou ce petit lacet, avec son porte-bonheur, de terre cuite, fabriqué par toi, mon amie d'enfance. Et lorsque... j'avais su..., alors je m'étais dit que ce périple serait la seule manière, pour moi, de t'accompagner, au bout de ta route. Notre voyage. Ensemble.
Je me penchais vers les gens, je leur souriais. Beaucoup me le rendaient. Je m'accoutumais aux petits sièges de plastique, bleus, tabourets fragiles, conçus pour des nains, des enfants, sur lesquels se faire servir du riz était un pur bonheur. Gargotes où je me régalais en engloutissant des nouilles, elles aussi tout à fait typiques. Frites, ou accommodées, avec des tubercules, verts, dont j'ignorais le nom spécifique. Bambou, carottes jaunes, pois gourmands. Gingembre, anis étoilé... Bouquets délectables : leur parfum m'emplissait la bouche, saveurs inapprochées, ailleurs, ni trop fortes, jamais fades, ni semblables à quelque délice que j'aie pu découvrir précédemment. Beignets variés, boulettes de viande siu may, anchois, seiches... Étrangement, à toute heure, dans la rue, partout, je voyais des gens en train de manger.
Linh Lâm, tu t'étais pratiquement laissée mourir de faim, avant que ta mère ne s'alerte, vraiment. Moins de trente kilos, à ton entrée à l'hôpital. Habillée. Le poids d'un enfant de quel âge ? De quelle nourriture avais-tu réellement manqué ?
Étrange Asie. Il n'y avait pas de moments, balisés, comme chez nous, midi, vingt heures, pour passer à table. Il me semblait que la ville entière était éternellement occupée à se nourrir ! Mastication constante, étonnement permanent...

 

 

 

 

 

Chapitre 22 - Hai hai

Bouleversée par le souvenir de ta maigreur, visage émacié jusqu'à l'os, orbites saillantes, je traversais, sans rien voir, les salles du musée des Beaux-Arts, entre la rue de Cao Ba Quat, et celle de Nguyen Thai Hoc. Partout ton nom. Climat émotionnel, altéré par la ressemblance que je te trouvais avec quelques momies, que j'avais vues, autrefois. Ailleurs. Pourquoi resurgissaient-elles à ma conscience ? Les images se superposaient, en moi. Ta peau diaphane, Sylvia, anémiée, semblait craquelée. Jaunâtre, grisâtre. De carton friable. Les rides se multipliaient : combien de millénaires de plus que moi avais-tu expérimentés ? Toute à la ferveur de mes souvenirs, je passai, au rez-de-chaussée, les temps préhistoriques, puis fonçai, des XIe au XIXe siècles. Sauts de géant d'une période à l'autre ! Tigres, dragons... Personnages réels ou fictifs, à figures énigmatiques. À l'étage, la tête toujours pleine de toi, ô ma Linh Lâm, si affaiblie, je passai très vite dans les salles du début du XXe, guerrières, politiques, ne m'arrêtant qu'à peine devant les laques, pourtant somptueuses. Les sculptures contemporaines ne m'arrêtèrent pas davantage. Je terminai par les arts folkloriques, puis montai, en catastrophe, au deuxième étage : défilé de peintures sur soie, sur papier, toiles à l'huile.
Non, l'art ne m'apaisait pas. Plus. Douloureusement, du passé resurgissaient les monstres, derrière tant de beautés.
À présent, Linh mon amie... où étais-tu ? Que devenais-tu ?
J'étais absolument certaine qu'ici, tu aurait repris quelques grammes. Je me régalais, avec une soupe pho', plat national du Nord. Maintenant cette merveille aux mille saveurs en son bol raffiné, élégant, j'ajoutais une pincée de piment, un peu de citron. J'évitais d'utiliser la cuillère de porcelaine, toute fière de mes habiletés toute neuves. Dua. Me régalant, avec ces aliments, systématiquement savoureux.
J'observais cette femme, le cou gracile, son long poisson frétillant encore dans la bassine d'eau grise, un couteau à la main, le rinçant dans le caniveau, face au ciel sombre. Ce dernier, zébré de dizaines, centaines de fils électriques, menaçait. Vitreux. Je me souvenais de mes scrupules ridicules, dans ma lointaine Europe, devant des couverts parfois pas tout à fait nickel, à mes yeux délicats, et pourtant parfaitement lavés, disposés savamment, sur une belle nappe blanche, dans un restaurant propret, élégant. Tu es narreuse, disait de moi une collègue lorraine. Elle m'avait expliqué le sens précis de cet adjectif, qui n'existait que dans sa région, pour qualifier les gens refusant de boire dans le verre d'un autre, de peur d'y attraper ses microbes... Là, j'attendais, tout naturellement, calée sur un banc étroit, que l'on me serve, sans hésitation, ce riz cuit à même le petit coffre-feu posé dans la rue.
Ce mets, je le dévorerais, bien sûr. À la baguette. Chez ces marchands ambulants, le mouvement m'était venu, naturellement ; je portais le bol à ma bouche comme si je l'avais fait toute ma vie ! Oh, Linh, toi aussi tu aurais aimé te nourrir ainsi. Herbes odorantes, épices rares, consommés appétissants, viandes finement tranchées...
À l'hôpital, sentier aride, aveugle, on m'avait répondu que tu avais perdu tout sens des réalités, que tu lapais ton assiette, avant de tout recracher sur les murs constellés. Éducation enfuie, envolée... Vernis oublié. Rejeté. Ou bien, retour aux origines ? Marjolaine douce, Kinh Gioi...
Pascal l'avait écrit : Les hommes sont si nécessairement fous que ce serait être fou par un autre tour de folie de n'être pas fou. Michel Foucault le citait, au tout début de son Histoire de la folie. Je pensais à toi, Linh Lâm. Le merveilleux goût du poivre sauvage m'ouvrait l'appétit. Ailleurs, c'était l'ambrette. La fleur de sel de Nuoc Nam. Rouleaux aux vermicelles et herbes aux échalotes croquantes, agrémentés de crevette confite au piment..., mélange de Cuon Tom Chua Hue, et de Nem Cuon Mien... Chaque bouchée, succulente, me disait que tout était possible, ici.

 

 

 

 

 

Chapitre 23 - Hai ba

Dans Ba Dinh, je me faisais arrêter un peu après ce modeste musée de l'aviation, en plein air, que je n'irais jamais visiter, par des taxis à trente ou quarante mille dongs, le prix d'un paquet de bonbons, chez nous. Juste devant l'étrange pagode qui me servait de repère. J'accédais ainsi à la maison que j'avais louée, meublée, pour une durée indéterminée. J'étudiais chaque fois le voisinage, les balconnets de béton, fer forgé, la climatisation visible à l'extérieur, en rectangles sans grâce, les terrasses fermées, par des cloisons semblables à des claustra. Briques, pierres. Métal, paille... C'était si hétéroclite ! Colonnes, corniches. Stores bleus et blancs, rehaussés d'une tôle, en surplomb, comme des alvéoles ajoutées, gagnées sur le vide, peintes en bleu roi, rouille, balcons encagés, fleuris, accumulant les pots de porcelaine, bas et arrondis, contenant parfois des pins lilliputiens, volets mi-clos sur des fenêtres dont le haut était souvent galbé, stylé. Parois serties d'air frais, dans la moiteur saisonnière. Membranes soudées, décoratives, à laquelle mes voisins accrochaient leurs cintres : je devinais leurs effets, tentant parfois de sécher plusieurs jours de suite dans l'humidité ambiante...
Avant de rentrer, j'explorais inlassablement Bat Thap. Cet édifice religieux s'enorgueillissait d'une façade fraîchement rénovée. En raison des festivités ? Alliance de gris, blanc, signes ésotériques rehaussés d'un noir de jais, toit de brique sombre. Les grilles extérieures, en revanche, étaient toujours piquetées par la rouille.
J'y avais longuement erré, entre ombre et lumière, promenades incertaines, parmi ces êtres gentils, étonnés de me voir là. Je ne partageais pas leurs rites. Ban Tho Phat Ba Thanh Mau. Les sculptures, ornementations diverses, les bannières colorées, suspendues devant le bâtiment principal, me saluaient. Versaient leur baume. Admirables dragons dorés, pailletés. Sur les tambours, en bronze, dans les musées, j'avais repéré ces merveilleux volatiles, les "hac" : animaux légendaires, je les retrouvais dans les pagodes, veillant sur moi. Oiseaux-lyres aux plumes bienfaisantes.
Je songeais avec tristesse à ces textes de toi, Sylvia, aux ailes rognées, au bec incertain. Conservés dans leur cage toute rouillée. La clef de la petite porte avait été jetée...
Des melons d'eau étaient offerts aux divinités, dans des paniers, assiettes en plastique. En quantité. J'ignorais si ces figures tutélaires étaient hostiles, ou accommodantes. L'encens, qui brûlait, me tournait la tête. Expressions contradictoires, surprenantes, des bouddhas immortels, sous les guirlandes électriques. Un dieu ici. Trois un peu plus loin... Chua Son Trang, lisais-je, incapable de traduire ce panneau. Des douzaines de figures sculptées étaient occupées à prier. Intercession entre les mondes. Les roses rouges, orangées, jaunes, disposées à leur pied, semblaient concilier leur colère. Pourraient-ils t'aider, Linh ?
Fallait-il croire en leur pouvoir, moi qui, en mon pays, avais déserté depuis si longtemps les églises ? Monuments, pistes immensément variées : il me restait quelques six cents temples et pagodes à explorer, sans quitter la ville... !
J'observais avec intérêt ces usages dont j'ignorais tout. À gauche et à droite d'un superbe monument, à l'extérieur, des couronnes mortuaires, cocardes rouges et blanches, de fleurs touffues, étaient barrées d'une écharpe sur laquelle se retrouvait l'inscription Doi doi nho on cac liet sy, en lettres dorées. Ce même texte était inscrit, au-dessus de longues listes...
Laisserait-on pourrir ces mandarines, papayes, ananas, bananes vertes, et autres paquets encore sous cellophane, disposés aux pieds des sculptures toutes dorées ? Kyrielles de noms, dans le coin des plaques funéraires, avec les médaillons de photographies, en noir et blanc, ou sépia, assortis de dates décisives. Le Thuy Duong, Dao Ngoc Thang, Ta Thi Dien, Nguyen Thi Lien...
Je relus cette dernière identité, émue. S'agissait-il de quelqu'un de ta famille, Linh ? Ils semblaient tous porter ce nom. Nguyen. C'était également un prénom, masculin aussi bien que féminin ! Rarement. Pas de quoi faciliter mes recherches. J'arrêtai de lutter, cessant de retenir mes larmes, devant les stèles accumulées. Ces modestes bouquets du souvenir, dans des vases hétéroclites, m'émouvaient. Sur la gauche, tout un panneau, de mémoire : recouvert de photographies, plus récentes, punaisées, scotchées. Un visage, proche du tien, me fit tressaillir. Dans mon portefeuille, je sentais battre le cliché qui ne me quittait jamais : deux fillettes, auxquelles manquaient quelques dents de devant. Tout sourire. C'était à l'école primaire. Fin du cours moyen première année. Neuf ans. La maîtresse nous avait autorisées, le jour de la photo de classe, à être ainsi réunies, les jumelles, inséparables, toujours en tandem, ces deux-là...
L'osmose se poursuivrait-elle ? Dehors encore, je me concentrai devant, comme une crèche, le béton baroque, sculpté, avec ses grappes de raisins, ampoules colorées, d'ambiance, pour l'éclairage nocturne, fruits de plastique, coupes d'offrandes fraîches, constituant une grotte fleurie, décorée jusqu'à l'extrême. Une tirelire, urne fendue sur le dessus, Hom Cong Duc, attendait que l'on remette probablement les êtres aimés aux bons soins de ces personnages, à la robe dorée, orangée, cuivrée, fermée d'une ceinture rouge ou verte, la tête recouverte d'une coiffe brillante. Je te confiai à eux, Linh, à tout hasard.
Les monstres, avec leurs têtes de plâtre peint, délavé, d'autres plus massifs, dans des matériaux plus rugueux, m'émerveillaient, sculptés à même des coupes énormes, contenant bonsaïs et roches, dans la fraîcheur ombragée d'azalées en fleurs, aux pétales luisants. Le monde, dans sa totalité, était ici recomposé : l'eau, l'air, la terre... Des tours, constructions en hauteur, jouxtaient un pont, traversé par quelque cavalier, précédé et suivi par une cour, scène que j'étais incapable de décrypter. Il me manquait la culture élémentaire permettant de décoder.
Le jardin, parfumé, enivrant, dans des accents de gong, et de chants à la fois éthérés et pointus, était non seulement fleuri, mais entretenu. Des palmes vertes baignaient l'horizon, cachant la circulation située de l'autre côté des portes closes. Prolifération étonnante de tiges, poussant à vue d'oeil. Palmiers puissants. Coquets camélias. Oui, cet îlot luxuriant apaisait de la cohue klaxonnante, pourtant si proche. Dans cette pagode, je pensai beaucoup à toi, mon amie, portant en moi tes terreurs. Tentant de les adoucir. Les laissant s'exprimer, également. Leur donnant corps.
Mais de quel droit ? Comment osais-je imaginer qu'en quoi que ce fût, ainsi, je pouvais t'aider ?

 

 

 

 

Chapitre 24 - Hai tu

L'intérieur n'en était pas moins fascinant ! Dans ce réseau de bâtiments, parfois l'on entrait pieds nus, tapis superposés. Ailleurs, l'on pouvait conserver ses chaussures, et chaque fois, de nombreux autels m'émerveillaient. Ampleur ahurissante ! Pareille prodigalité constituait un tout inextricable : des chasses de verre, figures énigmatiques, étaient associées à des spirales d'encens, plantées, en tortillon, se consumant, sur une tige, piquée dans un pot de laiton, de cuivre travaillé, repoussé. Des jarres, de porcelaine bleue, potiches recouvertes de dragons peints, sculptés, des vases très hauts, fins, au col étroit et bombé, décorés artistiquement, organisaient l'espace, au milieu de boîtes de douceurs, sorties tout droit d'un commerce voisin, pas même déballées. Les dons s'accumulaient. Aux côtés de plateaux de faux billets, des coupes de fruits, voire quelques bouteilles de bière, en offrande, des biscuits "Amara" jouxtaient des agrumes juste à point, des mangues mûres, et tant d'autres merveilles, fleurs jaunes, chefs d'oeuvre de porcelaine blanche, ou bleu de cobalt, dans un amoncellement qui ne permettait pas de tout voir d'un seul coup. La profusion seule était perceptible.
Masse de rouge et de doré mêlés, le tout regorgeait d'éclairages indirects, bougies, lanternes, ou vétustes installations électriques. Tant de splendeur brûlait les yeux. Je me souvenais de ton goût, Linh Lâm, pour tout ce qui brillait : Je suis une pie, disais-tu en riant.
Bouddha, un doigt en l'air, indiquait le ciel. Dehors, l'enfilade des colonnes peintes était parfaitement soulignée par ces oriflammes satinées, aux couleurs vives, juxtaposées, - bleu, vert, jaune, rouge -, dans une étoffe brillante, chaque pétale séparé, valorisé, par un galon blanc. Ou doré.
Ce bâtiment exceptionnel se situait à quelques mètres de l'endroit où j'étais logée. À quelques centaines de pas, également, de la rue. D'ailleurs, des motos étaient garées, même là, dans la cour intérieure de ce lieu de culte pourtant parfaitement respecté ! Oui, ce bruit, ce lancinant jeu de l'aigu, de chaque véhicule, voitures minoritaires encore, deux-roues sur lesquelles s'amoncelaient des familles entières, parfois trois, quatre personnes, pas toujours des enfants, je ne pouvais pas ne pas m'en étonner. L'art d'accommoder la rareté des moyens de locomotion, c'était encore l'un des talents des Vietnamiens, tels que je les découvrais !
Des vélos, il en restait certes beaucoup. La plupart garnis de paniers gris, à l'avant, rigides, pleins de toutes sortes de trésors qui circulaient ainsi, d'un bout à l'autre de la capitale. Les motocyclettes ne pouvaient plus être immatriculées en ville. Un marché noir s'était donc établi, et s'achetait très cher, le droit de posséder un véhicule à moteur, tout en habitant le centre. Tout se monnayait. Il suffisait de payer. Quelque habitant de banlieue, autorisé, lui, à se déplacer ainsi, se ferait un plaisir de vendre son habilitation. Mais c'était si cher ! Le jeune homme qui m'avait expliqué ce fonctionnement peu orthodoxe avait baissé les yeux. Rougissant. Bien sûr, ils avaient utilisé ce moyen illégal, dans sa famille. Le régime les contraignait à détourner ainsi les règles, à désobéir. Même son père l'avait fait.
Surabondance de motos. La pollution était telle qu'il convenait de se boucher les narines. Des masques, de tissu, peu protecteurs, cachaient les sourires, renforçant le caractère impénétrable de ces visages immobiles, souvent inexpressifs, tristes. Étoffes roses, fleuries. Ou grises. Vichy bleu ciel, marguerites de coton. Drap plus épais. Voire le drapeau américain, chez les plus jeunes, plié en deux, noué derrière la tête. Personnellement, je préférais nettement la gaieté de ceux, frangés de rouge bordé de blanc, qui me fascinaient souvent devant les pagodes, ou autres lieux officiels, se terminant par des flammes rougeoyantes. Magnifiques étendards, aux coloris primaires, battant pavillon, voletant, dans de nombreux recoins de la ville !
Soudain, pétaradants, les véhicules arrêtés par le feu reprenaient leur traversée, lorsqu'ils n'étaient pas bloqués en embouteillages monstres. Soleils, en un rire fraternel. Peu de casques, à part quelques uns, coloniaux. Surtout des chevelures libres.
Le monde semblait tourner sans fin, en une ronde régulière, autour de la ville. Sans s'arrêter. Jamais, Sylvia, tu ne m'avais raconté cette effervescence, ce bouillonnement. N'avais-tu pas su l'inventer, ou bien voulais-tu garder pour toi cette écume d'images rares ? Ces rues, éternellement occupées.

 

 

 

Chapitre 25 - Hai lam

Ailleurs, l'on voyait des jeunes, bérets, bonnets, parfois la chevelure teinte en rouge, ou rehaussée de mèches rebelles, blondes, réunis, affalés sur leur siège de moto. Bavardant devant des affiches de cinéma. Ou politiques... Nu tuong cuop, Phim, Lây vo Saigon... Sur des banderoles, Nhât Ky Cong Chua. Autant de mystères pour moi. Minh Cham... Un drapeau rouge et jaune, recouvert d'un marteau, d'une faucille, indiquait ces deux dates, 3/2/1930 - 3/2/2005. La propagande, qu'elle soit décolorée ou flambant neuve, les laissait apparemment indifférents. Ils restaient là, à longueur de journées. Ils ne regardaient pas, non plus, l'homme doté d'un porte-voix, que j'aperçus un jour, le visage masqué en partie par une casquette blanche, à la porte d'un bâtiment, à la porte close.
Plus loin, à l'angle de deux rues, je déchiffrai, au-dessus des encarts dessinés, ce que j'imaginai être des slogans : Day Manh Cong Nghiep Hoa Hien Dai Hoa Vi Muc... Le dernier mot, happé par un poteau, était illisible. Au-dessous, c'était aussi énigmatique : Dan Giau, Nuoc Manh, Xa Hoi Cong Bang, Dan Chu Van Minh. Quant à Xay Dung Lai Dat Nuoc Ta, suivi de Dang Hoang Hon To Dep Hon, voilà qui resterait, semblait-il, définitivement obscur à mes yeux... Les cabines téléphoniques affichaient Dien Thoai The.
Les jeunes gens se régalaient en bandes, tout en suçant des glaces. Le jour où j'avais moi aussi voulu inviter Mai à consommer un dessert gourmand, - elle qui m'avait expliqué que l'été, c'était pire, avec la moiteur, on étouffait, en ville - , cette dernière m'avait fait comprendre qu'elle n'en avait pas le temps. Ni le coeur. Son père était gravement malade.
J'avais voulu l'accompagner, à l'hôpital. Elle avait refusé. Ce n'étaient pas des scènes que je pourrais supporter. Était-il à Bach Mai, situé du côté de Giai Phong ? Certainement pas au centre français, dans Phuong Mai. Réservé à une poignée d'expatriés. L'horreur n'était pas imaginable, pour moi, européenne. Privilégiée. Toute la famille se relayait au pied du lit. Nourrissait le patient. Nuit et jour, s'occupait de la couche, avec ardeur. Je n'y avais pas ma place.
Par mon zèle, voulais-je indirectement me retrouver proche de toi, ma belle Linh, avais-je quelque compensation, quelques comptes intimes à régler, en insistant, ainsi, pour aider Mai ?
Je me revois, sanglotant, parce que la jeune femme n'avait pas accepté ma présence à ses côtés. Il me semblait que mon rôle, pourtant, se trouvait là : dans une salle commune, face à des malheureux, souffrant. Dévouement inemployé ! Sylvia, qui donc était venu te voir, pendant ces douloureuses, longues semaines, qui avaient précédé les derniers événements ? Et avant ? Tes parents, eux-mêmes, n'avaient pas toujours supporté ces tensions. D'ailleurs, les médecins avaient interdit toute visite, monnayant chaque gramme, que tu refusais de reprendre.
Pourquoi cette cruelle décision, de t'imposer la plus extrême solitude ? Face à ton père, ta mère, comme pour les autres... Soi-disant pour économiser tes calories, t'aider à gagner, peu à peu. Que l'aiguille acceptât de repartir vers le haut. Mesures dictatoriales, dans le fond. Punitives !
Et puis, tes amis ? Tu n'en avais plus guère, les derniers temps. Coupant les fils, avec sauvagerie. Écartant toute relation, tout rapport, avec qui que ce soit. Salissant tout d'imprécations, dans ton furieux inapaisement. Qui, d'ailleurs, aurait eu la patience, la force, de supporter cette plongée vers ce que j'ignorais encore être l'irréparable ?
Moi-même, absente, n'avais-je pas en quelque sorte fui ton harcèlement, en oubliant de te communiquer le numéro de mon portable ? Quant à mon adresse électronique, te l'avais-je seulement envoyée lorsque j'en avais changé ? N'aurions-nous pas pu éviter la tragédie, cet effroyable malentendu ? Pourquoi ne t'avais-je pas rendu une seule fois visite, là-bas... Clinique privée, démunie de tout. Et toi, tu aurais dû te résigner, face à ces négligences nôtres ?
Peur de savoir, de voir. Égoïsme ? Légèreté, inconscience... ? Indifférence ? Je pensais que j'avais des semaines, des mois, devant moi. J'avais privilégié mon petit confort personnel. J'étais sûre qu'il serait toujours temps de passer un moment près de toi.
Plus tard. Après.

 

 

 

Chapitre 26 - Hai sau

Je me reprochais de n'avoir rien senti. Je n'avais pas eu, pris le temps. Je m'étais éloignée, très occupée. Trop. Égoïste au coeur sec ! Tout juste si je te répondais encore, lorsque sur la ligne fixe, tu répétais sans relâche tes appels au secours, crépusculaires. Ce sentiment d'effondrement... Parfois, la sonnerie m'irritait, à vrai dire. Surtout lorsqu'en pleine nuit, je venais à peine, difficilement, de réussir à m'endormir. Son grelot vrillait, à l'improviste, jusqu'à la racine, mes délicates oreilles. Je savais que j'en aurais pour plusieurs heures, de soliloque éperdu. À bâiller.
Tu continuais, Linh. Tu ne me demandais jamais si tu me dérangeais. Semblant poursuivre une conversation déjà commencée, éternellement en cours. Tu ne prenais nullement de mes nouvelles.
Mon existence t'intéressait peu.
Ou bien tu me posais des questions obscures, métaphoriques, comme si ta vie en dépendait. Impérative, bien plus qu'interrogative : Si j'opte pour le faisceau bleu, je ne perds pas de point ? Saigon, est-il extérieur au territoire ? Tu es sûre, certaine, pour le pulsar : c'est Z ou W ?
Foisonnement de significations.
Moi je t'estime proton..., avais-tu éclaté de rire, un jour.
Tu t'inquiétais, en profondeur. Tu puisais, loin de toute capitulation, tisonnant, aux brasiers pesants de la mémoire. Tes propos étaient surchargés d'allusions, de sens : Ça sent la molécule, tu ne trouves pas ? Manquait le décodeur. Tu avais une façon d'investir tes doutes, subversifs, d'une cohérence telle, que c'était moi qui me mettais à hésiter. Je ne comprenais pas tout, de ces bulles irisées de savoir. Tes raisonnements, chaque fois, me fascinaient. Lanternes précieuses. Éléments à première vue percutants.
Dérisoires, mes propres connaissances. Quelle intelligence ! Une érudition... Bon sang, le synchrotron, c'est Ptolémée, Feynman, ou Max Planck ? Comme j'étais incapable de trancher, tu persistais dans tes opiniâtres interrogations, Ondes ou particules ? Défis, de qualité, lancés à tous les stéréotypes. Tu prenais le contre-pied de toutes les souricières, tu dispersais les fortifications. Quelle extraordinaire anthropologie, que tes bizarreries, dans tes états intérieurs les plus sensibles ! Une urgence indomptable motivait tes appels.
Moi je reprenais le travail, le lendemain, tôt ; mon réveil allait sonner, bientôt : il m'était arrivé, lâchement, de me faire remplacer par le répondeur. Inexcusable défection, désinvolture impardonnable. Voire de débrancher temporairement la prise, laissant la ligne sonner dans le vide. J'avais été cassante. Brutale, peut-être. Impatiente. Je t'avais mal reçue. Oui, il m'était arrivé de t'éloigner, sans douceur. Je ne t'avais pas écoutée, comme il l'aurait fallu. Engluée dans mon propre quotidien, ma routine personnelle.

 

 

 

Chapitre 27 - Hai bay

Le frère de Mai sillonnait la capitale, sur sa motocyclette bleue. Emportant parfois sa mère derrière lui, ou sa voisine, installée en amazone, cuisses serrées dans sa jupe droite. Le plus souvent, les deux en même temps, et entre elles, le petit neveu, Long. Quan m'avait raconté, lui qui parlait français, un peu, comment enfant il avait longuement observé, souvent, les oiseaux, dans le ciel. Il les enviait. Si indépendants. Sans entrave. Incontrôlables et beaux. Il admirait, au-delà de leurs ailes déployées, leur liberté. Il se disait que c'était cela, son rêve secret.
Être libre. Enfin pouvoir se rendre ici ou là. Partout. Il me rappelait, à l'adolescence, tes insatiables colères, Sylvia : tu exigeais que tes parents te paient une Vespa, rouge. C'était la mode. Ta mère craignait que tu n'aies un accident, s'opposait. Nous avions emprunté celle d'un copain, Pat, et la virée avait failli tourner au cataclysme. Heureusement, nous en avions été quittes pour un phare à remplacer. Un peu de tôle froissée. Combien de mois d'argent de poche ?
Pour Quan, c'était un tout autre problème. Jamais ses parents ne pourraient lui acheter le moindre vélomoteur : investissement de luxe. Somme colossale. Il avait commencé à travailler, en attendant que l'oncle Nguyen Tu Lap, parti vivre au Québec, établi comme médecin, envoie l'enveloppe promise. Il avait constitué tant bien que mal ses premières économies, après des mois harassants, à travailler, par tous les temps. Il s'était dit qu'à ce rythme, bientôt, il aurait payé le porte-clefs, puis les vis, de la première roue de son désir.
Il allait nus pieds, dans des tongues trop grandes. Il cirait les chaussures ; souvent du blanc, à remettre, sur les baskets. Il lustrait, frottait. Transformait. Les trottoirs n'étaient heureusement que poussière, et dans la touffeur de Hà Nôi, dès qu'il se mettait à pleuvoir, les semelles, les toiles ou les cuirs s'encrassaient. Le crachin, dans cette zone tropicale, marquée par une forte mousson, n'était pas rare ! Ainsi, le frère de Mai avait-il du travail, beaucoup, notamment grâce à tous ces étrangers à peau claire. Surtout, il avait bien choisi son coin. Près du lycée français Alexandre Yersin, Truong Phap Quoc Te... : 12, Nui Truc. Giang Vö.
Il relisait le panonceau, Danh rieng cho xe dua don hoc sinh cam do xe, traduit en français, interdisant le stationnement ou le simple arrêt, à l'exception des bus scolaires. Placé juste en face de son endroit favori. Des gens passaient, lui lançaient quelques dongs, parfois même des euros, des dollars, en échange de son activité. Il dévisageait les enfants des ambassadeurs, déposés par des chauffeurs de 4X4 à l'expression figée. Des parents prenaient parfois le temps de tendre leurs souliers.
Les yeux mi-clos, Quan chantonnait. La place idéale. Il avait vue sur le petit restaurant, où Monsieur Tran était parfaitement capable de soulever son plat de riz, de le faire voler, totalement, afin d'impressionner son monde. Pour l'aérer, aussi. L'aider à cuire à point, dans le wok, de forme arrondie. Quan préférait largement les galettes sucrées, qu'il achetait près du fleuve rouge : il en fallait pour tous les goûts. Beignets luisants, qui brûlaient les doigts, emballés dans un morceau de papier imprimé, déchiré à la va-vite. Elles lui rappelaient son enfance, lorsque Nguyen Tu Lap était encore là. Ensemble, ils se rendaient de ce côté de la ville, main dans la main.
La bourse, qu'il avait obtenue, pour l'étranger : bien sûr, c'était une bénédiction ! Mais l'oncle reviendrait-il au pays ? En attendant, c'est là, près de Nui Truc, que certains professeurs allaient boire du jus d'avocat, de la noix de coco fraîche, ou des litchis, servis glacés, agrémentés d'eau bouillie, bien fraîche. Avant, ou après leurs cours. Ils se pourléchaient les babines. De l'ananas, aussi, formant une mousse délectable, sur le dessus du verre. Un gourmand liseré crémeux.
Les fruits du dragon, magnifiquement roses, écailles en relief, se vendaient à la pièce. La petite marchande, Hoang Anh Tien, n'en avait souvent qu'un, à monnayer. Impossible d'en offrir davantage. J'aurais tellement aimé partager cette découverte avec toi, Sylvia ! Ne serait-ce que pour le plaisir du nom, et puis l'aspect. Hoang Anh Tien proposait en abondance, sans cesse, de ces pommes, vertes. Comme de grosses prunes. D'une couleur particulièrement acide.
Pendant des années, le frère de Mai avait frotté, nettoyé des souliers, surtout rien dépensé, assis à côté d'elle. Le jour où il s'était acheté sa moto, quelle joie ! Il l'avait emmenée loin, juchée derrière lui. Jusqu'au mariage !
Bien sûr, ces cylindrées permettaient seulement d'aller à vingt, trente kilomètres à l'heure. Maximum. Bien sûr, les bouchons étaient fréquents. Tous, immobilisés. Circulation impossible, déjà. Que serait-ce lorsque tout le monde voyagerait en voiture ? Je regardais en souriant cette mère, avec ses trois petits serrés collés contre elle. Vespa des temps modernes. Covoiturage façon vietnamienne. Je pensais à toi, Linh.

(...)

 

Pour lire la suite, n'hésitez pas à me la demander, je vous l'enverrai avec plaisir !

 

Ce qu'en disent ceux qui ont lu ce roman ?

 

Carole

J'ai été accrochée, happée par le récit, par le Viet-Nam, par les odeurs, par les images colorées et par l'histoire de Linh....

 

Maryvonne

Anne, j'ai lu et même relu avec beaucoup d'attention Ha Noi : j'ai été touchée par cette double quête, celle d'une ville, d'une culture, d'une civilisation ; et la quête affective, les traces de l'amie - passion qui se décale à la fin dans la découverte de l'amant.

 

Tran Thi Thanh Phuong

J'aime beaucoup ce que j'ai lu.

C'est avec beaucoup de plaisir que j'ai lu ton roman très poétique.

Je t'envoie les commentaires de mon amie québecoise, Danielle, à qui j'ai envoyé ton texte. Je n'ai pas su exprimer aussi bien qu'elle, mais je partage ses remarques sur ton roman. Magnifique est vraiment le mot qu'il faut utiliser pour parler de ton roman.

 

Danielle

Mes impressions à la suite d'une première lecture sont : c'est MAGNIFIQUE ! Quel talent elle a ! Vraiment, je suis très impressionnée. C'est phénoménal tout ce qu'elle a pu saisir de sensations, de subtilités, de connaissances... Elle a su amalgamer finement toute une foule d'informations sensorielles, culturelles ou autres, dans une trame romantique qui garde le lecteur en haleine jusqu'à la fin. On a le goût de la suivre dans ses découvertes et on partage sa perplexité face au devenir troublant d'une personne chère.

Toute sa sensibilité et sa capacité à transformer ses observationsen éléments pertinents à l'histoire qu'elle propose m'impressionnent. Elle sait glisser dans son texte de nouvelles informations qui nous permettent de découvrir, peu à peu, diverses dimensions de la réalité contemporaine et des traditions vietnamiennes. J'ai été touchée non seulement par cet aspect "culturel", mais aussi par la dimension psychologique des deux personnages principaux et par leur évolution. Ces deux histoires de vie qui se superposent et qui alternent sont fascinantes, tout comme les contrastes et les polarités qui s'expriment. J'aurais parfois aimé avoir accès à la traduction des brefs passages en vietnamien, mais cela peut très bien faire partie du "mystère" d'un roman qui se déroule à l'étranger. Anne utilise un vocabulaire riche, ses descriptions sont "nourrissantes" pour le lecteur avide de beaux textes. Je me suis donc régalée ! Et j'ai bien aimé ses explications relatives au vietnamien. Quel beau clin d'oeil que Sylvia et Lâm ! Ses commentaires à ton égard sont aussi très sympas ; j'espère que tu as aimé la comparaison avec la mangue ! Finalement, les valeurs véhiculées me rejoignent (solidarité, soif de connaître, respect, droit à l'erreur, persévérance...). Bref, c'est une belle histoire d'amour que je n'hésiterais pas à faire publier ! Et que j'aurai plaisir à relire !

 

Alain

je m'attache à Linh Lâm... L'anorexie la mange... Héroïne de'une enquête dans le vocabulaire... Flore linguistique, zoo langagier... Ces mots partent à l'assaut... Qui est-elle ? Qui fut-elle ?... Vous prenez le temps de le dire... Mémoire qui se déplace, le passé à la loupe... Des choses qui reviennent, des renvois, des reprises, des retours, des retrouvailles...

Plongé dans ce folklore... on mange, on boit : à côté, on crève de faim... Contraste...

Celle qui refuse la nourriture et celle qui goûte à tout...

Avec vous on cherche, on se trouve, on se perd : trop de mots, trop de réalités exotiques... Trop d'humanité dévoilée, déchiffrée, violée et déviolée, trop d'énigmes résolues en quelques secondes... la lecture qui mange le temps... Linh Lâm meurt à l'instant qu'on croit la saisir... petite bête pâle, maigre qui ne luit plus que par ses textes fulgurants... Asie qui grouille, qui grignote sans cesse, qui meurt sans cesse et qui revit : elle, la pauvre, s'est trop nourrie d'espérances creuses... Un beau voyage, des épices sur la langue, dans le glossaire des richesses exotiques : une tentative pour installer le théâtre des illusions regrettables...

 

Une interview de Michel Champendal

 

1)- Qui êtes-vous ?
Une passionnée ! Je savoure depuis toujours les mots : à l'âge de neuf ans, je rédigeais des textes affirmant que quand je serai grande, je serai écrivain. En réalité, je l'étais déjà... J'ai achevé mon premier roman l'année suivante. Ce n'était qu'un remodelage des récits dont je me pourléchais alors, avec de nombreux dialogues, des rebondissements rocambolesques et des chapelets d'aventures invraisemblables, romantiques en diable. L'héroïne portait mon prénom, mais appartenait à la tranche hautement convoitée des adultes ! Elle se trouvait parée de toutes les qualités : je me lançais inconsciemment dans une efficace thérapie. J'ai continué à m'exprimer dans des calepins, des carnets, sur des feuilles volantes et désormais sur l'écran palpitant de mon fidèle compagnon quotidien, un ordinateur iBook.
Ma première publication dans un magazine date de l'enfance, puis un recueil de poèmes a signalé ma sortie hors de l'adolescence. Éditée dans des revues telles Triages, des éditions Tarabuste, Comme en poésie, De l'autre côté du Mur, Artension, Gazogène,Traces, La faute à Rousseau, (Cahiers d')ÉCRITURES, Utopia, Neuf de cur..., j'ai participé à des ouvrages collectifs au Seuil, chez Actes Sud, et publié des plaquettes personnelles, aux éditions Encres Vives, Marie Morel, L'Amateur, Clapàs, De Groote Beer, On @ Faim !, L'atelier du Hanneton, D'un Noir si Bleu... Traduite en anglais, slovaque, néerlandais et espagnol, j'ai été plusieurs fois mise en musique par les compositeurs Olivier Faes et Jean-Marie Morel : sympathique privilège ! Une trentaine de livres plus tard, me voici

2)- En lisant votre roman et quand on n'est pas vietnamien, on est frappé, dès la première page et jusqu'à la dernière, par la richesse du vocabulaire relatif à ce pays : un sentiment de total dépaysement s'empare alors du néophyte qui voyage avec vous : avez-vous travaillé cette dimension de votre roman ou bien les mots se sont-ils agencés spontanément sous votre plume ?
La surprise naît principalement du langage. J'aime la charge émotionnelle qu'il contient. Les expéditions que je préfère ont les dictionnaires pour illimitée cartographie. Le Viêt Nam, ici, n'est qu'un support, le moyen de bâtir une intrigue, des péripéties qui enflamment le lecteur et le dirigent... où ce dernier désire cheminer, à l'intérieur de lui-même !
J'ai eu la chance d'être invitée en 2005 par Olivier Massis, du Lycée Alexandre Yersin, et le Centre Culturel Français de Hà Nôi, L'Espace, lors du Printemps des Poètes. Cette escale de quinze jours m'a aidée à véritablement pénétrer une infime parcelle de l'Asie, ce panachage étourdissant de matérialité contemporaine et de traditions, dans le foisonnement, la beauté, les couleurs et les odeurs. Cette odyssée est assurément née là-bas, même si elle a sans doute des racines dans ma confrontation régulière avec les mots. Elle s'est ensuite affinée, durant des mois, en un labeur obstiné sur la narration, la langue. Je polis scrupuleusement mes écrits. Avant l'arrivée de l'informatique, comme je suis très illisible, je me relisais au minimum. Aujourd'hui, je peux reprendre des centaines de fois certains passages, je me régale de ces finitions parfois épuisantes, ces tâtonnements vers le synonyme approprié, ces atermoiements pour élire le vocable adapté. Je soupèse pendant des décades entières les syllabes bienvenues, la cadence attendue. Il est vrai qu'opter pour " igname ", " carambole ", " palanche " ou " dongs ", remémorer " Ba Dinh ", ou numéroter les chapitres dans l'idiome " hai, ba, bôn ", donne une coloration spécialement piquante au récit, et je m'y suis employée avec volupté ! Enfin, ce roman de l'Ailleurs m'a permis de compléter mes connaissances : après deux semaines, on ne maîtrise pas à fond les rituels du Têt, par exemple, - Têt Nguyên Dan - , le Nouvel an lunaire vietnamien. Semblablement pour la végétation, frangipaniers et autres kumquats. Mais je n'ai pas eu à combler de manière encyclopédique mes lacunes, car j'avais regardé avec mes yeux pleinement écarquillés, toute ma sensibilité, mon cur, lorsque j'ai effectué ce séjour, et le résultat, vous venez de le lire... J'ai paradoxalement usé plus d'énergie à tenter de comprendre les préoccupations scientifiques, liées à l'édifiante érudition de Sylvia (même dévoyée) !

3)- Ce roman est celui d'une recherche d'une amie vietnamienne par une Française et derrière cela c'est celui d'une quête de la vie et d'une renaissance : ma présente assertion correspond-elle à votre projet initial d'écriture ?
Ai-je une ambition de départ ? Les mots m'emportent où ils l'exigent ! Je suis devenue écrivain par curiosité de lectrice. Au moment où je commence, j'ignore absolument où va me mener l'écheveau. Ceci dit, bien sûr, ce texte englobe à la fois une histoire d'amitié, entre la narratrice et Linh, voire d'amour, entre des cultures dissemblables, métissées, et une investigation, vitale, initiatique, débouchant comme vous le suggérez si finement sur une régénération. J'explore là des thèmes qui me tiennent à cur : les troubles psychiques, bouleversants, la saga des civilisations entrelacées, entre quête de l'autre et découverte de soi Sans parler des messages cryptés, inaccessibles, ondulants paragraphes construits autour d'un noyau d'étrangeté : ces énigmes aux épices de bizarrerie, qui se dérobent face à Lâm, autant que devant son amie, s'avèrent fascinantes !

4)- On note en vous lisant la présence de phrases courtes et souvent nominales (sans verbe) : ce type d'écriture, à l'opposé de celui d'un Marcel Proust, par exemple, a-t-il été délibéré ou bien est-il en adéquation avec votre manière coutumière d'écrire ?
Votre analyse est tout à fait judicieuse. Effectivement, mon style est ici assez différent de celui de l'auteur de Pastiches et mélanges ! Pourtant, la question de la fuite du temps, de la mémoire affective, de la création artistique sont aussi capitales chez moi. En ce qui me concerne, la poésie est rythmée par les blancs, mesure le silex du silence. Cette syntaxe ajustée me convient car, dans ce roman, je décris surtout les sinuosités d'une atmosphère rigoureusement atypique. L'action, - par le biais des verbes - , est secondaire. Le lecteur qui va priser Hà Nôi est plus près des ambiances intimistes, dans les méandres des descriptions poétiques, de la lenteur, que du récit exclusivement narratif. Les syntagmes lapidaires, - comme dans le haïku, que j'affectionne particulièrement -, ont également l'avantage de viser droit, d'être percutants. Le moindre adjectif, adverbe, substantif compte : j'ajoute du cyan, de l'amarante, de l'émeraude, non pas au rouleau, à la va-vite, mais au pinceau très fin, délicat, par touches successives, afin d'obtenir un tableau émouvant, dans lequel chaque élément, dans sa matière, ses nuances, soit disposé précisément à sa place.

5)- C'est l'amour d'un homme qui apparaît en fin de votre roman, alors que l'essentiel de votre oeuvre présente est relative à un monde essentiellement féminin : l'absence des hommes de votre roman est-elle délibérée ?
J'ai simplement resserré la focale sur ces deux héroïnes. Incontestablement cette méthode peut donner l'illusion d'une certaine rareté masculine... Mais Dinh Binh, qui se dégage des limbes, dans les dernières pages, a de l'épaisseur : ce n'est pas la quantité de lignes consacrées à tel ou tel protagoniste qui lui imprime sa densité. Indubitablement, le bonheur me paraît restauré, dans ce final, possible, du fait même de la survenue de ce " prince charmant ". L'équilibre est atteint, soudain.
Quant à cette féminité très aiguë, je pense qu'elle a surgi du choix de la localisation : j'ai constaté, lors de mes pérégrinations, l'impact énorme des femmes, dans cette société matriarcale. Elles ramassent les ordures, elles charrient pelle et râteau le long de la chaussée... énumérer l'identité de ces filles du dragon, - ces Mai Ngoc, Nguyen That, Thao, Phuong, Dên - , c'est leur rendre hommage !

6)- Avez-vous eu une amie vietnamienne au destin aussi tragique que celui que vous relatez dans votre roman ?
Il s'agit là de pure fiction : je n'ai jamais eu d'inséparable compagne, ni asiatique, ni anorexique... Mais la formule usuelle, du "toute ressemblance avec des personnages réels ne serait que fortuite" me fait sourire, je ne peux nier que mon écriture se nourrit, éternellement, des rencontres, vécues, directement ou non. J'ai noué des relations, ou aurais peut-être aimé en vivre d'aussi puissante intensité, presque de complice gémellité... L'amitié "idéale", l'altérité, me paraissent fantasme primordial, et les difficultés ne sont pas, malheureusement, réservées à la littérature.
Enfin, j'ai eu l'occasion de côtoyer, à Hà Nôi, une journaliste extraordinairement chaleureuse, fine et cultivée, Phuong. Parfaitement bilingue, elle a accepté de relire ce manuscrit, lorsque je l'ai terminé. Les encouragements de cette première lectrice m'ont stimulée. Elle connaît certes mieux que moi sa culture, et m'aurait prévenue, si j'avais commis un impair. Comment savoir en prenant l'avion que j'allais croiser sa route ? Cette dernière n'a point souffert de dérèglements alimentaires, ni n'a été adoptée par qui que ce soit ! Elle n'a quitté, temporairement, son continent, que pour le Canada. C'est dire combien la fiction et la réalité s'entremêlent, se tricotent, pour peu à peu mettre à jour un tissu narratif hardiment bigarré ! Je lui ai demandé son appui, en cours de rédaction, notamment quand j'ai sélectionné l'appellation de Linh. Je m'évertuais à dénicher un écho, ou un équivalent vietnamien à Sylvia : elle a pu me secourir dans ces errances linguistiques, à repérer "Lâm". Ou suis-je partie du monosyllabe exotique, pour aboutir à la forêt latine ?
Pour revenir à votre question, je ne peux m'empêcher de citer Martin Winckler, qui se divertit, dans Le mystère Marcoeur " Tout est vrai, puisque j'invente ; tout est faux, puisque j'écris " Cette évidence est incroyablement exacte !

7)- Avez-vous écrit ce roman à partir d'un plan précis ou bien l'avez-vous composé au fil de la plume et pouvez-vous nous donner des précisions sur le travail d'écriture qui a prévalu à l'existence de votre roman ?
Je n'utilise jamais une architecture déterminée à l'avance. J'ai essayé : automatiquement, mon imagination vagabonde, dépasse les limites imparties, les mots m'entraînent là où je ne voulais pas aller ! Inapplicable carcan. Lorsqu'un texte s'ébauche, il faut d'abord saisir la note juste. À un certain moment, - une affaire d'expression -, une phrase constitue le déclencheur. Ce n'est pas forcément elle qui va rester à l'incipit, elle peut disparaître, par la suite, mais elle insuffle le " la ", et en m'accrochant à ces termes, j'entends la mélodie ; la partition se déroule. Je ne sais pas, quasiment jusqu'à la fin, où va me conduire telle ou telle anecdote. Je ne suis pas toujours d'accord, d'ailleurs ! Dans Labyrinthe, un roman que je viens de parachever, l'un des personnages m'a totalement échappé.
Ma satisfaction d'auteur est au moins aussi considérable que celle que j'expérimente comme lectrice : j'ai beaucoup à découvrir, après le démarrage, au gré des épisodes ! Dans le cas de Hà Nôi, si j'avais eu un canevas, y compris sommaire, je suis sûre que je ne l'aurais pas suivi !

8)- Ce que le lecteur homme que je suis de ce roman a ressenti en vous lisant, c'est la grâce, l'élégance, la sveltesse, la féminité de la narratrice et de la façon dont elle narre les évènements : en vous lisant, j'avais l'impression de me promener avec une femme très belle dans un monde luxueux même si la présence de la misère est constante dans la vie vietnamienne évoquée : je suis certain que nombre d'autres hommes lecteurs vont éprouver cette impression et que l'effet du charme de la narratrice va agir sur eux, parce qu'ils vont se sentir plongés dans un univers essentiellement féminin exempt de toute vulgarité : avez-vous conscience de cette part luxueuse de votre écriture ?
Je vous remercie pour ce compliment. J'aime à imaginer que les mots peuvent éloigner un peu la trivialité. J'apprécie aussi votre notion d'opulence, face au dénuement, l'indigence du quotidien. Cette sensation procède-t-elle du lexique employé, de la poésie, qui préside à mes écrits ? Un authentique luxe, dans notre société...
Pour traduire un phénomène, on peut valoriser des idées, braver des préjugés, retoucher un registre de langue, se laisser guider par la musique, les coloris... Personnellement, j'ai la conviction que le raffinement et l'abondance qui m'ont séduite, en Asie, se devaient de se retrouver dans le style, pour capter l'éphémère, fixer cette trame, ces foyers internes De même que la délectable gourmandise, avec ces mets choisis, qui sans cesse ponctuent le récit, sert de contre-pied au mal qui submerge la pathétique et sublime Sylvia, incapable de mordre à pleines dents dans la vie, alimentée qu'elle est de peurs, d'incompréhensions... Face à la perte de repères de Linh Lâm, peut-être fallait-il par mesure compensatoire une expression singulièrement ciselée, comme une joaillerie de l'existence ?

9)- Vous avez déjà beaucoup écrit et publié et dans des genres différents de celui-ci : qu'avez-vous trouvé comme enrichissement en terminant l'écriture de ce roman et que cherchez-vous maintenant à écrire ?
Oui, je suis vraiment polygraphe : du vers libre au théâtre, en passant par des nouvelles, des articles sur des peintres et sculpteurs qui m'éblouissent, j'ai également à mon actif de nombreux romans. J'ai goûté un formidable plaisir à parfaire ce texte, car il me permet de lier tous ces traits qui cohabitent, depuis des années, en moi. J'escompte que le lecteur sera sensible à la poésie, notamment des descriptions de cette multitude asiatique encore peu occidentalisée, des désorganisations de la psyché de l'héroïne, à l'origine de ces flottements. D'autres aspects, - le monologue intérieur ininterrompu-, frôlent le dialogue dramaturgique... Certains chapitres tendent vers la nouvelle : ils pourraient presque se suffire. En même temps, l'ensemble forme un tout, cohérent.
Mes desseins sont légion, mes journées trop brèves pour pouvoir les remplir des kyrielles d'envies qui sont miennes ! Jusqu'à présent, lorsque soudain je sens que ça y est, je tiens le fil, un livre est en train de jaillir, chaque fois émerge l'étonnement. L'émerveillement. Ce que j'écris est inattendu, pour moi. Je suis comme vous, comme tous les lecteurs, ouverte à n'importe quelle possibilité, en espérant surtout ne pas être déçue par les prochaines chimères qui vont sortir de mon imaginaire !

10)- Quelle est la question que je ne vous ai pas posée et à laquelle vous aimeriez ici-même répondre ?
Pour ceux qui souhaitent davantage entrevoir sous la typographie, la sève je peux leur indiquer le site Internet qui m'est dédié. Il déploie la gamme entière, la palette de tous mes livres. Les couleurs du bonheur (éd. Carmina)... Car si ma vie est parfois Déchirure (LB éd.), elle est également Feu d'artifice (Tournefeuille éd.)... :
http://multimania.com/annepoire/