J'étais petite...

 

est une contribution d'Anne Poiré à une anthologie sur la montagne, suite à un appel d'Yves Artufel, Les Alpes, c'est comment vu de chez toi ?

 

Détours par les montagnes,

est paru aux éditions Gros Textes/Alpes Vagabondes n°36 en novembre 2002, avec des textes d'Yves Artufel, Alain Sagault, Philippe Fournier, Patrick Joquel, Roger Lahu, Jean-Claude Touzeil, Claude Held, Frank Vialle, Bruno Sourdin, Daniel Biga, Jacques Canut, Michèle Caussat, Yves Humann, Slaheddine Haddad, Jean-Claude Leroy, Michel Pierre, Madeleine Roux, Roland Fuentes, Jean-Pierre Lesieur, Claude Vercey, Michel Bourçon, Roland Nadaus, Alain Guillard, Jean-Louis Massot... et Anne Poiré

 

Editions Gros Textes

Yves Artufel

Fontfourane

05 380 Châteauroux-les-Alpes

 

 

Les Alpes, c'est comment vu de chez toi ?

 

J'étais petite, toute jeunette, papa n'était pas mort, et dans son cercueil ouaté, aux angles acérés, la jolie fleur n'en finissait pas de périr. Maman la contemplait, avec tendresse, - maman toujours se révéla étamine outremer, pistil bleu indigo !
Lorsque papa se laissa dévorer par le nénuphar qui dans ses poumons prenait place, maman continua amoureusement d'en caresser du regard, nostalgique, les pétales jaunissants. Le duvet laineux.
À propos de cette étoile argentée, pâle vestale des glaciers enneigés... maman nous fit savamment la leçon : il est formellement interdit d'en cueillir !
Surtout, ne le faites jamais.

Et je sentais confusément combien elle admirait mon père d'avoir ainsi bravé la loi, pour elle. Elle pétillait d'émerveillement, de reconnaissance envers celui qui fut capable de lui rapporter, à elle, rien que pour elle, cet immaculé edelweiss d'attachement immortel.

 

*

 

Je n'ai découvert qu'il y a quelques années que mon père avait tenu un journal (peut-être d'autres ?) : un vieux cahier défraîchi, sans couverture.

Expulsés en zone libre par les Allemands, mes grands-parents ne parvenaient pas à nourrir leur vorace famille, nombreuse. Les six enfants furent alors dispersés dans différents internats, le pré-adolescent se trouva isolé du côté des Alpes...
Son lamento d'exilé démarre le "vendredi 10 octobre 1941, et 11": prolixe, loin de ses amis, de sa région d'origine, il évoque de façon détaillée les aiguilles, crêtes et cimes qui l'accueillent et l'environnent... D'emblée, les restrictions habituelles se rappellent à lui, " La nourriture est rare, ici aussi." Si la pénurie alimentaire est difficile à supporter, le froid n'en est pas moins effroyable... "Nous allons ramasser des pommes de pin, car le charbon et le bois font défaut.", note-t-il. En février 1942, "Nous récoltons des branches afin d'entretenir la chaudière : il n'y a plus de combustible. " et l'on comprend qu'il se réjouisse, quand c'est possible : "Le Directeur a reçu 80 chandails. Il faut filer les chercher au village. C'est Monsieur Mollard, le marchand de boeufs, qui nous fournit un immense traîneau à foin."
Heureusement, même en temps de guerre, l'existence réserve parfois d'exceptionnels cadeaux ! : "Madame Peinsmaï nous a placés en classe. Je suis sur le radiateur. C'est très intéressant." La vie se poursuit, malgré son contingent de rationnement ! Ce texte constitue un témoignage, au plan économique : il explique par exemple que la location de luge est de 5 francs par jour, et de ski... 80 par saison, mais mon père décide de se montrer raisonnable. Le 9 janvier 1942, il décrit le "monte-pente", ce "câble double après lequel on s'accroche, et il ne reste qu'à se laisser tirer. Il paraît que c'est fort agréable, je n'ai pas voulu dépenser mon maigre pécule inutilement."... Il finira par succomber à la tentation... Résultat : " Je déchire ma culotte en descendant la piste." ( le 27 mars).
Il s'illustre de surcroît lors des sorties à bicyclette de juillet 43... " au retour je tamponne - roue arrière brisée - Pas de veine " C'est vrai que l'argent "de poche" devait être parcimonieux : " Il y a des richards qui vont à la fruiterie boire du lait et manger du cerac.", écrit-il le mercredi 18 avril 1942.

Mon père, étourdi, maladroit, j'apprends également à faire sa connaissance grâce à des détails amusants, concernant notamment sa vue, moi qui suis semblablement "handicapée" depuis l'âge de deux ans ! Le mardi 28 novembre 1941, il indique, catastrophe absolue : " Pendant la sortie, je perds mes lunettes, les vieilles, fendues. J'espère les retrouver si elles ne sont pas emmenées par une avalanche."
Ah, les risques des chaînes et massifs...
Ouf, le 14 décembre, il ajoute, dans la marge, " Je les ai récupérées, par hasard." et le 23 mai, elles rendent service : "Notre moniteur a cassé les siennes; (M. Goldschmit) je lui prête les miennes qui ne lui vont guère." Le 12 août 1943, " Pour ma part, je n'ai pas eu de chance. J'ai égaré mes besicles." Plus tard, " J'ai enfin mes binocles. 150 francs pour un verre. Et encore, l'abbé Billotte m'a donné une antique monture."
Oui, il est écervelé, distrait, empêtré dans des histoires terribles de lorgnettes fracassées, ce garçon inexpérimenté, que je ne rencontrerai jamais... et cela me le rend proche, sympathique !

Banalité, quotidien sans grandeur, ni surprise...

Je n'ai pas beaucoup connu mon père, happé par la faucheuse, - je n'avais que neuf ans ! - , et j'aurais pu ne point croiser ce pré-ado agité de mille et une émotions bien avant ma naissance. Merci papa, cher Robert Poiré de treize à quinze ans, d'avoir réalisé pareille gazette intime. De l'avoir conservée... ! Cette papadolescence partagée dans un coin tranquille des Alpes m'émeut.

Demeurent les mots... les phrases, les ellipses... Face à la disparition dansent les verbes, les noms, les adjectifs... les sommets et leur cortège d'écume... névés et raquettes... leurs vagues et leurs clairs ruisseaux, capricieux...
De l'altitude...
Courant, galets, cailloux. Ruminations de vaches aux cloches fêlées. Les torrents, les pics et les pointes, chaque versant, escarpement, - lacets, chalets -, sont autant d'excursions qui conduisent à l'alpage, mettent à la page...

... Contreforts et cirques, dont je me fabrique... mieux que des montagnes !

Editions Gros Textes

Yves Artufel

Fontfourane

05 380 Châteauroux-les-Alpes