La gloriette

 

est un roman d'amour sur l'écriture, le plaisir de lire.

Le début, dans une version assez proche, a été publié par la revue

(Cahier d')ECRITURES n°6 en novembre 02

 

 

Voici la totalité de ce roman encore inédit :

 

C'était comme une savane impossible à traverser, ces tomes, collections, séries, tous ces ouvrages rares que je voulais découvrir, déflorer, chaque fois que je venais à bout d'Artaud, arrivait Jim Thompson, et puis Vian, Molière, Queneau, Jarry, Prévert, ils se bousculaient au portillon, et moi je ne savais par quel bout les retenir, - les trier, décider, garder, jeter, sélectionner ? - , alors de peur d'en rater des géniaux, Roger Lahu, San Antonio, Honoré de Balzac, Romain Gary, voire Vladimir Nabokov, Denis Diderot, Pedro Calderon de la Barca, ou Jean-Christophe Belleveaux, j'emportais à grandes brassées, je cueillais, je malaxais, je triturais : François Rabelais, Paul Eluard, Andrei Makine, Eugène Ionesco, Daniel Pennac, William Shakespeare, Antoine Emaz, Patrick Suskind, cela ne s'arrêtait jamais et en plus un beau jour au lieu de lire je me suis mis à écrire et alors là c'est devenu encore plus impossible, impensable, les histoires, je n'avais pas le temps d'y réfléchir, elles me harcelaient, exigeaient que je leur donne vie, et moi, là-dedans, je vivais quand ? Je ne pouvais pas quand même tout le temps lire, écrire, et pourtant si, c'est comme cela que tout a commencé !
Je dois dire que je n'étais pas le premier de la tribu à avoir voulu être publié. C'était sans doute une névrose familiale, et en plus on ne s'était pas tellement soigné pour cela, ou une psychose, grave, des cahiers et des carnets, agendas, calepins, blocs-notes, avant l'invention de l'ordinateur, et alors là, après, ce cirque ! Disquettes entassées en tour de Pise bien pires, des CDrom entiers de sauvegardes à suspendre, décorations de Noël sur les arbres en hiver, des feuilles et des feuilles, dossiers, épais, classeurs, reliures, intercalaires..., parce que des fois il fallait bien se décider à tout sortir, à cause des virus et du risque, avec l'informatique, c'est bien, mais on n'est jamais sûr de rien, alors mieux valait éviter de stocker sans précaution, c'est pour cela que des fois je me disais qu'il faudrait que je me soigne et en même temps dès que j'allais à Lyon, à Toulouse ou à Paris, dans de vraies librairies, des grandes, cela m'étourdissait, la tête voltigeait, sans parler du Salon du Livre, les bibliothèques aussi, les spacieuses et surdimensionnées, je savais soudain que je n'étais pas tout seul, même si chez moi c'était peut-être un peu plus grave mais en même temps ce qui était bien c'est que l'on avait acheté une grande maison alors mes manuscrits, je pouvais les empiler, les premiers temps il n'y en avait que dans les deux bureaux, et puis j'en ai ajouté dans notre chambre, celle d'Émilienne, ma princesse d'à moi, et puis dans les autres, chaque étage, greniers et caves compris, après c'était un compliqué labyrinthe, mais comme je suis ordonné, je les retrouvais, au flair, c'était classé, pas par ordre alphabétique, sinon mes livres, j'aurais été obligé de respecter l'ABC en vingt-six variantes, postures et chapelets de positions bien trop rudimentaires, quand je les écrivais, ce qui m'aurait limité, pour les titres, surtout à "k", "q" ou "z", alors c'était plutôt par année d'écriture, mon choix : le tout était de m'en souvenir avec rigueur et précision.
Venir chez nous c'était comme d'arriver devant le campanile mythologique, beffroi juvénile, - nul sénile effroi... : le donjon babélitique, les langues en moins, encore que mes livres, des fois ils étaient déjà en Proust qui déménage, et le manuscrit qui suivait, c'était plutôt du type Coeur sous le rideau compresseur d'à quatre ans je m'avais assassiné...
Comme les éditeurs restaient parfaitement silencieux, dans leur genre, il a bien fallu que je m'organise.
Alors bon. J'entreposais.

J'engrangeais.

J'empilais.

Pour quand on aurait enfin compris ma modernité. Rapport au style, qui est depuis toujours ma vénérable marque de fabrique, bien que les critiques, toutefois, ils étaient loin de l'avoir déjà compris.
Mais cela, j'en parlerai plus tard.

 

 

 

N'empêche, les livres, j'ai toujours adoré.
Pour dire, cela devait être génétique, avec le grand-père qui avait donné le la, le premier, en écrivant son prodige quand je n'étais pas même né. Tu parles, en 1965, c'était bien avant l'euro et le passage à l'an deux mille. Et sans bogue, en plus. Non pas qu'il fût très admiré pour son chef-d'oeuvre, dans la famille, le vieillard chenu, en plus comme on était plein de petits-enfants, je n'en avais pas reçu un seul exemplaire, - alors la dédicace, il ne fallait pas rêver... - , il avait fallu que j'aille en voler un chez un bouquiniste et à vrai dire les feuilles, le seul problème, c'est qu'il fallait les détacher soi-même, avec un coupe-papier, ils étaient paresseux les imprimeurs, à l'époque, alors j'ai fait le boulot un moment, le temps de l'avant-propos de "Monsieur Georges Rigoudette, archiviste en chef de la Loire", et puis j'ai craqué je ne suis jamais allé plus loin.
Déjà je l'avais regardée, moi, la préface, pas sûr que les autres dans la famille eussent fait de même !
Je lirai peut-être un jour la suite, mais pas pour l'instant, j'aurais trop peur en plus d'être influencé, je ne voudrais pas que mon style souffrît d'un choc latéral ou frontal, en sept lettres, comme dirait ma voisine Lorette, entre l'expression personnelle de mon ego, - bien dit mon gros... - , et Beaulieu-de-la-Loire - Son vieux Pont, ses Châteaux, son Plan d'eau.
Là je n'ai pas séparé le titre et le sous-titre, cela sonne pompeux, le vrai couvercle, c'est plutôt simplement le nom du bled du bout du monde de mon ancêtre Fernand, pas particulièrement adoré. J'aurais pu m'en contenter. Pas vraiment tant aimé, faute de l'avoir connu, rapport au fait qu'il avait décidé d'aller manger les graines de dinosaures par la racine alors que moi, mes parents, c'est tout juste s'ils connaissaient la position du lotus et ne s'étaient pas encore séparés.
En bref, je suis né plusieurs années après ce premier livre entré dans la lignée Oeillet en l'an de grâce 1965, un anté-mai soixante-huitard pas du tout branché, et des fois j'en voudrais presque au grand-papi, - colère, rage, furibonderie ! -, car il ne faudrait pas oublier que moi, j'aurais aimé être le seul à batailler avec les mots...

L'unique prix Nobel de la famille.

Alors là...
Heu, non : je confonds. C'est plutôt Goncourt, qui m'intéresse. Depuis que j'ai lu Émile Ajar, je veux faire comme lui, sauf pas pilote d'avion pendant la guerre, - pacifiste et pas très courageux, je suis... -, ni ambassadeur.
Juste la distinction, cela me suffit.
Et Jean Seberg version Émilienne ma princesse d'à moi, le cinéma en moins...

Goncourt ! Je tombais des nues, naïf..., quand j'ai appris que les prix ça nourrissait son homme ! Moi, j'avais longtemps cru qu'un écrivain, cela crevait forcément de faim ! Il faut dire, quand j'étais petit, j'avais rencontré le père Ansis Latvija. Je fais semblant de ne pas le respecter, mais c'est pour dire... du chichi. Dans le fond c'est aussi à cause de lui sans doute que je me suis embarqué dans cette galère dont je me demande sans arrêt ce que je suis allé faire par là, et ce n'était même pas drôle, parce qu'avant le prix Goncourt, il fallait quand même manger, et moi alors, comment je faisais pour l'écrire, mon chef-d'oeuvre ?
Maintenant, j'ai la solution...

Donc j'en étais là, mon grand-papi, directeur d'école honoraire et officier de l'instruction publique, avait publié aux éditions Marius Chantegrapeloup, Roanne, un ouvrage formidable, aux accents terribles du terroir, on "y" affirmait, on "y" doutait, - "j'y dis à qui, et j'y répète quoi, j'y fais comment ?, qu'il y écoutait..." - , godelureaux et gentes damoiselles "pliaient les fromages", et les petites gens confondaient les genres, "i jardinait", cela pouvait renvoyer aux filles comme aux garçons, et d'ailleurs tout le monde s'en foutait, l'essentiel, c'étaient les plans cadastraux, avec les anciennes usines de tissage, et la maison du peintre, reconstituée pierre après grès rose en noir et blanc historique, toute en gravure à l'ancienne, parce que dans son village, on ne disait pas la casbah du fada, mais c'était tout comme, en fait l'artiste était sculpteur, mais mon grand-père avait intitulé son chapitre " La maison de l'artiste", et maintenant, au bourg, tout le monde disait pareil, donc moi, le livre de mon aïeul Fernand Oeillet, je ne l'avais pas encore lu attentivement, quand la lettre est arrivée.

 

 

 

 

Bon, pour comprendre, il faut savoir que depuis des années j'avais juré de mon côté, et avec énergie, de me faire éditer. Je multipliais les pistons qui deviendraient certainement diligents, le moment venu, les appuis et services indirects, discrets, protections efficaces, puissantes, les super sponsors potentiels, mon carnet d'adresses débordait de recommandations, hommes d'affaires, mandataires et avocats, avoués avouables ou non, les plans d'enfer, du feu de dieu, pas très catholiques, mais inutile de le dire à ma famille qui ne se doutait de rien, j'étais prêt à coucher, trucider, j'avais même essayé de composer un faux manuscrit avec l'écriture de l'amie Pétale-je-t'aime-un peu-beaucoup-à la folie, ouais, la Duras, celle qui avait mêlé L'Amant, India song, et Moderato Cantabile, en un paquet cadeau, ficelles, bolduc et faveurs stylistiquement mêlés, chefs d'oeuvre ses bouquins, merveille mon authentique et brillant apocryphe, aventureusement subtil, car j'espérais qu'au moins comme nègre posthume l'on choisirait mon bouquin, je réussirais, mais bon sang, c'était simple, si tous les débuts sont hardosses, celui d'un grand écrivain comme moi fut carrément désastreux.

Monstrueux.

Je le savais. Les éditeurs, les grands, n'avaient pas le flair puisque jusqu'à présent ils me tournaient le dos. Les petits, de leur côté, j'avais testé aussi : ma première expérience, j'avais douze ans, un compte d'auteur payé par l'argent qu'à la mort du frère du grand-père Fernand, justement, l'oncle Gabriel, maman m'avait imposé en son nom comme noisettes d'économies à l'écureuil, - alors que moi c'était d'un stylo Montblanc pour écrire des chefs-d'oeuvre, que je rêvais, perfection absolue, elle me l'avait infligé, le placement à la queue en panache, recta, pour que j'apprenne à faire des réserves au lieu de m'acheter la moby dick à moteur de la fille aînée des enfants d'Ansis Latvija, le poète fauché, quand j'aurais quatorze ans...

J'en ai vendu quand même soixante-neuf exemplaires, de ma pièce de théâtre Ourou-reine, hommage à Ubu-roi fils d'Oedipe..., paru aux éditions de L'Arnaqueur, sans service de presse ni distribution nulle part.
Soixante-neuf exemplaires : presque un plein complet d'explosif deux-temps de bénéfice...!

"Sympa !", il m'avait félicité, l'éditeur," mais je crains que personne ne veuille la jouer, ce ne sont que des misogynes, dans le fond, les théâtreux. Or l'héroïne est une femme..." À l'époque je croyais que cet énigmatique substantif voulait dire "misanthrope", je m'étais dit gagné, c'est du Molière, le succès est assuré.
Soixante-neuf exemplaires, c'est facile, c'est exactement le nombre de voisins et amis de maman. "Papa" qui n'était qu'un "beau"... avait refusé de me donner le nom de ses collègues de bureau, et le maître, à l'école primaire, s'il avait aussitôt acheté un exemplaire, il ne me l'avait jamais payé. J'étais en sixième, et le principal du collège a appelé les flics, quand il m'a vu avec ma tirelire en forme de champignon pas matraqueur pour deux sous, ce con il m'a accusé de faire du harcèlement avec racket aggravé.
Amanite phalloïde !
J'aurais pu en vendre bien plus, sans ce malentendu stupide, mais le pire c'est que les flics ont gardé le carton, avec les bouquins, ceux qui restaient, trafic et marché noir, tout le stock soudainement épuisé, et le juge pour enfants, après, il m'accusait de pornographie, je ne savais même pas ce que cela voulait dire, même si "graphie", je le devinais, "orthographe, phonographe", cela devait être des mots bien écrits, ou bien dits, à l'écrit comme à l'oral, - un compliment, c'était évident... -, et tout cela sans très beau stylographe puisque mes économies n'avaient pas servi à m'acheter le bic à bille de mes rêves d'homme de lettres, - eh oui, moi les plumes, je les écrasais, déjà : trop énervé, quand j'étais inspiré... après cela grattait, cela accrochait, l'encre toussait, crachotait ! Mieux valait glisser sur la page sans baver.
Harcèlement avec racket aggravé ! Le juge pour enfants n'avait pas usé la moindre de ses cartouches ! Ses lunettes dorées, rondes, lui donnaient un air pas très futé, le sourcil hargneux il me regardait d'un air entendu et il voulait qu'un éducateur rencontrât régulièrement mes parents, la mère, le beau-père et si j'avais eu frères et soeurs, paquet complet, pareil, il eût fallu tout re-mixer. Moi l'éduc, je lui ai parlé d'Yves Navarre, de Baudelaire, de Victor Hugo. "Connais pas !", il a haussé les épaules : "Ce sont tes potes ? Ils en ont pris pour longtemps ?" Je me demandais s'il le faisait exprès. Je lui ai sorti un Pirandello, il a trouvé que c'était gros. Jamais rendu. Il n'a pas dû le lire, l'animal.
J'ai donc un peu testé aux entournures... mais lui, ce qu'il voulait, c'était que je lui parle de mes bandes, copains et autres : Rastignac, Sorel et Paulo, avec son jeune Arthur, je lui ai balancé. C'était plus fort que moi, de la provocation comme je respirais... Mais dans le fond, je n'avais pas du tout envie de me retrouver une nouvelle fois devant le juge pour enfants.
Alors j'ai laissé tomber le compte d'auteur. Je n'ai pas dénoncé non plus Fifi Brindacier...
Noblesse oblige, j'avais juré que l'on ne m'y prendrait plus.

Désormais, compte d'éditeur ou rien !

C'est vrai, quoi.
C'était Mareks Latvija, le fils aîné du poète, qui l'avait scandé à Luelle, sa frangetonne, lorsqu'elle aussi s'était mise à ma suite à délirer, mais elle, c'était plus grave encore : voilà qu'elle versifiait." Il ne faudrait quand même pas se faire truander !", il lui avait glissé. Comme elle haussait les épaules, il avait ajouté : " Ben quoi, tu ne saisis pas : papa a toujours eu le ventre vide, rapport à ses traducteurs qui n'avaient pas mis les écouteurs qu'il fallait, alors toi, ma vieille, ma petite, tu vises le top, ou rien ! Crois-moi, c'est une question de survie..."
Elle versifiait en prose, mais quand même...
Il faut dire, Ansis Latvija, c'est les poumons rongés par la maladie du charbon, Germinal et tout, pleurez dans les chaumières, qu'il avait rendu l'âme, quand moi je n'étais pas encore tellement grand, adolescent pas même terminé ! Le poète connaissait la faim, souvent, et ses enfants aussi... Il avait travaillé dans les mines, pour assurer le minimum, jusqu'à extinction de sa toux, exténué, la peau jaunâtre, et maigre, transparente... on voyait les os au travers... De la douleur aiguisée... Alors moi je me suis pensé, après tout, pourquoi pas, si Mareks secoue sa frangine la Luelle, ce n'est sans doute pas sans raison... il faut savoir être ambitieux. C'est depuis ce temps que j'avais dans notre maison une citadelle entière avec mes manuscrits, même si certains ne revenaient pas, malgré les timbres et les enveloppes pour la réponse, qui s'empilaient. J'attendais avec impatience l'heure de gloire, et ce serait peut-être arrivé, s'il n'y avait pas eu cette fichue histoire de Beaulieu-de-la-Loire - Son vieux Pont, ses Châteaux, son Plan d'eau.
Le livre du grand-père Fernand, quoi !

 

 

 

 

 

La couverture faisait crac-crac, quand on la prenait sous la main, elle était parcheminée, poussiéreuse, et avec ses pages même pas ouvertes, j'avais l'air malin. Je la trouvais pas mal, la gravure aquatinte en frontispice, - ils disaient dans la postface, ou dans la conclusion de la quatrième de couv' chauffante, que c'était un dessin à l'ancienne, mais moi je me demandais en regardant rêveusement les yeux de la pucelle si ce n'était pas l'"artiste" du village qui l'avait réalisée, sur commande, spécialement à la non-cubiste-nouveau-réaliste-à-la-mode-du-temps... pour mon grand-père. Avec l'expression rêveuse, narquoise et séductrice à la fois, de ma grand-mère Apolline elle-même, pupille dilatée, iris clignant le jour, en éclats de pleine lune...
Je m'en fichais royalement, à vrai dire, de l'eau-forte lithographiée, et même de ce qu'il y avait dedans derrière. Portrait en pied et médaillon du sieur De la Gorice, châtelain d'Armanzé sur Sornin, - au front curieusement en écho avec celui de mon grand-père Fernand, dans ses heures de gloire -, et la fille historique d'Abraham Fabert, la duchesse de Musset de la Potinerie, sur son trente-et-un froufroutant, collerette à fraise et fanfreluches dentelles et plumes, dans sa jupe de princesse, avec des yeux de mamie Apolline sur les clichés en noir et blanc : mariage, communion, - que les grands événements ! - , parce qu'à l'époque, c'était rare de pouvoir se faire immortaliser la tronche. Des photos, on n'en possédait pas tellement, mais la gravure garantie d'origine avait un petit air de déjà vu et reviens-y qui m'amusait...
N'empêche, il pouvait avoir joué avec qui il le souhaitait, sa majesté Fernand Oeillet..., pour son opuscule de son temps.
Moi j'allais décrocher le Goncourt, ou le Grand Prix des Cinq Passions des Lycéens, - l'on me rendrait presque aveugle sous les flashes -, j'aurais bien aimé aussi le Trophée des Collégiens, mais je crois qu'ils ne l'avaient pas encore inventé, et ce n'était pas à moi de le leur suggérer, coquetterie d'auteur !
J'écrivais du soir au matin, souvent j'allais en me forçant me coucher au lever du soleil, fatigue extrême dans les quinquets, paupières tenues entrebâillées par des allumettes princières de réverbères. Mais j'avais lu dans un roman qu'un Américain connu faisait cela, et il disait qu'il était plus inspiré, ainsi, il n'avait encore à vrai dire jamais aligné deux mots, contrairement à moi, il y avait donc de l'espoir, - et pour lui, et pour mézigue - , Bukowski, Miller ?, mais non c'était Calaferte, un bien français, le type, sauf qu'avec Septentrion, ce n'était pas loin de toute la littérature d'outre-Atlantique en version d'ultra-Rhône qu'il me servait sur un plateau ! J'avais de quoi rêver... Un jour, à mon tour...

 

 

 

 

N'empêche, moi, même si j'aimais encore assez pratiquer en plus la sieste, je savais bien déjà que j'écrivais avec talent, même que le facteur me l'avait dit, à force d'emporter sur sa bicyclette d'abord, puis sur sa mobylette, les paquets que je préparais pour les envois.
"D'accord !", il m'avait répondu, le jour où je lui avais demandé s'il pouvait me ramener le courrier à la poste, mais il ne savait pas qu'il lui faudrait une brouette, les premiers temps, et après la charrette, que je lui avais bricolée, pour son deux-roues, parce que moi je trouvais que quand même ce n'était pas bon pour son dos tous ces colis pesants qu'il trimballait à travers la campagne pendant des kilomètres.
Émilienne ma princesse m'avait même acheté un pèse-lettres, au gramme près, et des timbres, de toutes les couleurs, des grands, des ronds, des qui collent tout seuls et d'autres aux formes étranges, et selon mon humeur, farceur, j'en mettais en peu plus, un peu moins, pour voir s'ils vérifiaient le poids, à l'officine : des fois trois grammes en trop, et hop, une surtaxe chez l'éditeur. Au moins comme cela je savais pourquoi mon manuscrit n'avait pas été pris !
J'avais parlé de toute cette affaire avec la voisine Lorette, du temps que j'habitais encore chez mes parents. Elle, c'étaient les mots croisés, sa passion. "Vous devriez inventer des définitions", qu'elle me disait au début, quand on se vouvoyait encore. Moi je passais des heures et des calendes, puis j'aboutissais, nerveusement, en tremblant, à un résultat honorable, je la regardais tirer sa langue rose, baveuse, qu'elle montrait pointue, elle la passait et repassait entre sa canine un peu ébréchée, comme toujours lorsqu'elle réfléchissait intensément, et la prémolaire bordée d'or :
"Bientôt prix Goncourt", qu'elle répétait, rêveusement, "C'est difficile...", elle soupirait, et malheureusement, jamais elle ne trouvait la réponse appropriée !
Minable ; ... en sept lettres !

Des fois je craquais.
"Cette histoire, je t'assure, tu peux me croire : c'est la bonne." Catégorique.
"J'ai raccourci mon manuscrit. ", je lui expliquais.
Ce qui était bizarre, c'est qu'elle me répondait à peine. "Il va passer la barre, je sens que pour la rentrée, je serai publié." Je hochais la tête. "Les autres étaient trop longs, c'est pour cela, dans les comités de lecture, ça leur fait peur..." J'avais réduit le corps des lettres, c'est ce qui est bien avec l'informatique, on peut faire tenir cinq cents pages, tout Dostoïevski, Beaumarchais... et Boulgakov, dans un petit manusse de même pas cent feuillets. Bien sûr, il eût fallu fournir la loupe avec, mais j'avais pensé qu'ils étaient équipés, dans les grandes maisons. Je ne devais pas être le seul dans ce cas !
C'est vrai que mon grand-père m'avait donné l'exemple inverse. Ma prolixité n'avait d'égale que son laconisme et sa sobriété.
Avec tableaux, comme celui de l'ascension rapide de la population, illustrations et clichés héroï-comiques, en noir et blanc pour faire des économies au tirage... il parvenait péniblement, pour l'oeuvre totale et unique de sa vie... à quatre-vingt-deux pages. Corps quatorze... Sans parler de l'avant-propos, la préface, et la table des matières, histoire d'étoffer un peu...
Parfois, quand j'étais pris de frénésie d'écriture, de boulimie, - le volubilis est plante grimpante... -, j'avais l'intention de ressortir le vieux jaunâtre... de le tripoter, toujours pas lu, et je me disais :" Si le grand-père a fait cela, moi, je ne vois pas pourquoi je ne serais pas édité !"

 

 

 

 

C'était compter sans l'opposition parentale.
Aïe, ma mère... !
Ouille mon père : prothèse en toc et synthétique... !

Le chapitre des blocages à plein temps serait quelque chose, si je devais le développer ! Mais je n'avais pas l'intention d'évoquer l'ensemble de leurs moqueries, ce serait leur accorder bien trop d'espace... d'importance... il suffisait de me souvenir de leurs railleries lorsqu'ils étaient tombés sur mon premier cahier, - ce rire hystérique de maman, elle ne s'était pas reconnue dans la Folcoche devenue l'héroïne Folledingue - , et le pater familias, lui, je me souviens de son soulagement que je fusse un fils d'un premier lit : au moins, je ne portais pas le même nom que lui, comme cela, pour sûr, ce ne serait pas sous son identité que je publierais des cochonneries pareilles.
J'étais verni.
Comme il était resté vraiment silencieux, la première fois que je lui avais lu mes poèmes très très caustiques, dans la lignée de ceux de Jean L'Anselme, j'étais sûr que j'avais remporté le gros lot, c'était le plaisir d'écrire, que j'avais ressenti, donc forcément, j'en tremblais, lui aussi saurait se régaler, voilà qui lui plairait, forcément, et puis non, le voilà qui me regarde, le sourcil froncé, épais, l'oeil noir, je sens un doute, en moi, et lui qui gronde, volcan en éruption. Jamais je n'avais vu mon père, heureusement uniquement nourricier, aussi férocement stupide, j'aurais dû être blindé, des échantillons, quand même, j'en avais eus, depuis le temps que l'on cohabitait, parce que je n'avais pas encore réussi à les faire divorcer, ces deux-là, mariés ensemble je n'avais pas deux ans, pas comme la voisine Lorette, je lui avais expliqué que son mari l'Ambroise, et patati, et patalaire, je l'avais vu avec la buraliste, et la semaine suivante c'était la petite fleuriste, c'est vrai surtout qu'en plus, à l'époque, ce type n'aimait pas du tout Salman Rushdie, un soulagement réel quand il avait disparu alors qu'il disait qu'il reviendrait non pas après avoir acheté des cigarettes, lui c'était un bloc de foie gras, qu'il était allé dégoter du côté de la tangente disparante. Un canard des plus sauvages...
Un coeur truffé...
Lardé farci, n'empêche, mon père, même de remplacement, second lit et adoptif, j'aurais bien aimé qu'il se fît la malle, ou ma mère, surtout que tous les deux, il fallait voir la honte qu'ils avaient ressentie, manifestée, même, quand j'avais voulu leur fourguer le petit journal que j'avais imprimé tout seul comme un grand, avec des coupures de journaux recollés, sans les illustrations, - que du texte - , et j'avais mis le prix en gros, c'étaient des francs encore, pas des anciens euros, mon père à la mode de Bretagne m'avait dit sans nuance que j'étais un fumier, un malpropre, je crois qu'il n'appréciait guère que j'eusse découpé clandestinement, et sans faire de détail, une page ici, un paragraphe là, toutes les revues historiques qu'il collectionnait subrepticement dans un coin de leur chambre, même que maman ne le savait pas le moins du monde, je pense, et elle s'est fâchée, c'était effrayant de voir ma mère, la fille du fameux grand-père Fernand, lettré : elle n'était pas à la hauteur, ni archivistement ni histoire localement parlant, mais quand même j'ai été vraiment fier d'elle, tellement elle avait l'art du juron et gros mot, flopées d'injures immémoriales tellement variées que l'on reconnaissait forcément qu'elle avait des antécédents très glorieusement cultivés : ah, l'art du vocabulaire, ce n'est pas donné à tout le monde, non ?
En attendant, moi, j'avais vraiment dû écrire contre mes parents, dans l'opprobre et la honte la plus totale, à part la voisine Lorette, elle, qui me disait, "C'est beau, des phrases comme ça !", qu'elle me lançait, oeillades et décolleté, mais parfois j'étais un peu désarçonné, " Et ça veut dire quoi, en gros ?", qu'elle terminait. " Au juste, tu pourrais m'expliquer ?"
Je crois qu'elle ne saisissait pas toujours tout, mais moi la poésie, je l'avais parfaitement appris, à l'école, c'était fait pour rester obscur, en son noyau infracassable d'après le crépuscule, René Char, Mallarmé, prémices : je n'allais pas tout gâcher en lui donnant des leçons, que même elle n'aurait pas comprises, et moi non plus d'ailleurs !
Je souffrais de l'incompréhension qui m'entourait, et comment dire, cela me stimulait.
Me rassurait : je pensais aux impressionnistes, personne pour les défendre, - pis que pendre, ils avaient entendu -, et les salons, c'était moquerie et compagnie, alors je me disais avant c'étaient les peintres maintenant c'est moi, je ne suis pas pompier, les éditeurs ne peuvent pas voir ô combien leur vide est loin de mes phrases et idées, et vlan, je rallumais mon ordinateur, et vogue la galère, des mots, des sons, drakkar et galiote, j'empiffrais de la syllabe, je déballais les virgules, vas-y mon titi, le téléphone sonnait, je ne décrochais même pas, pas question de couper, c'était tempête de neige, ouragan de sable, et moi dans la tourmente j'avançais contre vents et marées.
En attendant, les idées, j'étais loin d'en manquer ! Et les mots, pareils : je lisais le dictionnaire couramment dans le texte ! De haut en bas, de gauche à droite et parfois au hasard. J'ouvrais, je tombais sur "goûteux", cela me conduisait à "succulent", j'hésitais entre "succube", et "exquis", "savoureux", je glissais à "succursale", sans un regard pour "sucette", - caramel et anis -, cela me faisait penser à Ravalec, avec ses vols en recels de bâtons... J'avais même demandé que l'on m'achetât un petit Robert, - c'était du temps où j'habitais encore chez mes parents -, et ma mère m'avait donné une paire de claques, rapport au nouveau copain de la voisine Lorette, celui qui avait remplacé après Laurent, Mustafa, Hakim, Jean-Jack, Jaime, Manu, Stani, Patrice, Mehdi et Paul, son mari dans son home. Ma mère donc avait confondu Robert et Robert, et moi j'avais saigné du nez, alors papa avait beugné ma mère, en la traitant de salope t'as pas honte de faire ça sous le nez de ton fils, mais moi je savais bien qu'à vrai dire il ne se lançait dans ce cinéma faussement sanglant que pour les réconciliations sur l'oreiller, qui suivraient, lesquelles chez eux se passaient plutôt sur le canapé, même pas démonté en clic-clac, quand ils s'envolaient, et m'envoyaient, justement, l'air de rien, chez la voisine Lorette, avec interdiction de revenir avant deux heures...
Mais moi, au début du moins, je n'allais pas chaque fois chez la passionnée des mots croisés, fléchés et déguisés. J'ignorais encore, en ce temps-là, son intérêt pour d'autres jeux, plus divertissants, partagés avec elle dès lors qu'elle m'initia.

 

 

 

 

Le plus souvent, dans mes ignorants débuts, donc, je m'enfermais dans le cabanon du fond du jardin, mon Paradou d'à moi.
Avant c'était une gloriette, de fer forgé rouillé, tonnelle rongée, où les oiseaux faisaient leur nid, mais j'avais mis autour des cerceaux, charmilles à claires-voies, des kyrielles de cloisons, constituées de matelas, cartons et couvertures récupérés à la décharge, treillages hétéroclites, en voûte. J'avais même depuis certain hiver neigeux traîné en ce berceau semi circulaire un siège de Diane, pas la déesse, non, c'était des voitures historiques, de l'ancien temps, avec ressorts qui soudain s'enfilaient dans les fesses, entirebouchonnés, hardis et scélérats... Et mes livres je les avais tous amenés là, pas seulement ceux que je dévorais, non, ceux que j'écrivais aussi, déjà, parce que depuis tout petit, je prenais des feuillets, je les cousais, je les collais et puis des fois je dessinais même la couverture, surtout quand je n'étais qu'enfant parce qu'après quand j'ai grandi j'ai préféré marquer le nom de l'éditeur, et la collection. Des fois j'inventais, je mettais en rouge, pour faire savant, gothiques et majuscules alambiquées, enluminées : "Marius Muet, Éditeur", ou bien des variantes plus contemporaines, "Jean Maizilly. com", mais ça c'était longtemps après, quand l'ordinateur était entré dans ma vie. Entre les deux j'avais conçu toutes sortes d'éditions, - humus chèvrefeuille, lilas, vigne vierge en vivace vrille - celles du Temporaire, de l'Hydromel, le Vacarme et le Ludion... Les éditions du Confort Moderne, et celles du Doute, celles des Oeuvres Complètes, et Amateur des Auteurs, Éditions Nouvelles... Li chevalz, On @ Soif !, Tournepistils, Sépia Pétulant, Incunable Charnu, et autres Rafaül de Sandis... Des fois je laissais les pages vierges, entre la couverture et la quatrième, parce que subrepticement l'inspiration s'était fait la promenade grand teint, et moi, pour un si petit livre, je restais malheureusement faussement bloqué... Mais c'était rare ! En d'autres occasions, bien plus fréquentes, c'était l'inverse, j'avais tellement à écrire, torrent, foudre, - foultitude d'idées... -, flux inentamé, flot ininterrompu, que je n'avais pas le temps de relier, et des feuilles volantes, dans mon tipi, il y en avait tellement que cela constituait un tapis, une tapisserie, même, comme de la moquette, des pâquerettes, moelleuses, des couches et des strates, pas toujours faciles à relire. D'ailleurs je n'essayais même pas, c'était souvent carrément impossible, mes pattes de mouche déformées par l'urgence, fleuve indéchiffrable, limon intraduisible, illisible. Et pas le temps : entre relire et écrire, il me fallait choisir, et la question ne se posait même pas...
L'électricité en plus, j'avais dû l'ajouter, par la suite, aménager, rallonge and co, car l'ordinateur dans sa limpidité m'avait ensuite sauvé du néant, je parvenais au moins désormais à démêler après-coup mes trouvailles et expédients sans me creuser la tête et la mémoire en vain !

 

 

 

 

Lorsque j'ai rencontré Émilienne, ma princesse d'à moi, et que j'ai déménagé, pour chez elle, ce scandale !
Il n'y eût pas un seul déménageur qui acceptât sans manière de s'occuper de la réserve merveilleuse du fond du jardin. Ni chaumière, ni hutte. Eux n'y voyait que décharge municipale, dépotoir sauvage... Moi qui voulais qu'on l'emmenât avec nous ! J'étais une fois allé dans ma jeunesse avec l'école à Beaubourg, le grand musée de Paris, tout tourneboulé, je m'étais retrouvé, vibré, face à ces surfaces merveilleusement vitrées transparentes, avec les tuyaux, la place de tragédiens cracheurs de feu, refaiseurs de trognes, les ascenseurs et grandes baies ouvertes sur la ville, ce magnifique musée d'art moderne, impressionnant, et à l'intérieur j'avais tout admiré, mais surtout, inoubliable, le délirant cabanon de l'artiste niçois. Ben, il s'appelait. Je savais bien qu'ils l'avaient emportée, telle qu'elle, sa pissaladière de Méditerranée, alors je ne voyais pas pourquoi ma gloriette de sous l'érable, juste à côté du ruisseau, elle ne serait pas elle aussi rapatriée, reconstituée plume à pierre, même que j'avais fini par m'énerver contre ce niais s'opposant à mes projets, le déménageur, j'avais tapé du pied, menacé, il était reparti sans prévenir, ni discuter. Impossible de le faire obtempérer à mes injonctions : ni devis, ni rien, de toutes façons pour lui il n'était pas question de s'en occuper, et l'on a dû en appeler un autre, à carrure de mastodonte, puis un autre, encore un autre, d'autres enfin, et ainsi toutes les entreprises de la région, jusqu'à celui qui s'occupait des pianos à enfourner au quatorzième étage sans ascenseur, le roi de la débrouille, monsieur système toute issue a un prix, il suffisait de l'appeler, de le laisser y songer et de ne pas trop regarder de près quant à la facture finale...
Lui non plus, hélas, n'a finalement pas accepté de transporter toute la joaillerie qui dormait dans ma cabane, juste la structure, l'ossature : le reste il voulait le liquider... Sertissage ok, pacotille, poubelle ! Mes pierres précieuses à ses yeux ne scintillaient pas plus que toc et camelote...
Il y en a quand même qui n'ont pas grand sens ni commun ni artistique ! Feu de joie et mauvaises odeurs... Il aurait voulu opérer le grand vide, revoir mon sens du classement sans doute, avec bel ordre et disposition rigoureuse..., ô désespoir, j'avais ces couches et strates de mots arrachés à mon ventre, à ma tête, à mes tripes, ces syllabes qui s'apprêtaient à tourbillonner en long vol de corbeaux sans fromage. En voyant ma tête qui s'ébahissait, refusait, il était toujours plus hâbleur, - argumentant, afin de tenter de me convaincre, persuader... -, et moi, éternellement réticent, le musclé s'énervait, moulinets, gestes désordonnés, mais moi j'y tenais comme à la prunelle de mon grand-père, à ces cartons impossibles, amoncellements de papiers, accumulations en méandres, piles et lacets complets.
On l'a mis à la porte, finalement, cet intrus inconvenant...

C'est moi tout seul, - aidé par Émilienne, ma princesse d'à moi - , qui ai finalement fait tous les voyages.
Cent vingt Chinois et autant de Tatares, à nous deux...
On remplissait la 4L, un modèle archaïque de véhicule tout terrain, l'ancêtre, même, et qui offrait un énorme avantage : vaisseau fantôme, astronef fourgonnette, l'on pouvait enfourner moult chapitres et actes, des tragédies entières, et des sagas, des Ourson-Macquart à ma sauce revisitée, en Rougon des Manoirs, dans les Grandeurs et Misères de toute l'Inhumaine Comédie...
"Tu m'aimes ?", je lui demandais, entre deux brassées que l'on ramassait sans trop regarder. Elle me jetait l'un de ces yeux énamourés : j'avais aussitôt le sentiment qui me remontait dans mon jean. Nous avons expérimenté des tas de positions, dans l'ancienne gloriette, toute en fer, rouillée, les matelas et couvertures avaient déjà été brûlés au milieu du champ, et c'est en plein vent dans l'avrileux paysage, que nous testions les mille et unes variantes d'un kamasutra version personnelle. Cela aurait pu être drôle, impérissable souvenir, s'il n'y avait eu des fourmilières, en-dessous, ou des puces, je ne sais pas, l'on s'est grattés, après, pendant des semaines.
Mais peut-être n'y avait-il aucun rapport !

La fatigue parfois l'emportait, l'enthousiasme baissait... " - Ramasse les feuilles les moins froissées", je proposais, "L'on pourrait plaquer tout le reste."
C'est là que j'ai vu que mon Émilienne, c'était les diam's et la couronne : " Pas question !", qu'elle m'a lancé. "Tu as écrit ici le début de toutes tes oeuvres complètes, - prélude en rêverie majeure -, ce n'est pas pour qu'on en laisse la moitié à la postérité de tes géniteurs !", qu'elle m'a expliqué.
Les medias venaient de relayer les résultats d'une vente aux enchères étonnante, des manuscrits de Kerouac, brouillons de Céline, Claude Roy, les cotes atteintes n'avaient échappé à personne, si ce n'est à mon facteur, et encore, derrière sa pompe à vélo, un petit sac en plastique lui faisaient craindre le pire, à ma princesse d'à moi : peut-être n'y avait-il pas que des champignons, qu'il comptait ramasser en route... D'un oeil soupçonneux, elle le tançait, sans la moindre aménité, lorsqu'il traînait du côté du jardin, - elle restait le dos droit, à le fixer, arrogante, sur le banc de pierre recouvert de mousses, l'empêchant par ses bavardages faussement détendus, d'atteindre les arrières, côté ruisseau soliste, et érable centenaire...
Au bout du petit chemin tortueux, se révélait l'ombre de ma glorieuse tonnelle de verdure, enchèvrefeuillée jusqu'à l'ivresse, le narguant sans doute, et sitôt l'importun disparu, dans la pétarade de son moteur à deux-temps, ma belle remplissait précipitamment des valises, des cartons, des sacs poubelle, dont on n'allait pas se défaire mais que, bien plutôt, avec une application sans défaillance, attentivement l'on conserverait.
L'on trierait, que l'on se disait. L'on ferait un jour une sélection, il faudrait les classer, dans l'ordre où ils avaient été écrits. Sauf que la date, moi, je ne la connaissais jamais, et il n'était pas simple d'attribuer telle ou telle origine, post-archéologiquement cro-magnonienne aux reliquats, traces et vestiges...

 

 

 

 

 

C'était forcément des symptômes éclatants d'avant ma rencontre avec Émilienne, tous ces gribouillis emmêlés. Chaos.
L'ordre et l'harmonie viendraient après... Oui, cette confusion, ces entassements aléatoires dataient d'avant. Traces préalables à ce coup de foudre, à la bibliothèque, où elle travaillait, du côté des emprunts de livres pour quinze jours et au-delà on a une amende.
Ce qui était bien, justement, c'est que moi jamais elle ne me pénalisait, il faut dire, je les rendais souvent plus vite encore, mais des fois je relisais, une phrase, un paragraphe, je lui faisais goûter, comme un saucier, "Déguste ma belle", "Savoure !", "Des comme cela, tu n'es pas prête d'en retrouver!", j'avais commencé avec des extraits de mes lectures, trois vers d'Apollinaire, une pincée de Patrick Cauvin, hop, Erik Orsenna, en dose homéopathique, du Suskind..., puis peu à peu j'avais osé, parsemés, c'étaient mes mots, mes phrases, mes trouvailles d'à moi tout seul que je lui servais discrètement, fruits déguisés au départ, et elle me regardait en pétillant, - elle avait quelque chose dans les yeux qui me rappelait la voisine Lorette, celle de ma jeunesse, voire les photographies de ma grand-mère Apolline Oeillet... sauf qu'elle, ce n'étaient pas du tout les mots croisés, fléchés, hybrides et métissés, qui l'intéressaient, mais les organisés, reliés, rimés, écrits et choisis par moi... pour elle... jusqu'aux lettres d'amour que je lui glissai peu à peu au coeur des ouvrages que je restituais, d'un air passionné, après les avoir lus tout en ne pensant qu'à elle.
Au début elle ne me voyait pas, trop préoccupée par son clavier, ses "alt", "shift", "espace" et autres joyeusetés qu'elle semblait avoir du mal à maîtriser... La chance était quand même de mon côté : un jour, de dépit de n'être ainsi jamais réellement regardé, ni surtout écouté, je dérapai... accidentellement... intentionnellement je glissai, donc, puis je me retrouvai, les quatre fers en l'air, en plein dans sa base de donnée, qu'heureusement elle venait de sauvegarder. Seuls dégâts : un pantalon aux genoux et à l'arrière-train savamment troués, - il n'était qu'idéal... -, son café renversé... nos coeurs énamourés. C'est comme cela qu'elle finit par s'apercevoir que je la contemplais, adorateur ardent, depuis l'autre côté du comptoir-bureau-écran de son ordinateur d'entrées et sorties numérisées !
"- Attention !", je me suis dit tout bas dans ma tête, "ne nous emballons pas !": les femmes, je le savais bien, pouvaient nuire à la carrière d'un grand créateur, je pensais à toutes ces donzelles qui réclamaient de leur homme qu'il les nourrisse et entretienne.
Moi, tout de suite, j'ai exigé l'essentiel, j'ai posé mes conditions :
" - Tu sais, j'écris, " je lui ai susurré. Jalons clairs et incontestables... " Je serai un jour prix Goncourt, mais en attendant, il ne faut pas compter sur moi pour me laisser écraser par le monde du travail. Pas le temps ! Une oeuvre à faire naître. "
" - Pas de problème !", elle m'a entouré de ses bras chauds et doux : "Moi je pianote et turbine recouvrance de couvertures, avec plaisir à la bibliothèque...", ce qui s'ensuivait salaire mensuel sans pourboire ni treizième mois, galère, mais quand même confortable rassurage de base, "J'ai un appartement douillet...", qu'elle a ajouté, "Viens t'installer, je te mitonnerai même des petits plats."
Un avion pour deux, et nous serons heureux !
Je repensais à la Complainte de Boris Vian : j'espérais que la belle ne me renverrait pas trop vite chez ma mère et le sacré mon beau-père, - trop heureux tous les deux de se débarrasser de moi, enfin ! -, car on les connaissait, les "tendres petites", capable de se garder tout, et même encore bien plus, mes manuscrits, mes cahiers, mes carnets, parce que moi, si je n'hésitais pas à lui ouvrir mon coeur, je tremblais à l'idée de confier mon ordinateur à une vie partagée... Communauté des biens, ok, pour sa batterie de cuisine, l'aspirateur, la télévision qui ne marchait pas, ou la machine à laver le linge, sans parler de celle pour essorer la vaisselle... mais mon stylo à écran liquide, clavier léger et souris caresseuse d'écran... mon altruisme partageux connaissait ici quelques limites... aux confins de la moindre générosité ! Mais elle usait déjà ses journées avec pareil ustensile au travail, gage qu'elle n'approcherait point mon écran, de retour à la maison, - butin assuré, sécurité promise...
"Viens !", elle m'a répété, à l'oreille... voix douce et enjôleuse.
L'ensorceleuse avait gagné : "J'arrive !", je lui ai paluché des deux mains le long de sa colonne vertébrale : câlin de type auto-crampon, tamponneuse et virevolteuse, décharge et canonnade, et hop, tous les deux, c'était midi à quatorze heures, les quatre jeudis tous les samedis, le soleil en pleine nuit, oui, vraiment, les radieux de la méduse.
Saveur culminatoire et zénithale !

 

 

 

 

Cela s'est passé comme cela, aussi facile qu'un éjaculis première catégorie, plaisir extrême et contentement ! Magnificence grand luxe...
Sauf que le studio, sous les combles, malgré son grenier mansardé et sa salle de bains à l'étage, avec sabot grand format, spacieux bassin pour nain, vrai jacuzzi assis-debout avec ses fuites, ses tuyaux percés crevés, jets d'eau en gerbes et en geyser, à la Turque, c'était vraiment trop petit, ma gloriette du fond du jardin, à elle toute seule, elle était déjà trois fois plus spacieuse monumentale, pour stocker mes écrits, de sorte que même en comptant sa cave, et celle de sa copine, qui avait accepté de nous la prêter, grenier compris, l'oxygène nous manquait.
J'ai bondi. " À quoi tu penses ?", elle me demandait, c'était bien une femelle.
Luelle Latvija, la fille du poète, du temps qu'on avait joué ensemble à touche-pipi, - j'avais encore des mois à poireauter, avant que le poils au menton ne me poussât et que la voisine Lorette ne m'initiât... - , elle aussi m'avait asséné ce genre de questions-pièges, auxquelles je m'empressais de ne jamais répondre, ou bien l'on s'embrassait, et sa langue dans ma bouche, c'était drôle, le mélange, le chewing-gum, toutes ces fraises tagada, les nounours, la réglisse, la salive, les caries... et toujours le chapelet se récitait, " À quoi tu penses ?", elle revenait à la charge, cette fois c'était mon Émilienne, ma princesse, elle rentrait de la bibliothèque, c'était le soir, la pénombre, les voisins qui plantaient leurs marteaux et des vis dans les clous, les cloisons, papier poison à cigarettes, transparentes, insignifiantes, le galandage spécial vie collective partagée, merci pour moi, et des claquements, des pets, des jurons, était-ce elle, ou bien une autre, comment démêler, d'ailleurs c'était à vrai dire la voisine qui soudain toussait, éternuait, elle demandait à son Jules à quoi justement marinait ce monsieur, agressive, et l'autre, furieux, qui la battait, les cris, les beuglements, juste pour nous réveiller, nous empêcher de nous endormir plutôt, ou ceux du dessous, dans leur colère, cassant des assiettes, cela vibrait, cela tintait, les membranes mincissaient le porte-voix, encore une qui aurait l'oeil au beurre noir dès demain, et moi pendant ce temps son doigt me caressait : Émilienne, c'était l'archiviste la moins conservatrice, novatrice en amour, elle révolutionnait, inventait, sans arrêt, j'aurais dû être content, presque absent, envolé, pourtant moi, la mine sombre, je pestais, en mon for, je rageais, furibond, je croyais mes soucis lui cacher, et elle, les yeux extrêmement inquiets, elle fixait mon front songeur, barré, j'étais cerné, nos cartons, l'appartement complètement bondé, enflé, complet... même l'ordinateur, je ne voyais pas comment accéder à la prise électrique, encore moins où m'asseoir... impossible de bander, pas fainéant je languissais, je nonchalais...
Et elle, preuve qu'elle m'aimait, elle a fini par comprendre.

Elle seule pouvait ainsi sans que je ne dise rien, tout deviner.

 

 

 

 

 

C'est pour cela que très très vite, dès que possible, et sans tarder, nous avons déménagé.
Foutue spacieuse baraque, notre maison dans un premier temps, avec tous ses étages, ses recoins, ses couloirs, ses replis, ses bosquets, corridors, vestibules, ses placards, ses coursives, permettant d'accéder d'un pont à un autre, carlingue, fuselage, la vie devenait voyage sans boussole. Émilienne, jambes compas, l'altimètre clignotant, c'était, du talon à l'orteil, l'absence totale de durillon !
J'explorais, me régalais.
C'était colossal.

Cela dura un temps.

Jusqu'au jour où j'ai terminé le dernier de mes romans, un futur glorieux refusé de plus, mais cela, à l'époque, je l'ignorais, j'en étais encore à espérer... et là je me suis dit "Bon sang, celui-là, mais c'est où que je vais bien pouvoir le stocker ? Plus un coin où le mettre, il commence à être juste, un peu plein, étriqué, notre espace : dérisoires, les zones vacantes, inoccupées, et surtout encore libres... "
C'était devenu totalement exigu....

Mon Émilienne a suivi mon regard, l'agence avait arraché le panneau, le notaire également, "à vendre", c'était écrit, à côté pas trop loin, depuis quelques longues semaines. Était-il temps encore, l'on pourrait peut-être enchérir sur la promesse de vente de ces "estrangers" du village, de la ville, qui plus est, qui avaient su réagir bien avant nous ?
Trop cher, il ne fallait pas abuser !

Pour se rattraper de cet achat loupé, acquisition ratée, ma bibliothécaire m'a juré qu'elle ferait tout, n'importe quoi... pour nous dépanner vite, et bien.
Mieux.
Forcément, il y aurait progrès ! Sommet, bouquet, elle promettait le nec, je voulais le plus ultra...

Sitôt après l'on signait : l'on s'empropriétait jusqu'à la garde du dépôt idéal, l'ancien supermarché interparoissial et multicommunal, bâtiment certes architecturalement plutôt conventionnel, mais tout de même, un édifice où l'on était au large, construit sur l'ex-zone commerciale, en faillite, tous les étages, chaque niveau, mes manuscrits, voilà qu'ils pouvaient continuer à pousser, monter en graine, la semence était bonne, il n'y avait que la sale engeance, illettrée, mal alphabétisée, pour ne pas en comprendre les délicates et raffinées subtilités... Les rayonnages copieux, les rangements abondants : un dédale inextricable, tous mes textes refusés, que j'écrivais malgré moi parce que les mots étaient plus forts que tout, voilà qu'ils pouvaient non seulement être classés, mais même facilement retrouvés ! Émilienne ma princesse n'y suffisait plus, l'on avait recruté une "emploi-jeune", temporaire d'abord, documentaliste à mi-temps, puis à temps complet, finalement deux autres, c'était tout un investissement, à la hauteur du futur marché, la secrétaire, aussi, pour les envois, le suivi des dossiers : toutes ces lettres matelassées, à timbrer, à gérer... Moi je suivais, de loin, l'essentiel n'était pas là, ce qu'il fallait c'était créer, graver, dans le marbre de la page, noter, encore...
J'inventais, je faisais naître des mondes, des citadelles, des cathédrales, j'attendais quelque dieu pour leur donner naissance éditoriale.
Manque de chance, j'étais athée...

Cela ne m'empêcha nullement de continuer !
J'écrivais, j'écrivais...

La vraie explication, c'est que j'avais le virus dans le sang...
J'étais piégé, pris, pieds et poings liés dans la houle, les flots, lames, - ressac en déferlantes - , l'océan des mots et des phrases... colossale étendue sans limite, m'emportant loin des cocotiers, des grèves reposantes et des plages tranquilles, le repos pour moi paraissait impossible : j'écrivais déjà comme je respirais, tombé dedans, j'étais trop petit pour pouvoir me désintoxiquer. Sevrage impossible... Dépendance dure... La désaccoutumance, en plus, il faut dire, je n'en avais pas même l'intention, ni l'envie, et ce n'était pas mon Émilienne qui me l'aurait soufflée.
Elle m'aimait trop, ainsi drogué, pour pouvoir me la suggérer !

 

 

 

 

 

À l'époque, je ne savais même pas que mon grand-père Fernand, parmi ses prodiges, il y avait
Beaulieu-de-la-Loire
Son vieux Pont, ses Châteaux, son Plan d'eau.

Disons que pour moi, cette plaquette surannée n'était rien, ou si peu... Je pensais comme les autres que ce n'était ni plus ni moins qu'un almanach sans copyright, de la gnognote, en huit lettres, qu'elle aurait dit la voisine Lorette, bagatelle et futilité, sans même me donner une définition pour ses charades, cases grisées de ses mots personnels...
Ce que j'avais fini par apprendre, et tout le monde dans la famille l'avait reconnu, finalement, c'est que l'officier de l'instruction publique mon aïeul, - l'Auteur - , il avait fini son existence en hôpital psychiatrique, rapport à toutes ses dents, qu'il s'était fait arracher, d'un coup, après la soixantaine, branlantes et jaunissant sans doute. La douleur lui avait fait perdre la tête.
"Le pauvre homme !", qu'elle hochait la sienne, de carafe, Lorette, et moi évidemment ce qu'en pensaient les autres, d'habitude, je m'en tapais, mais quand c'était de la voisine que cela venait, voilà qui me faisait réfléchir, en ce temps, rapport à nos relations qui s'étaient considérablement rapprochées, non seulement du vouvoiement on était passé au "tu" tendre, au "tu" câlin, mais j'avais même eu de l'initiation fermement travaux pratiques et instruction sur le tas, roberts à tâter, et autres mots nouveaux à expérimenter... Sans parler du reste !
S'il était indigent, ce "pauvre homme" mon grand-père, pourquoi alors avait-on hérité de tous ses livres ? Une de ces bibliothèques ! Un mythe ! Des cartons ici, là, partout, et même certains au grenier, des rangées dans chaque pièce... C'est des questions comme celle-là que je me posais, mais l'essentiel, c'était que grâce à cela j'avais pu lire, plein, encore plus, toute sa bibliothèque, et même Laclos, Les liaisons dangereuses... ou la Joséphine... dans son germanique boudoir de petite fille du peuple sensuelle.
Sans parler d'Impératrice de Chine...
C'était étrange, quand même, - sans doute pour cela, la honte pour eux du papi zinzin, moi qui en suis si fier - , que je ne savais pas, au début, qu'il avait rédigé ce livre, capital, écrit par lui avec son nom en toutes lettres, majuscules et caractères gras, en couverture, repris ensuite, alors qu'il sommeillait dans ses cartons, et je l'avais trouvé par hasard, j'avais quoi, treize ans peut-être, en cherchant au grenier des traces des manuscrits d'Ansis Latvija, le père de mes copains.
Ce dernier ne parlait pas un mot de français, le poète, et moi je le devinais qui tapait comme un fou jour et nuit sur sa vieille Remington comme on n'en trouvait plus que dans les films ou dans les romans américains.
Loupiote vacillante, inlassable, à la lucarne. Tac à tac, tac à tac... derrière les rideaux grisâtres, que l'homme ne relevait jamais, l'ombre s'immobilisait, et le son, parfois assourdi, se faisait impétueux, rudement alerte, tempétueux, - caractères abrupts, promptement écume et venin étaient déposés sur des feuillets, cataractes et trombes, les pages finissaient accumulées au pied de la petite table branlante, là-haut, sous les combles, ce galetas misérable, je m'attardais des heures durant sous la fenêtre, dans le bercement de ce cliquètement heurté, dans la fulgurance et l'urgence aux cadences dissonantes. Soudain l'univers redevenait silencieux..., rien d'autre, dans les ténèbres, pour accompagner ma fascination, - j'aurais pu rester des siècles, ainsi, aux sources balbutiantes du langage. Toute l'obscurité étoilée reprenait son épaisseur, jusqu'au nouvel accès nocturne, farandole des sons, déflagrations entrecoupées de chuchotis... Mon coeur battait au rythme du retour du chariot, sonorité métallique, incongrue, et pourtant tellement habituelle, dans ce quotidien infatigable, j'admirais à en pleurer, chair de poule et noeud terrible dans la gorge, l'inlassable concentration du si grand homme, lequel mourait de faim, inconnu, dans son anonyme recoin bout du monde.
Le pire c'est que je ne connaissais rien du résultat final, littérature pour adultes, sans doute ; surtout il m'était impossible de décrypter cette langue inconnue, et même, les feuillets, me les aurait-il montrés ? Jamais je n'aurais osé lui parler, le solliciter, quémander, les lui réclamer, poser la moindre question sur son habituelle besogne, il s'y attelait, nécessité, et moi, avec lui, pourtant si j'"échangeais" trois mots, seulement la politesse acquise, apprise, le minimum, contraint, rien de plus, il me terrifiait, m'impressionnait, si grave, dans sa stature imposante, sa maigreur, indécente, son teint de papier maïs, apparemment cassant, vulnérable comme du verre et ayant résisté aux déportations et liquidations en masse, j'étais saisi, frappé, et encore, il ne se doutait certainement pas le moins du monde combien je l'admirais, à quel point j'accompagnais à l'oreille, le coeur battant, depuis le dessous de sa fenêtre borgne, la psalmodie de son travail naissant, sur la Remington au clavier crissant...
Sauf que lui c'était une Olivetti, bleue, assez design, finalement, quoique de récupération, pas très slave, plutôt balte, un cadeau d'un admirateur, lointain, lorsqu'il avait appris l'indigence et le dénuement du grand homme de son pays, ex, crevant la faim, tout en s'obstinant à écrire des vers, encore, des mots, des silences, contre les paroles sans fin, la violence, la tyrannie, il s'obstinait, de son côté, le ruban s'encrassait sans arrêt, et les touches se bloquaient.
Je savais qu'Ansis Latvija, - que j'appelais alors plutôt par son nom, le prénom étant réservé à l'intimité, à la connaissance familière et privée... -, "Bonjour Monsieur Latvija, comment ça va ?", - maman me l'avait appris et inculqué à force de répétition : "Sois poli, dis bien bonjour, et quand on s'adresse à quelqu'un, on le nomme", mais l'écrivain ne répondait jamais par autre chose qu'un grognement, rien de plus ou presque, il bougonnait sans doute, contre les privations, les horreurs, ce à quoi il avait échappé, il grommelait, et moi je l'excusais, je n'étais qu'un enfant, un adolescent, bientôt, je comptais si peu, et moi-même pas encore publié, il m'ignorait confrère, ne me prenait pas pour un rival non plus, ne pouvait me juger, il n'empêche, lui, d'un mouvement de tête, souverain, quasi imperceptible, l'oeil noir, sombre, il me fixait, je me faisais tout petit, tétanisé, j'étais épouvanté, il devait bien deviner qu'avec sa Luelle j'expérimentais dans ma gloriette recouverte de rubans de toutes les couleurs les combinaisons les plus savantes et parfois les plus insensées, mais lui-même n'avait-il pas forniqué pour qu'ainsi ribambelle ses enfants sauvent chaque année l'école menacée de fermeture, si la famille avait eu la mauvaise et malheureuse idée de déménager c'eût été catastrophe... - , le père de mes petits camarades, ils étaient 14, ne l'oublions pas, dont dix fillettes, même si Luelle était de loin celle qui convenait le mieux à mes jeux et mon âge, à cette époque, pour elle je ressentais une préférence bien marquée, bientôt remplacée par sa cadette Sonia, puis Saemia, sans parler des autres, mais ce fut plus rapide, moins approfondi, sans doute, avec les petites, dont Iourmala... jusqu'à Daugava, la benjamine..., le sentiment n'était pas le même... simplement il s'agissait de ne point les laisser en reste, elles auraient pu s'en trouver blessées, d'avoir ainsi été oubliées, négligées... pour dire, quasi abandonnées... - , l'auteur étrange géniteur de cette plus que treize à la douzaine de mouflets, écrivait inlassablement, calmement, loin des contraintes et exigences d'un quotidien pourtant grouillant, retiré dans sa langue, un idiome mort, d'un pays qui n'existait plus, je trouvais cela fascinant.
Il publiait parfois des livres impénétrables, qui partaient en catimini, par poignées, dans le monde entier, grâce à la poste, - ah, ces collections de timbres, que les enfants Latvija exhibaient...-, au Canada, Nouvelle-Zélande, Suisse, en Australie, chez les rares exilés survivants, mais sur les cartes, à l'école, en géographie, plus rien ne subsistait, ni l'endroit, territoire sans frontière, ni les gens, condamnés désormais à parler langue d'envahisseur, comme tout le monde : c'était bien avant la chute du mur, - inimaginable -, la plume qu'il utilisait additionnait des lettres mortes, signes énigmatiques, sibyllins, renvoyant paradoxalement à un idiome qui était désormais éteint, suite, malheureusement, - stabat mater en staccato - , à une stalinisation infâme, dictatoriale, contraintes et totalitarisme se donnant la main pour des déportations en masse, des liquidations, puis la guerre, - laquelle ? toutes, sans doute... carnages, massacres... -, dictionnaires orphelins de langues et têtes pour les faire vivre, à part lui, c'était démesuré, cette montagne, et ce cher Monsieur Ansis Latvija, seul poète combattant des moulins dans un idiome disparu d'un pays non pas à l'agonie mais trépassé, rayé, annulé... Il était, croyais-je, l'unique Quichotte capable de lutter contre l'oubli d'un peuple moribond. Jamais hélas il ne le saurait, que les siens parleraient à nouveau, regagneraient, libres derechef, incroyable, leur pays, - un état à peine vivant, revenu d'entre les morts... ! -, sa langue..., ses mots, repris, liberté, parce que c'est lui d'abord qui serait emporté, après, avant la résurrection d'un espace sur la carte... ses poumons encrassés de mineur dévoué, par la mort balayé, oui, sa région de naissance, d'origine, de souffrance, il ignorerait qu'elle était redevenue vivante, après, peut-être bien, je ne sais pas, combien de rêves morts... et les autochtones ne sauraient rien, également, sans doute, dans l'ensemble, de la lutte démesurée, menée contre les sables et limons, cet homme décharné, fragile, famélique, le teint cireux, terreux, tout en haut de l'escalier, il descendait parfois boire son café, nuage de lait, luxe caillé en lieu et place de dîner, dans cette vie ordinaire, la cuillère tournait, lentement, gestes précis, parcimonieux, dans l'aridité de ce quotidien arraché, pas de sucre, le petit bruit du couvert cognant régulièrement contre la porcelaine, ébréchée, - le bol, chacun le sien, dépareillé - , le pain, à peine beurré, souvent sec, que l'on rompait silencieusement, et les enfants, alors tous ensemble réunis oubliaient de piailler, ils se taisaient, sans doute le respectaient-ils au moins autant que moi, - l'admiraient-ils ?, moi il me captivait, je me tassais dans mon coin, invisible, j'eusse aimé pouvoir me fondre, totalement, et rester là, à observer : oui, les Lettons l'ignoreraient, ce combat mené dans une mansarde glaciale par un poète anachroniquement attaché à sa langue brisée et à sa mer Baltique pas moins exterminée, anéantie, vidée.
Jamais il ne souriait.

C'était un homme cuivre et zinc, refusant d'être ainsi aboli.
Les cheveux rougeoyant de ses quatorze enfants montraient bien qu'il venait de là-bas... Du grand Nord.
L'Est, plutôt...
Et les caractères hiéroglyphes, point cyrilliques mais tout comme, si incompréhensibles, sur la machine, dans les livres mystérieux, jamais je n'y comprenais goutte.

 

 

 

 

 

 

Donc, c'est en cherchant au grenier des feuillets de ce poète pauvre et crevant de faim comme Van Gogh, - rapport à un ouvrage de lui qu'il eût un jour confié à mes parents, jamais rendu, je voulais le lire, moi aussi, en capter les énigmes et mystères, espoir de le trouver en français, car sinon, pourquoi le leur eût-il prêté, transcodé par le temps, malgré l'intraduisible émotion de l'exil, savoir enfin ce qu'un poète grandiose et silencieux dans la vie comme Ansis Latvija pouvait bien écrire - , que j'ai mis la main sur
Beaulieu-de-la-Loire
Son vieux Pont, ses Châteaux, son Plan d'eau

le bijou de mon grand-père enfermé au Saint-Anne de la région qui s'appelait en fait Bonvert, à Roanne...

Mal Rouge, jamais je ne bouge, - Jaune, Bleu - , Joyeux Violet, - Plaisant Orangé -, rimant avec santé...
Bonvert, dans l'émeraude banlieue roannaise... : calvaire découvert, à peine plus qu'entrouvert..., j'imaginais des hivers pervers, sans primevères... Bonvert, c'était l'hôpital, univers royal de mon grand-père, comptine arc-en-ciel de ceux qui ne comptent qu'à moitié... un-deux, je suis malheureux, trois-quatre...
Cité psychiatrique.
Centre de dévoiement psychique et mental, à la pathologie détraquée, esquintée, tordue..., unité de soins intensifs, centre de jour, comme de nuit, réservé aux rêveurs éveillés, ou non, des quartiers et villages alentours. Région entière rassemblée, concentrée dans sa douleur.
Sa révolte, sa créativité ?
Mon grand-père y avait passé toute la fin de sa vie, cela datait d'avant l'invention des neuroleptiques et autres psychotropes.

Écrivain sous les verrous.
Autre exil... Claquemuré derrière grilles, murs, portails... et... garde-fous.
Enfin, plus bouclé, maintenant, ni même à l'époque de ma découverte, il était déjà trépassé de sa belle-mort depuis longtemps, dans les cinquante-deux ans par là, d'un cancer des poumons pour fumerolleur de cigares et brûle-gueule à fourneau sculpté, culotté, qu'il bourrait, débourrait, ramonait, écurait avec des tiges colorées, inlassablement, toute l'infinie journée... Et moi qui écrivais depuis des lustres, après avoir été le lecteur le plus boulimique de toute la famille, croyais-je... jamais l'on ne m'avait même dit que j'avais des antécédents aussi fabuleux parmi mes aïeux !
Cet exemplaire inaugural, le premier et l'unique, en ces lieux, que je découvris, il fallait que personne n'y accordât d'importance, quand même, pour que je ne le retrouvasse même pas, après, quand la lettre est arrivée...

Je la vois ma mère, et mon père, le faux, le quasi, pas si "beau" que cela, tous deux terrorisés, en train de me scruter, au fur et à mesure que malgré eux je grandissais : "Tu ne trouves pas qu'il lui ressemble ?", et lui, d'insister, soucieux, le front barré d'une ride : " C'est comme cela que ça a commencé, chez lui... ? Tu en es sûre ? "
Elle, penaude. " Oui, je me souviens, j'étais encore enfant... Il lisait, dévorait, c'était invraisemblable..."
Lui : " Quelqu'un s'évadant comme cela..."
" Puis un beau jour, pire... ", ma mère chuchotait, elle n'osait plus articuler... C'est le beau-père beuglant qui vraisemblablement devait terminer, atterré : "Paf : il s'est mis à écrire..."
Parâtre coupeur de couilles...

Après tout, si c'était leur manière de voir les choses, je ne pouvais pas le leur reprocher, mais aussi, ils n'avaient pas besoin de m'envoyer à l'école, quand j'étais petit. S'ils m'avaient laissé illettré, au moins...
J'ai dû leur causer bien du souci, ils se préoccupaient sans doute de ma redoutable ressemblance avec Fernand Oeillet, le grand-père !

Mais moi, à vrai dire, j'en étais fier !
Un détraqué-déjanté, cela rendait les aïeux nettement plus sympathiques.

Du rêve à l'état pur...
Et lire, j'aurais été anéanti, si l'on m'avait privé de pareil plaisir, de semblable exquise nourriture...

 

 

 

 

 

 

Quant à écrire, c'était petite mort sur plantage grand format, cela tuait, fourbissait, blessait... Époustouflant comme cela époussetait, éreintait, de partout, cela me frottait, en moi cela grossissait, m'achevait, cela me réveillait, stimulait, étrillait, j'en étais tout excité, je m'enflammais, - effrayé - , cela me violait, m'éperonnait, je me dérobais, les mots s'activaient, grandissaient, nettoyaient, s'installaient...

Cela faisait peur.
Une expérience à nulle autre pareille.

Celle que que je connaissais, par le menu, avant, c'était aussi la bibliothèque héritée par tirage au sort du côté de l'autre grand-père, l'Antoine, celui qui avait baragouiné espagnol et italien toute son existence, traducteur, guide, et le géniteur qui m'avait donné son nom, sans parler de la vie, avant de se tirer, et que j'allais déshonorer par mes écrits, en se carapatant, il les avait laissés.
Du coup les étagères débordaient déjà de pièce en pièce, dictionnaires compris, d'inclassables hyperlourds, impossibles à réellement trier, rien que parce que ni ma mère, ni mon père de remplacement, ni moi-même, n'avions appris ces deux langues. Peut-être bien qu'il y avait aussi du portugais, dans le lot, ou du cubain du Brésil. Moi je les rangeais, une fois l'an, selon l'inspiration. Je composais des dégradés de couleurs, selon la tranche, ou bien par collection, par taille, mais bon, pour en revenir à mon petit cabanon, c'est là qu'avant de devenir écrivain j'ai lu et dévoré des bibliothèques entières et pas seulement les livres des aïeux, - de part et d'autre - , ni ceux des parents, encore moins les mots croisés de la voisine Lorette, qui à l'époque n'avait pas encore remarqué que trois poils commençaient à pousser à mon menton, surtout qu'elle n'est arrivée dans le quartier, suite à un déménagement fort opportun, parages et environs, que tard, j'avais déjà de l'âge, avancé sans retard, puisqu'elle me vouvoyait au départ.
Quant à l'érudition polyglotte latvijaïenne, quoi que finalement dans le fond plutôt limitée car répétée..., je dois le reconnaître..., les livres les mieux, tout bien réfléchi, souvent ce furent surtout ceux que les dix filles du poète Ansis Latvija m'avaient prêtés, à tour de rôle, lesquels ouvrages sérieusement m'enthousiasmaient, déjà parce qu'en me les portant, souvent, glycine, cascades et gloriette, dans ma cabane en tonnelle de tonnerre de dieu, nous goûtions les charmes de prohibés essais novateurs, expériences interdites, et elles me laissaient tel. J'aimais ces tentatives confondantes et nouvelles, captivantes, - quelques vêtements s'égaraient à même le sol dudit pavillon de jardin, bannières que j'accrochais parfois à l'extérieur, étendard triomphant, gage et assurance d'appartenance, oriflammes aux couleurs du désir, que je laissais flotter au vent ; en général, - en outre -, le prêt d'ouvrages passionnant n'était pas qu'un prétexte à visite... parce que chez eux, l'on avait faim, l'on avait froid, mais des livres l'on en achetait par pelletées entières, anthologies, séries, encyclopédies..., roman, théâtre, poésie..., et personne ne voyait pourquoi l'on aurait pu ou dû s'en priver, donc j'avais toujours de merveilleux crédits possibles, - je n'abusais pas, ne courant point la prétentaine, attendant que les trésors viennent à moi, Sonia, Saemia, Iourmala, Daugava..., mais je lisais vite, il s'agissait de remplacer sans tarder les ouvrages déflorés mais point gâtés... - , et puis il y avait l'école, et même à la mairie, grâce au Bibliobus, le renouvellement des chefs-d'oeuvre était suffisant pour que je pusse me régaler dans mon antre rien qu'à moi pour des lustres et des siècles.
Et ranger les bouquins, ici ou là-bas, c'était ma spécialité, sans doute pour cela, grâce à ce talent, que j'ai si bien réalisé mon labyrinthe, après, un vrai chef-d'oeuvre de compagnon liseur du tour de France, tous mes manuscrits, accumulés, sous forme papier ou CDrom, dans notre maison à recoins, retapée, les vitres remplacées, les murs tombés remontés, avec Émilienne, ma princesse d'à moi, puis dans l'ancien supermarché, que l'on a acheté, à côté, ou presque, ses réserves, ses entrepôts et dépôts, et maintenant ici... c'est moins facile, l'on me surveille, je n'ai pas toute latitude, mais quand même...

 

 

 

 

 

Évidemment, désormais cela pourrait paraître plus compliqué, mais non, je m'occupe encore de livres.
Non pas que j'eusse dans le fond réellement le désir de travailler, ma théorie n'a pas changé. Mais les conditions font que... parfois, ce ne sont que les imbéciles qui ne modifient point leur avis, et ici, abattre pareille besogne constitue belle ouvrage...

Les premiers temps la place était prise.
Mais j'ai finalement réussi à gagner la confiance des uns, des autres, et voilà, "Tu l'as dit bouffi, le poste est pour toi !", il m'avait craché, le gros Jean-Yves, en me tendant la main, un soir qu'il avait cassé la figure à Isidro, un maigrichon qui m'obstruait quand même le paysage depuis déjà plusieurs semaines, et c'est comme cela qu'ici aussi je me délecte dans le papier. Mais le réapprovisionnement des stocks laisse parfois à désirer... C'est que j'ai pas mal d'avance ! Tous ces ouvrages, dans mes antécédents, et presque dans le sang... Pénurie odieuse, je crie manque et famine... La disette n'apitoie que moi, hélas...
Et relire, ce n'est pas ma tasse de samovar !
Il ne me reste donc qu'à continuer à écrire, pour pallier ce manque vital... Chaque fois la surprise, j'ignore tout au départ de ce que je vais bien pouvoir lire... sous ma plume personnelle... Le problème, c'est que les cahiers sont limités, papier compté, volontairement, ils ne m'autorisent pas encore à installer un Macintosh, mais cela viendra, sans doute... je crois en l'avenir... Les années s'ajoutant, la poigne se déserrera, je le souhaite tout au moins !
"Mon cul !" qu'il me donne de l'espérance à trois sous, chaque fois, le gros Jean-Yves... mais lui je l'écoute uniquement quand vraiment le désespoir m'agrippe par la peau du genou, - désolation suprême... !
Souvent, finalement...
Trop...

Enfin, comme dirait mon avocat, il ne faut pas se plaindre, déjà, j'aurais pu écoper plus lourd, même pas perpète tout à fait, réduction de peine, et tout le bataclan, bonne conduite, il y a de l'espoir... Le bout je le verrai peut-être... Et puis finalement c'est presque confortable, comme situation : voilà qui me laisse du temps pour écrire, plus que jamais, parce qu'en dehors des lettres à Émilienne, ma princesse d'à moi, que je ne poste même pas, rapport à sa désertion..., et le temps de travail à la bibliothèque, recouvrir, recoller, classer, stimuler, réorganiser... penser... rêver... j'ai toutes mes minutes désormais pour remplir des cahiers, sans parler de mes insomnies, en attendant l'autorisation de disquetter, CDromer sur comepiouteur point trop vieillot. Et pour le prix Goncourt, il ne faudrait quand même pas perdre l'entraînement, c'est un peu comme ceux qui jouent du piano, debout ou pas, il convient qu'ils s'exercent, et moi la pratique, lire, écrire, je ne peux pas m'en passer...
Comme respirer.

À part quand il y a eu le moment tunnel, après la réception de la lettre.

Enfin, plutôt après.
Ce qui était curieux, tout bien réfléchi, c'était comment la proposition était arrivée là, au juste.

 

 

 

 

 

 

Pour récapituler, en gros, moi, j'étais depuis longtemps déjà chevalier-servant de ma princesse Émilienne, j'avais compris en lisant des textes plutôt impertinents de Jean-Pierre Levaray, - Putain d'usine and co... - , que le travail nuisait considérablement à la santé... J'avais progressivement depuis le début tout arrêté sans jamais avoir réellement commencé, afin de me consacrer à mon art, et ma bichette avait décidé que c'était elle, comme convenu dès le départ, question de contrat entre nous, qui subviendrait à nos besoins.
Le coup classique !
L'exploitation de l'homme par la femme, on connaît, - et même de plus en plus, non ? - , avec la "libération" de ces dernières qui veulent faire croire qu'elles font tout, alors que ma souris, à l'époque, elle pariait cent contre un sur l'avenir et comptait sur mon Prix Goncourt pour assurer sa retraite à cinquante-cinq ans ! Alors, en attendant de toucher ses dividendes, elle tapinait pas mal, des heures durant, ces cons c'est aussi ce qu'ils ont osé me reprocher, au procès, que je lui aurais servi de souteneur, non mais... , comme si j'aurais pu maquereauter une si tant belle fille...
N'empêche, elle sortait souvent, je l'imaginais à la bibliothèque, "Vous avez vu le niveau de vie...", qu'il avait lancé, l'avocat général... " Un jaloux, suspicieux...
Mais il aurait pu être maréchal des logis, cet envieux, tigre et griffes acérées, cela ne m'aurait pas fait plus d'effet. Mon ancien supermarché, nécessaire, qui eût pu en douter ?! Avec ses rayonnages... Ben quoi, pouvoir d'achat... nous avions forcément besoin de tous ces mètres carrés, rapport à mes manuscrits, qui revenaient... sur la brouette, puis la charrette de notre charmant facteur...
Et les timbres !!!, il fallait voir le coût de tous ces envois, - enveloppes jumelles, chaque fois, point même siamoise, l'une pour l'aller, l'autre affectée à la réponse - , scindées, timbrées aussi, pour le retour, question de politesse, pas toujours renvoyée, d'ailleurs : de jour en jour je désappointais et en même temps tous ces refus, ces billets doux charmants qui me félicitaient d'avoir "osé présenter" pareil manuscrit, parce qu'en réalité, il était "loin d'avoir remporté l'unanimité", et pour tout dire, ils l'avaient "trouvé réellement très très faible", ce genre de lettres désenchantées me remontaient le moral : je me sentais incompris.
" Moi aussi !", je me répétais, je touchais mon oreille, je n'avais pas envie de la couper, moi, ç'aurait pu être le nez, pour varier les effets, - ah, Gogol...-, l'on ne peut donc pas me sentir ?, et je relisais dans L'oeuvre de Zola les moqueries au Salon, Claude tout entier, le peintre, qui se faisait huer, puis... pire : que personne ne remarquait, un artiste non pas raté, mais mal aimé, incompris, un génie oublié, je me disais " Oui, peut-être, je suis loin de remporter leur illimitée "unanimité", mais moi... je sais ce que je vaux..."

Et puis j'avais de la chance...
Mon ordinateur n'était pas en panne, j'avais échappé au virus qui avait tout détraqué chez le fils aîné du poète Ansis Latvija, Mareks, envoyant des mails désordonnés dans le monde entier, tout son carnet d'adresses éclaté, explosé, des documents confidentiels disséminés sans son autorisation, par bribes, aux uns, aux autres, et c'est comme ça que Luelle avait reçu un extrait de son journal dans lequel Mareks parlait d'elle en termes insultants, elle pleurait, mon épaule inondée, sanglotait, mes mouchoirs à ses pieds et en boule s'accumulaient... "Je ne lui pardonnerai jamais !", m'avait-elle catégoriquement expliqué en reniflant, - elle gémissait, tremblait, serrait les poings, tapait des pieds - , et son frère ne savait comment procéder pour se la réconcilier-rabibocher, parce que dans le fond, je l'avais toujours soupçonné d'être amoureux jusqu'à plus soif de sa soeurette, et voilà que cela se confirmait...
J'avais donc de la chance, mon ordinateur portable, pour le moment, ne m'avait pas encore trahi, il fonctionnait même bien, et le fait que les éditeurs me boudent, faisait que je n'étais pas encore submergé, signatures, interview, salons du livre..., ce qui me laissait tout le loisir de me régaler dans mon coin, à bouquiner, depuis des années, écrire, surtout, de plus en plus souvent, et si je n'avais pas téléphoné à la maison, quand j'ai appris la mort de ma mère, par les journaux, ce fichu accident de voiture, sa Ford en morceaux, mon beau-père de service ne me l'aurait peut-être même pas dit! 

 

 

 

 

 

 

"Au fait, tu ne sais pas la meilleure, ", il vrombissait, ce n'était pas mal, comme registre, style démarrage en côte d'une ronéo poussive, "le livre de ton grand-père..." il laissait passer un ange, se souvenant peut-être de la crise que je leur avais servie, à l'époque, - "Ben quoi, vous auriez pu m'en parler, ouais, du bouquin du vioque, non ?" - , et d'un coup il lâche le morceau : "Voilà qu'ils veulent le rééditer, ta mère devait justement t'en parler !"
Il faut voir, moi, je savais à peine depuis quelques années que j'avais un grand-père un peu branque dans le poirier généalogique, - mieux que les autres, ou presque -, et que son cancer il se l'était chimio-radiothérapisé depuis l'arrière des grilles d'une maison spécialisée... Moins encore pouvais-je deviner, du haut de ma jeunesse et naïveté, qu'il avait cherché à me concurrencer en écrivant, et pire, qu'il se ferait publier non pas seulement une, non, deux fois le même ouvrage ! C'était vraiment dur pour moi qui croulais sous les lettres de refus pour une toute première édition, simplement, je ne réclamais même pas la glorieuse republication..., d'apprendre ainsi qu'on le sollicitait à titre posthume et enterré, nouveau succès, gloriole et tout le tintouin !
J'étais baba.
Bon, maman s'était dans la tôle et le verre explosée, certes, c'était un choc. Il m'en faudrait du temps pour m'en remettre, inutile de ramifier... Mais lui, deux fois édité pour le même manuscrit, trop, c'était trop !
Car voilà que Môssieur Fernand, directeur d'école honoraire et officier de l'instruction publique..., presque cinquante ans après sa publication originale..., Môssieur Oeillet en personne, mon aïeul, intéressait encore des éditeurs, des grands et pas des moindres !
C'est là que j'ai demandé à ma tante Rose qu'elle me fournisse un exemplaire, elle n'en avait plus, ni mes géniteurs si secrets, le beau-dabe survivant surtout, et veuf abominé, ni personne dans la famille, le succédané-de-père m'affirmait que le seul exemplaire familial, celui que j'avais trouvé dans ma jeunesse, au grenier, avait bel et bien disparu, dans la tourmente trieuse et ménageuse d'un rangement inopiné au cours duquel ma mère, parfois maniaque et nettoyeuse, - paix quand même à ses cendres...-, avait tout distribué aux compagnons d'Emmaus, histoire d'aérer un peu ce poussiéreux grenier... C'est donc comme cela que j'ai fini par aller marauder du côté du bouquiniste du coin, histoire de redécouvrir le chef-d'oeuvre familial !
Il faut dire, j'y étais bien autorisé, comme "ayant droit" nominé descendant respectif. Non ?

 

 

 

 

 

 

Après l'incinération-enterrement de ma mère, cérémonie bâtarde, hybride de l'un, croisé de l'autre..., de l'athéisme mâtiné d'illégitime religiosité, l'on n'était pas particulièrement nombreux, sous la bruine glaciale, crachotis de tuberculeux pulmonaires en fin de course : le beau-père, sa soeur Vive, la tante Rose, - l'oncle Paul excusé pour cause de lumbago, lui qui en avait toujours eu plein le dos de sa soeur aînée point tant aimée tant qu'elle avait vécu... -, la voisine Lorette, revenue temporairement à son Ambroise de mari d'autrefois, me reniflant tout de même dans les bajoues, et je voyais ma tendre Émilienne, verdict mortel, les griffes pointues, prête à la défigurer de bas en haut sur le champ et sans procès, la présomption d'innocence, ce n'était point pour elle, mais vraiment, pareilles approches ne méritaient pas la moindre jalousaille, c'était loin, mes "abats" ou plutôt "ébats" en cinq lettres du passé, je n'y pensais même plus, amoureux d'Émilienne, incomparablement, fidèle jusqu'à la constance, solide et véridique, sans compter que je n'étais plus le même homme, à vrai dire, la vie m'avait marqué à jamais : maman s'était fait la belle, et le grand-père voulait de son côté me niquer la place au premier plan. Mon livre pour le Goncourt, j'étais dans les starting-blocks depuis des lustres, et lui... coup d'oeil en biais, sacrée maraude, le voilà qui dessous catafalque et cercueil, me chapellait avec ardeur qu'il allait me battre au poteau ! Le salopard !
D'ailleurs, depuis 1965, sa première édition, alors que je n'étais pas même né, il m'avait écrasé plates coutures, rapport à tant d'avance...

La vie, arbitraire, est tellement injuste !

J'ai donc dérobé l'exemplaire qui a mis le feu aux poudres, - jauni, vieillot -, et posé sur mon bureau, j'ai commencé à le caresser d'un peu près.

 

 

 

 

 

 

La première édition, grand luxe, il y en avait eu sept exemplaires, hors commerce, sur papier pur fil, numérotés de 1 à 7 : quasi rien de rien, l'impaire poignée famille nombreuse, mais déjà, ces épreuves-là, ce ne devait pas être de bas morceaux !
À ces broutilles s'en ajoutaient 103, pièces isolées, sur vélin filigrané des Papeteries de Renage, numérotées de 8 à 110, pas question de truander sur le nombre, et 350 sur Bouffant Select, ben voyons, ma bonne dame, oui, rien que cela, bouffon très chic, cela sonnait mondain et élégant, un tantinet suranné, dont 250 numérotés de 111 à tartempion !
Moi, celui que j'avais piqué, il n'était pas même estampillé, preuve que je n'étais pas trop gourmand, dans mon genre, quand je m'attaquais aux revendeurs.
"Pour sûr !", j'avais soupiré en regardant la couverture démodée, fatiguée, "c'est du qui a vécu !"
Dédaigneux.
Envieux.

Partagé, en gros...

J'étais à la fois bizarre et étrange : je m'explique, ce livre, c'était quand même un comble, mon grand-père qui me faisait de la concurrence !
Moi, tous les jours je recevais des refus cinglants, manuscrits empoubellés, jetés, encaduqués, des lettres et des cartons, j'en avais capitonné toute la lingerie, et la salle de bains, des piles entières, de papiers format A4, pliés en quatre, qui m'apostrophaient sèchement, pour m'annoncer sans même un sourire, que non, vraiment, je n'entrais pas dans la ligne éditoriale de la maison, labellisable, que l'on me souhaitait bonne chance, pas sûr d'être lu, et tout le reste, politesse et assurance de leurs sentiments distingués, littéraires, mon cul, et lui, Fernand, rongé par la vermine, l'Oeillet, sa fille venant à peine de le rejoindre, cendres éparpillées, l'urne vide déposée sur la tombe de l'aïeul, cérémonie ni crémation totale, ni terrestre cohabitation avec les vers de terre non plus... et voilà que l'on recevait une missive polie, sans rien avoir demandé, histoire de le flatter, le papi, pour qu'il puisse sa peine oublier :

Madame, Monsieur,

Nous nous permettons de solliciter votre aide, potentielle, et que nous espérons possible, car nous recherchons les ayants droits d'un grand auteur malheureusement aujourd'hui disparu, Fernand Oeillet, lequel publia en 1965 un ouvrage intitulé
Beaulieu-de-la-Loire
Son vieux Pont, ses Châteaux, son Plan d'eau

Il s'agit d'un respectable individu, dit-on, remarquable "officier de l'instruction publique", comme l'on écrivait alors, et d'après ce qu'indique en toutes lettres la quatrième de couverture toujours point obsolète de son ouvrage passionnant, il est né au domicile de ses parents, à Cuinzier, en 1914 ; cet instituteur et directeur d'école à la carrière sans fausse note, mourut finalement le 17 octobre 1966, à Cadollon.

Nous savons par la préface de son ouvrage qu'il eut cinq enfants : Marion, Paul, Raoul, Rose et Baptiste.
Cet auteur serait-il de votre famille ? Avez-vous un moyen de nous mettre en contact avec ses enfants ou petits-enfants ?

L'éditeur remerciait par avance de l'aide apportée, patati, patalaire, et priait même toute la famille Oeillet, qu'elle fût la bonne ou non, de croire en l'expression de ses littéraires et attentives salutations ! Ouahhhhh...... l'oncle Raoul était décédé, Baptiste aussi, restait ma mère Marion, - elle aussi..., hélas... désormais en allée... -, et donc ne jouaient plus dans la cour des vivants que Paul, et Rose, que l'on a contactés aussitôt, Émilienne et moi, rapport à ma mère qui n'avait rien eu le temps de faire d'autre, avant de se faire écraser, que décacheter la lettre, et prévoir de m'en aviser, juste avant de définitivement s'envoler...

 

 

 

 

 

C'est là que cela a commencé à sérieusement foirer : ma mère, Raoul et Baptiste, déjà, l'on était tranquilles. Je croyais.
Avec les trépassés, pourtant, l'on ne sait jamais ce qui va vous tomber sur la tronche... !
Pour Paul et Rose, c'était ok, même que la tante fleurie, qui est riche à millions, elle a décidé bon pied bon oeil qu'elle signerait sitôt le contrat, mais en stipulant qu'elle ne voulait pas un sou, rien, pas de droits d'auteur par contumace : elle désirait que la fortune à venir en pourcentages serrés, exclusifs et sans cuissage, fût directement reversée aux bonnes oeuvres sportives, apprenant crawl et brasse, dans l'étang de dix mètres de long, - pompeusement nommé Le Plan d'Eau, dans l'opuscule de départ - , puisque le grand-père y avait travaillé vaillamment comme maître-nageur, - ce qui lui avait permis de rencontrer Apolline, la grand-mère, entre deux-eaux, mais cela, c'était une autre histoire.
Oui, mon aïeul écrivain avait été sportif, certains étés, avant de perdre complètement ses dents, et sa tête, englouti dans les eaux délirantes de ses rêves... Je n'en revenais pas : moi, le sport, rien que d'y penser, j'avais mal au dos et aux muscles. Je tétanisais, tremblais, depuis toujours je refusais tout effort de cet ordre, si ce n'est l'entraînemnet intensif et quasi-scientifique de la musculature des doigts, poignets et deux mains, à égalité, sans parler des cervicales. Avec les claviers de l'époque, il fallait encore appuyer un peu, de sorte que parfois je fatiguais, à force de taper, taper, du texte au kilomètre... Quant au cou, il s'usait, rapport au fait de tellement regarder du côté de l'écran !
Mais le problème, le dérapage pas vraiment contrôlé, et c'est à cause de lui que je me retrouve ici désormais, c'est, il faut le dire, des enfants de feu l'oncle Baptiste, qu'ils ont débarqués. J'avoue que je ne m'y attendais qu'à demi, le grand dadais d'Yves n'en étant pas à sa première bourde et ânerie...

Donc, mon oncle Baptiste était décédé... Les ayants droits, du fait, étaient ses enfants... Dont Yves !
Le fameux.
Un peu givré, pas toujours simplifié...

Toutes les heures, il me téléphonait.
Il avait réfléchi. Il voulait regarder ou plutôt inspecter, c'était son mot, "Le Contrat", avec double majuscule, lettrines enluminées, capitales surlignées, guillemets, serrures et italique ! Le code pénal, la totale, juridique, civile et tout le tintouin, à consulter, c'était son obsession. Il n'avait pas l'intention de se faire rouler, il trouvait étrange la clause annonçant des droits après le premier mille... Surtout, il m'appelait, affolé, parce qu'il avait repris l'édition originale du grand-père, ce chef d'oeuvre rare, qu'il avait acheté très cher chez un commerçant de seconde main, Le Papivore, et il l'avait lu, à l'endroit, à l'envers, jusqu'à découvrir, bien caché, en caractères certes infimes, mais tout de même, dès les premières pages et en toutes lettres :" "Tous droits de reproduction et de traduction réservés", bon sang... mais réservés à qui ?
Était-ce légal, cette affaire ? Ne fallait-il pas consulter un homme de loi ?
Il n'en dormait plus la nuit, ni le jour. Cette question le préoccupait, l'obsédait... le tracassait tant et plus, et du coup, à n'en plus finir, il me poursuivait autant que cela le hantait...
Cela le travaillait, turlupinait, et moi, impossible de me reposer, de ces soucis, tracas, le mal m'avait gagné... !
Comment expliquer ?
" - Je n'en reviens pas !", je me répétais, "vraiment c'est incroyable, j'en suis baba !"
J'avais cru mourir de jalousie au départ face à ce grand-père qui non seulement s'était fait éditer cinquante ans plus tôt, mais dont en plus l'on reprenait l'oeuvre unique, pour une réimpression, dans le cadre de la célèbre série des Monographies essentielles de toutes les villes et communes, même minimes, de l'hexagone, dirigée, digérée, créée et renforcée, par Monsieur Vatimont, développée par monsieur Moulins-Alger. À l'actif de pareille collection l'on ne comptait pas moins de 3000 titres, et je ne m'en remettais pas, comment était-il possible qu'ils vendissent pareils ouvrages, à quels lecteurs pouvaient-ils fourguer Beaulieu-de-la-Loire - Son vieux Pont, ses Châteaux, son Plan d'eau, sans même que l'on me proposât, à moi, le descendant direct et génial de Fernand Oeillet, de mettre en lumière mon propre talent dans mes génialissimes livres uniques, originaux et magnifiques, accumulés dans l'attente sereine de leurs mirifiques propositions, les plus ponts d'or et très honnêtes... J'étais prêt à apporter quelques modifications à Obradearte, La stagiaire ou Pèle donc les pamplemousses : j'eusse sans hésité vanté les mérites d'Ay sur Moselle, Saint-Felix de Sorgues, voire Nonnenbourg, Abreschviller, Walscheid, ou Pegomas, Leurs Espoirs : leurs Heurs et leurs Malheurs, s'il l'eût fallu...
De fil en aiguille, je commençai à comprendre que le succès était résolument du côté du grand-père Fernand, plutôt que pour moi, et à vrai dire, après le stade de la jalousie dévorante, finalement, cela me plaisait bien, que lui, au moins, la gloire même tardive lui suçât les mollets d'argile !
La fortune de l'aïeul rejaillirait sur moi, j'escomptais quelques éclats lumineux en ma modeste direction... Ainsi, si j'ai commencé par mourir de dépit à l'égard de l'ancêtre super-Oeillet, prenant ombrage de sa flibusterie et réussite, je me suis finalement souvenu de mon expérience presque enfantine de compte d'auteur... le livre de ma jeunesse anté-adolescente, Ourou-reine, hommage à Ubu, fils jamais reconnu par son putatif père Oedipe, et j'imaginais des troupes théâtrales glorieuses, dans un siècle, cherchant mes ayants droits, après avoir retrouvé par hasard de vieux stocks jaunissants dans les greniers de la police municipale en cours de démolition, ce chef-d'oeuvre dormant bien sagement dans un carton abandonné, rongé par les rats, et ces mêmes archéologiques théâtreux proposant à leur tour à mes descendants, - moi qui n'avais point d'enfant, vite, qu'Emilienne me fît quelque petit, lequel avec talent s'occupât ultérieurement à plein temps de ma carrière posthume... -, oui, ils lui soumettraient le projet non seulement d'une réédition à trois cent quarante mille deux cents sept exemplaires, mais surtout, ils projetteraient de distribuer les rôles aux plus grands acteurs du temps, les Louis Jouvet et autres Sarah Bernard, lesquels s'arracheraient pareille aubaine.
Si cela lui arrivait, à lui, ... moi... j'entendais par avance résonner les trois coups, le rideau se levait, costumes et décor, c'était l'euphorie... Il me restait un peu plus que de l'espoir ! Soudain, mon coeur éveillé n'en finissait point de battre.

 

 

 

 

 

Seulement je n'avais pas prévu l'intervention d'Yves, le fameux cousin, le fils de l'oncle Baptiste, bon sang...
Ah celui-là !
Tel un monstre sanguinaire, s'opposant à la moindre réussite possible... il surveillait le monde et s'apprêtait à agir stupidement !

"Abruti !", j'avais déjà pensé quand on discutait tous les deux, chaque année, aux fêtes de famille restaurantées... mais jamais avant je ne le lui avais dit. Peut-être la présence de ma mère, sa tante Marion... pas possible de s'entretuer de son vivant. Seulement là, un camion de lait lui était rentré dedans, rapport à un clébard qui traversait sans prévenir, errant, sans laisse ni collier... et son vagabondage n'avait pas même rendu les propriétaires un peu mal, gênés... Ils ne s'étaient pas le moins du monde sentis chiffonnés, ni encore moins coupables, leur chien divaguant sur la voie publique au péril de la vie de ma mère... au contraire, ils avaient débarqué, le matin de la mise en bière, sans muselière, et sentant d'autres effluves, plus avinés, peut-être : " Vous allez nous rembourser le prix de notre Teckel !", ils avaient aboyé : " C'était un pedigree, de race, et même de grand concours... généalogie et tout. " Sans parler du prix du vétérinaire, des vaccins : " Tout l'entretien ce n'est pas rien !" "Vous allez raquer !", ils insistaient, agressifs, et le beau-père était comme moi, quand même abasourdi par l'accident, et tellement brutale, la disparition de notre chère Marion, ma mère, que l'on n'avait pas même réagi, il avait sorti son chéquier, la carte-bleue, le porte-monnaie, actions et obligations, l'emprunt russe et le bas de laine, comme il l'avait fait pour toutes les autres opérations, automatiques, croque-morts, crématorium et autres fioritures à taux considérable... Emporté par l'élan il avait accepté de payer, et moi, après, je me suis juré qu'un jour, dans l'un de mes romans, j'en parlerai : usuriers inconvenants, brigands détrousseurs de cadavres toujours tièdes...
Je ne savais pas encore, je crois, à ce moment-là, pour la réédition de Beaulieu-de-la-Loire - Son vieux Pont, ses Châteaux, son Plan d'eau, du grand-père Fernand Oeillet... à moins que... si, puisque c'était déjà au téléphone, quand ma princesse Émilienne m'avait ramené le journal, et là elle m'avait dit "Regarde !", l'on avait aussitôt pensé à Roland Barthes, l'on se disait, c'est bête, de se laisser ainsi faucher, une vie, pour un routier plutôt endormi, maladroit, adhérent surtout, de la société protectrice des animaux, et tout ce lait, répandu... de brebis, en plus, il allait dans l'Aveyron, pour fabriquer du Roquefort, et toute sa vie, ce n'était pas un comble, ça ?, ma mère avait été soignée, car allergique, au fromage bleu, ou vert, un dermographisme impossible, oedème de Quincke, effluves à elle toujours insupportables, pas une question de couleur, plutôt de moisissures, - fourmes, gorgonzola itou... C'était trop bête de mourir ainsi, sans prévenir, et juste parce qu'un chien perdu sans collier se permettait de traverser sans attendre le passage au Véronèse...
Sur le moment, je me suis dit, "Il faudra relire, comment s'appelait-il déjà, quand j'étais petit, jeune, Cesbron, j'avais dévoré tous ses romans, dont un au titre canin libéré...", et puis je n'y ai plus pensé, après, plus du tout...

 

 

 

 

 

Moi j'en voulais surtout à ce moment-là aux propriétaires du jappeur, pas encore à mon cousin Yves, le fils de l'oncle Baptiste. Lui aussi il était mort vraiment bêtement, ce dernier, pas son vaillant rejeton qui aurait mieux fait de clamser, je l'aurais moins haï : c'était pur accident stupide, là encore, comme toujours, un barbecue hivernal qui avait mal tourné, brûlé, le tonton s'était en torche tout enflammé, on l'avait entendu hurler dans tout le quartier, jusqu'à la ville d'à côté, pourtant volets, double-vitrage, c'était bien isolé, à peine rénové..., et les sauveteurs n'avaient pas tellement eu le temps de foncer dans leur véhicule, histoire de sauver les meubles, pourtant l'alarme avait été donnée, vite, le pimpom, l'escouade, au grand pompier, une clameur de douleur, le feu aux trousses, oui, c'était en plein décembre, hiver neigeoteux, pas le brasero pimenté, mais bien plutôt la royale fondue, et l'huile bouillante, elle s'était sacrément répandue, bêtement, sans hésiter, sur l'étoffe en nylon, arrachant des cris à ma tante dans sa blouse synthétique de lamento innommable, mais mon oncle, lui, n'avait pas subi les mois d'opérations, de greffes, de plaintes sans fin, desquels elle avait survécu pas trop mal, finalement, à part le souvenir grillé, il était mort, lui, chanceux, direct, et certains dans la famille disaient même que c'était depuis, oui, à partir de là, que leur fils, Yves, le fameux détestable cousin, rescapé, - qu'avait-il fait pour n'être point rôti ? - , accumulait les séjours dans des unités de soins eux aussi très spécialisés, grand brûlé de l'âme, il était, fragilisé, n'empêche, l'orphelin de père, ce n'était pas une raison pour qu'il m'appelât jour et nuit afin de m'interroger sur les éditions Vatimont, idiotes anxiétés, absconses inquiétudes, confuses appréhensions, face à leur fâcheux projet, dangereux, probablement, de redonner vie à
Beaulieu-de-la-Loire
Son vieux Pont, ses Châteaux, son Plan d'eau
.

Il souffrait dans sa tête, à l'idée que ce ne seraient plus désormais les éditions Marius Chantegrapeloup, Roanne, mais l'actuelle célèbre collection Monographies essentielles de toutes les villes et communes, même minimes, de l'hexagone, dirigée, digérée, créée et renforcée, par Monsieur Vatimont, développée par le sieur Moulins-Alger.
Je ne peux répéter le nombre de coups de téléphone de mon cousin Yves. C'est là que tout a commencé à dégénérer.

Moi, je ne parvenais plus à écrire.

 

 

 

 

 

Je lui ai assuré qu'il n'y avait aucun problème, quand il m'a appelé, la première fois, puis les suivantes, seulement il ne s'arrêtait jamais, tous les jours, plusieurs fois par jour, des fois il appuyait sur "bis" avant même d'avoir raccroché, un angoissé, ce cousin, et moi je ne voyais pas pourquoi soudain il fallait se renseigner sur l'éditeur, faire relire le contrat, payer des détectives et des espions, envoyer des mails et alerter la presse... se rendre à la gendarmerie, aviser les policiers du secteur, gardiens de la paix et brigadiers...
Le contrat de réédition avait été envoyé à tout le monde, un exemplaire pour moi, à peine et encore tout fraîchement orphelin de ma maternelle Marion, ainsi qu'à Paul, Rose, les enfants survivants... l'exploit..., et du côté des morts, c'était les rescapés, leur progéniture, voire les petits-enfants, qui à leur tour recevaient les photocopies en double exemplaires, à signer, l'un des documents pour soi, à archiver, l'autre jeu à renvoyer directement à la maison d'édition, mais le problème c'est que cela faisait du monde, au départ le grand-père Fernand était tout seul, lors du premier contrat, dans sa jeunesse, vivant et tout, et voilà que de génération en génération, cela multipliait les descendants, plein, impossible de ne pas s'en apercevoir, il fallait que l'on signât tous au plus vite si l'on ne voulait pas retarder le moment du lancement, - rentrée littéraire et tout...-, sauf que mon cher et tendre cousin commençait à me les brouter, Yves, ce délire..., il s'obstinait à ralentir le processus et c'est comme cela que je suis allé un matin chez lui, j'avais sous les yeux l'officiel document : Entre les soussignés, lui-même, cousin dingot, représentant l'ayant-droit de l'auteur, demeurant à Saint-Denis de Cabanne, route de Charlieu, près du Sornin, Ci-après dénommé l'ayant-droit, et la SARL Vatimont, sise place de Thionville, 75 006 Paris, représentée par MM. Vatimont et Moulins-Alger, ci-après dénommés l'éditeur, il a été convenu comme suit... Article premier, objet du contrat, et là j'avais souligné, en rouge, puis au fluo, cela faisait un drôle de mélange, ensanglanté, flashant, afin que mon cousin ne commençât pas à chipoter, et pire, qu'il continuât à discuter, le premier point me paraissait essentiel. L'ayant droit autorise l'éditeur à effectuer la réimpression de l'ouvrage de Fernand Oeillet, au titre suivant, Beaulieu-de-la-Loire - Son vieux Pont, ses Châteaux, son Plan d'eau.

L'ayant droit autorise. L'ayant droit autorise. L'ayant droit autorise.
Je le lui ai relu trois fois, pour qu'il comprenne bien.
En détachant les syllabes.

Ce n'était quand même pas rien, non ? Ni sorcier. Il n'allait pas me casser les orteils longtemps, avec sa résistance extravagante et saugrenue.

L'éditeur avait aussi écrit pour nous demander à la fois une série de photographies du grand-père, j'avais convaincu la tante Rose de choisir celles où on le découvrait en pied devant sa magnifique bibliothèque, ses plaquettes et reliures de luxe..., semblable à un orpailleur devant paillettes en kyrielle, cortèges et flopées, et Messieurs Vatimont et Moulins-Alger réclamaient aussi un petit texte, si possible, de la part des descendants, pour présenter l'honnête vieillard mon ancêtre.
J'avais obtenu l'autorisation de la part de l'oncle Paul, Rose, n'en parlons pas, et hop, je m'étais lancé. Mieux : Monsieur Vatimont lui-même m'avait appelé pour me féliciter... m'encourager à le retravailler, avec l'aval de son associé, M. Moulins-Alger, un peu trop long, suggéraient-ils, que sais-je, des contraintes techniques... "Mais c'est très bien, vous avez un réel talent", c'était l'essentiel de ce que je comprenais dans leur bouche, "votre grand-père serait ravi..." et moi je souriais, ma princesse Émilienne me trouvait plus détendu que jamais, en particulier dans notre baldaquin avec couette en duvet. Je l'emmenais au coeur de voyages exploratoires qui la laissaient pantoise !
Une nouvelle jeunesse, pour moi, ce texte qui serait publié aux côtés de celui de mon grand-père, anciennement "directeur d'école honoraire et officier de l'instruction publique".

Il eût été fier, c'était certain, de savoir que pour ma part je me consacrais uniquement à notre art...

J'écrivais, je ne faisais que cela, à part lire, aussi, un peu... Je me donnais intégralement à notre carrière, c'était un choix quasi-religieux : de la dévotion loyale, totale et dévouée, zélée pour les mots..., sans bigoterie ni tartuferie.

 

 

 

 

 

J'attendais donc des nouvelles de Monsieur Vatimont, éditeur, ou de ses sbires, bras droits et collègues, surtout Monsieur Moulins-Alger...
Hélas, cela ne venait jamais.

Voire d'une quelconque secrétaire.
Subalterne, je m'en serais parfaitement contenté.

Pas davantage.

J'avais pourtant déjà écrit à mes amis, à ceux de mes parents, aux journaux locaux, Le Pays d'Ici, La Renaissance du Terroir, Le vrai visage de chez Nous... j'attendais les reporters de pied ferme, échotiers et chroniqueurs, envoyés très spéciaux... pour des interview exclusives du célèbre descendant de l'incroyable Fernand Oeillet : je sentais que mon texte de présentation éclipserait totalement les pages, fallait-il l'avouer, relativement mièvres, tout compte fait, de mon désuet grand-père. J'avais mis tout mon talent dans ces lignes audacieuses, et le facteur avait apprécié la légèreté de mon dernier paquet.
Désormais, il n'avait plus besoin de remplir ni brouette ni charrette, je n'envoyais plus de manuscrit nulle part : je me doutais que les éditeurs allaient se presser au portillon, d'eux-mêmes, ils me solliciteraient sans que j'eusse besoin en quoi que ce fût de les attirer du côté de mon labyrinthe de manuscrits tout prêts... ils viendraient à moi, et magnanime, je leur ouvrirais les portes de mon dédale de mots : "Vous aimez plutôt les récits d'amour ? Voici pour vous." "Ah, vous, c'est l'action... J'ai ceci à vous proposer !" "Un ouvrage philosophique, mais que diable ne me l'avez-vous pas demandé plus tôt ?", je rirais, de bon coeur, mais pour ne pas avoir l'air d'agresser le pauvre jeune homme, déjà tellement intimidé devant moi, je lui octroierais, généreux et indulgent, un rassurant sourire... "Bonjour", lancerais-je à l'attachée de presse, dans son tailleur trop strict, "Souhaitez-vous que je vous parle de ma période révolutionnaire fuchsia, engagée cyan ou anarcho-jaune de chrome ?", j'éclaterais de rire, et je lui sortirais, comme un magicien, une série de tirages "à l'américaine", quelques feuillets, épinglés, pour résumer l'intrigue et donner le ton grâce à un extrait et rien d'autre... Policier, espionnage, science-fiction ? Humour, gravité, tragiques élans ? Absurde ou rayonnant ? Baroque, classique, poétique ? J'avais tout exploré, tout essayé.
Je voyais ainsi défiler les fauves présentant pattes blanches, et les chatons, minet minou minaudant... J'envisageai les cas de figure les plus alambiqués, surprenants, - j'étais saisi... Au lit avec Émilienne c'était un véritable feu d'artifice, qui ne cessait jamais... j'inventais avec elle des positions auxquelles nullement, auparavant je n'eusse pensé, des feuillets, tomes et volumes, je les multipliais, avec ou sans jaquette, nous nous envolions, cartonnage, emboîtage, fermoir, et je lui racontais, sans plus rien donner au facteur, - la voisine Lorette eût été drôlement étonnée, depuis le temps que j'avais avec elle découvert des astuces pour faire gonfler son petit bouton, voilà qu'avec ma princesse Émilienne, proliféraient sans mode d'emploi les trucs et ficelles, le savoir-faire sans doute avait gagné, et le service : je sentais qu'à l'éditrice qui me proposerait de constituer non pas une Pléiade, mais déjà une modeste série de mes oeuvres quasi complètes... j'accepterais de dévoiler quelques uns de mes nouveaux secrets et recettes les plus originales...
C'était sans compter sur le cousin Yves ! Ce détraqué pas très équilibré !
À force de réticences, - enjambées de côté, trottineries en arrière et autres figures biscornues - , il finit par s'octroyer à lui seul la totale disgrâce, le rejet absolu des éditeurs, Monsieur Vatimont fâché, sans parler de Monsieur Moulins-Alger : il parvint à les dissuader, à force de les énerver.
Yves avait tant tergiversé, il était tant revenu à la charge, "Tu ne trouves pas cela étrange ?", il me demandait, après trente-trois sonneries j'avais fini par décrocher mais avec lui il fallait tellement de patience que je commençais moi aussi à l'user... Je ne me souviens plus de la suite de notre conversation, ce jour-là, ce qui m'est resté en mémoire, c'est l'autre lettre, reçue...
Entre-temps ma mère Marion, fille aînée de Fernand Oeillet était donc morte, trépassée stupidement, bêtement décédée, j'étais son descendant unique, c'est pour cela que l'éditeur m'avait envoyé cette fois directement la missive de rupture, la fameuse. J'étais son interlocuteur privilégié, croyais-je, mais hélas point unique !
L'enveloppe à fenêtre était close, prestement j'arrachai le papier gommé.
C'étaient les éditions Vatimont, encore elles, qui sans manière ni façon, m'avertissaient que compte tenu des réticences et résistances du cousin susnommé, l'on attendrait que le texte tombât dans le domaine public, et veuillez agréer, très cher, votre texte, finalement plutôt nul et non avenu, creux, d'une futilité désarmante, vous pouvez vous le garder, mettez-vous le où je pense, et taratata, taralalaire, ils me saluaient bien respectueusement, mais le livre, le sien, du grand-père, avec mon avant-propos, de moi, si bon, si glorieux... empoubellé, comme un vieux kleenex usagé : ils abandonnaient tout du projet.

 

 

 

 

 

 

Le facteur se demanda ce qui m'était arrivé, lorsqu'il survint, le lendemain.

Je n'avais pas bougé, l'ouvre-lettres à la main, même Émilienne, ma princesse, n'avait pas réussi à me faire entrer à la maison, j'étais resté la bouche ouverte près de la boîte aux promesses abolies, dehors, tétanisé, paralysé, tétraplégifié jusqu'au cerveau et même au-delà...
Lorsque le préposé s'est pointé, il ne traînait même plus sa charrette derrière sa mobylette, soudain je m'en suis aperçu, il se doutait que je n'écrivais plus, n'écrirais plus jamais..., et c'est sa plaisanterie de mauvais goût qui a tout déclenché :
" C'est un couteau pour achever qui ?", qu'il m'a demandé, ce malicieux, futé, en désignant le coupe-papier en os sculpté que je tenais toujours fermement, l'enveloppe décachetée tombée à mes pieds...

 

 

 

 

 

J'avais une autre lame réservée au même usage, en acier, trempé, et surtout relativement aiguisée : c'est ce qui a mis le feu aux poudres.

Façon de parler !

Je n'ai pas besoin de revenir sur le sujet, les journaux en ont assez fait leurs choux-gras, et tout le monde en connaît la suite, Yves perforé de quatre-vingt-dix-sept coups, à ce qu'il paraît, moi je n'en sais rien, comme si je m'étais amusé à les compter !
Et puis je ne me souviens de rien, d'ailleurs, ou presque... Brouillard nébuleux, amnésie confuse, obscure... Images incertaines, de ce chaos seule la rage comme force agissante, guide violente, m'est restée...

L'éditeur, Monsieur Vatimont, et son aide, employé ou collaborateur, l'autre, le fameux Moulins-Alger, au grain de beauté planté à même le bout de son nez qu'il avait aquilin..., ce carnage, tous les deux, c'est ce que l'on s'obstinait à raconter avec force détails au procès, je ne me sentais qu'à demi concerné, personne n'avait évalué en moi le désastre, séisme, et surtout, mes manuscrits, les camouflant, ces corps anéantis, pendant des mois entiers, nul n'aurait pu les retrouver, dans le dédale de mes textes orphelins, s'il n'y avait pas eu l'odeur, et ce clébard, encore un... au flair si affûté... jamais l'on n'aurait su que j'avais enfoui mon cousin coupable de crime de lèse-grand-père-écrivain, sous les monceaux de textes, écrits depuis, et loin de lui car pas question de mélanger torchons et serviettes, les deux autres, ou plutôt leurs morceaux : leur coopération avait simplement consisté à se rendre chez moi sans même hésiter, suite à l'habile courrier d'invitation que je leur avais expédié, pour leur proposer de se régaler lors d'un banquet de réconciliation, repas d'affaires du côté de chez Troisgros, le Bocuse du coin, artiste de la bonne chère et des agapes point de mirliton. Mais moi je n'étais pas du tout dans mon assiette, alors...

Impossible, on ne les aurait jamais retrouvés... J'en suis certain !
Car je m'étais remis à gratter. Graphorrhée, graphomanie, les psychiatres ont de ces mots barbares, ils ne savent plus quoi inventer ! Plus que jamais, moi, j'avais besoin de m'exprimer, c'est tout, rien de plus ni davantage...! Feuillets, ramettes... cahiers, carnets, papiers à lettres et à néant... Des piles, des tas, des meules puis des congères... jusqu'à l'avalanche...
D'ailleurs... à vrai dire, je crois que je me suis fait prendre en réalité volontairement.

Ce caniche, fouineur, je l'avais laissé entrer, puis fureter, dans le fond...

Chacun sa méthode, afin de se suicider...

Pour écrire, j'ai pensé que la prison serait un havre plus sécurisé encore... plus régulier.
Surtout, dans notre nid d'alouettes, maison d'hirondelles, ancien supermarché servant d'abri à de migrantes cigognes, certes j'avais ma princesse Émilienne, avant, qui me stimulait... ma tourterelle...

Mais elle était partie, - glaciations, désert.

Je n'avais plus goût à rien.

De leur ombre la solitude, le désespoir recouvraient tout.

Elle n'avait pas supporté, apparemment, ma tendre petite, quand j'avais ramené, chancelant, le livre sanglant de mon cousin fermé... Refusant tout bonnement d'en consulter les pages les plus légères, m'accusant d'être sombre assassin... : elle ne m'avait pas trahi, mais elle avait refusé de collaborer.
Si elle avait su qu'après lui, c'était presque une encyclopédie que j'allais constituer... incunables brochés, tranchefiles aux bourrelets graisseux de ceux qui ne s'entretiennent plus, dos collé, cousu, ex-libris dans la totale hybris...

Sans Émilienne, plus de limites, nulle frontière...
Elle était ma colonne vertébrale, ma morale. Aux confins du no man's land qui m'entourait, seul le crime pouvait encore me procurer quelques miettes d'un plaisir érodé. Ah Émilienne... si seulement tu ne m'avais pas quitté.

Sans toi j'avais sans cesse peur du noir.

Loin de tes doigts j'ai perdu la mesure.
J'ai cessé d'écrire en minuscules, ma ponctuation se faisait délirante... Était-ce le cousin Yves qui avait déteint sur moi, à force de m'appeler ?

Non. Tu me manquais, c'est la seule vérité.
Sans toi je défaillais, manque de raison de vivre, manque d'oxygène, je m'oxydais, rouillais.

Maman, reviens...
Je criais dans la nuit, et toi, jamais tu ne me répondais.

Je boitais.
Je trébuchais.
J'étais à terre.

Pendant des heures, comme on respire je sanglotais. Des larmes d'encre, les feuilles s'empilaient, des mots, des phrases, j'écrivais, je m'adressais à toi, même si tu ne me lisais plus, déjà, c'étaient paroles d'amour et poèmes d'adieu, je te cherchais à tâtons entre syllabes et syntaxe, - monologues, apartés -, Émilienne, tu ne peux pas imaginer combien tu m'as fait défaut... vociférations dans le vide... équilibre zéro... cloisons pires que prison, crois-moi, arêtes vives... tu ignores absolument, ô mon Émilienne, combien je t'ai aimée.

 

 

 

 

Sans elle, mon labyrinthe avait perdu de son attrait.
J'avais beaucoup écrit pour elle, autrefois : si elle découvrait un Umberto Eco qui la faisait tinter, hop, De Émiliana, je me jurais de la chatouiller aussi parfaitement bien. Italo Calvino, idem, Gabriel Garcia Marquez, Pablo Picasso et son Désir attrapé par la queue, ou d'autres, Arthur Rimbaud... tout bien réfléchi, moi, dans la permanence, je variais finalement mes procédés uniquement pour elle.
La séduire, la retenir.

La faire revenir, désormais...

Je suis donc en prison à présent. Ces cadavres, qu'à l'odeur alléchés, ils ont fini par dégoter chez moi, qui n'était plus chez nous...

 

 

 

 

 

 

J'ai entrepris Le top, immense et principal ouvrage. Pour elle, encore, toujours, éternellement... Le problème, c'est juste l'ordinateur. Ils ont peur d'Internet, le réseau, la toile d'araignée de la prétendue liberté, des disquettes d'évasion, que sais-je, l'éternel refrain de la sécurité. Alors je suis condamné à reprendre mon labeur sur papier, ce qui me ralentit considérablement, et je n'ai plus les liens, d'un mot à l'autre, d'un simple clic, quand je me jette sur le Robert tout froissé qui n'a rien de l'électronique d'antan, mais bon... en tournant les pages, - Chine, Hollande, Japon : je m'évade et voyage...-, je me mets à rêver, et parfois, malgré moi, d'autres mots me viennent à l'esprit, m'étourdissent, et dans leurs idéogrammes, connotations variées, ils braconnent sur les terres de mon imaginaire.

Si Émilienne semble avoir réellement disparu, pour le moment..., l'ancienne voisine de mes parents, la spécialiste en mots croisés, ma douce Lorette, a commencé par m'en envoyer, pour passer le temps.
Amour, en cinq lettres.
Son mari l'Ambroise est reparti, jusqu'à quand je l'ignore, elle aussi, et de temps en temps, Lorette non seulement me fait parvenir un petit colis de marraine de guerre, avec des charades en cinq ou sept lettres, mais en plus elle vient me rendre visite, autorisations qu'elle arrache à l'administration grâce à je ne sais quels batailles et procédés probablement point trop honnêtes. Je crois que ça l'excite, l'amour impossible, à distance et surveillé. La quadrature du sexe par correspondance, dans la tête, et empêché par les vitres blindées. Je lui ai laissé entendre qu'avec Émilienne, les derniers temps, j'avais exploré d'autres feintes, fentes et fenêtres, et que surtout jamais je ne l'oublierai...
Elle a envie sans doute, elle aussi, de se cultiver. Et de rivaliser. Elle espère la concurrencer..., naïve et inconsciente qu'elle est...

Mais surtout, elle sait que j'ai commencé depuis peu mon grand oeuvre. Je suis certain que c'est cela, dans le fond, qui la fait baver d'attente... ce livre, en suspens...
Le manuscrit qui me rendra sans doute, à mon tour, digne de passer à la postérité.
Certes, je ne suis pas directeur d'école honoraire, ni officier de l'instruction publique. Certes, ma femme n'est pas Apolline, et je n'ai, dieu merci, pas pondu cinq enfants... Mais pour l'avant-propos, je n'aurai pas besoin de Monsieur Georges Rigoudette, archiviste en chef de la Loire, l'un des matons, le défoncé ancien boulonneur, Raoul, il m'a juré qu'il accepterait de m'aider, pour ma monographie.
Et il a eu son baccalauréat, qu'il rappelle toujours, avec mention assez honorable...
Au rattrapage...

Pas rien !

 

 

 

 

 

L'inspiration en fait m'est venue par surprise, une nuit d'insomnie, réveillé empêché de rêver par les grincements de mandibules de mon insupportable co-douche colocataire, partageur de vie privée, à durée limitée : je repensais à Ansis Latvija, ses filles, leurs frères, pas un qui écrivît aujourd'hui, Luelle avait cessé depuis longtemps ses vers et poèmes en prose du passé... Flambeau éteint, et pas même un traducteur, dans la famille. Le tout, enrobé de laiton mystère, letton arcane et secret...
La seule qui avait fait le voyage sur les terres de son père, Saemia, elle avait fracassé sa pipe, sida oblige, et sa maigreur m'est encore inscrite là, entre les deux yeux. À l'hôpital elle était en chambre stérile, aplasie, et bientôt aphasie... Je n'avais pas pu la revoir avant son grand départ, rapport aux barreaux, mais dans le ciel, parfois, l'écume d'une couvée d'oiseaux-lyres strie l'horizon de bleu... je pense alors à elle... Je n'imaginais pas que ce serait Saemia qui resterait ainsi, imprimée dans ma tête : côté gloriette, ce n'était pas la plus inventive, ni courageuse. Mais qu'elle fît le trajet jusqu'au Golfe de Riga, sur les traces de son géniteur grand poète exilé...cela émouvait en moi l'écrivain voyageur, sans doute... Et son corps squelettique, entr'aperçu le temps de lui offrir deux mots de Cendrars, pas même les miens, mais je n'avais pas osé le lui avouer, et une poignée transibérienne de carambas et de fraises tagadas, en souvenir du passé, même si elle ne se nourrissait déjà plus, alors, qu'avec tubes et sondes, canules et cathéter..., il s'est inscrit à jamais dans l'horizon de mes souvenirs marquants...
Je relis parfois Pierrot, le sonnet de Paul Verlaine. S'impriment alors les images, sa blancheur, transparence, même, et la carcasse de ses os, saillants...

Oui, Ansis Latvija, pas un de ses petits qui eût repris le combat avec les mots. Cela me fendait le coeur, finalement. Lignée ingrate, souche oublieuse...
Moi, j'avais un aïeul, lequel en plus rédigeait dans ma langue... Soudain, j'ai compris, c'était devenu limpide : le style, j'avais un modèle, il fallait que je m'en inspirasse, si je voulais percer.
Tout était dans l'expression...

Je ne sais pas encore si je vais garder le titre, comme mon idole, mon modèle, ma référence, Fernand Oeillet.

Ce qui est bien, c'est que celui qu'il a choisi est assez précis, presque un descriptif annonceur du plan à suivre :

Beaulieu-de-la-Loire
Son vieux Pont, ses Châteaux, son Plan d'eau.

 

 

 

 

 

 

 

J'en étais là de mon roman, que j'avais l'intention d'appeler ainsi... Beaulieu de la Loire, and co..., je ne vais pas le redire encore, - ses délires, ses miracles, ses beautés - , lorsqu'un rebondissement vraiment inattendu est venu tout bouleverser dans ma vie.

Mon existence au quotidien, j'avais presque tout raconté dans le fameux roman. De l'autobiographique adaptée au goût du public, quoi... à quelques détails près...
Attention, par exemple, je n'étais plus en tôle, depuis longtemps, même : il ne fallait pas pousser, ce n'était qu'un procédé romanesque, littéraire, ma plume au vent, je délirais pour de bon, cela faisait déjà un sacré bon moment que j'en étais sorti, ils n'allaient pas me garder, nourri, logé, blanchi, à vie, pour un si petit délit.
Par contre, mon grand-père Fernand Oeillet, son Apolline et leurs Marion, Paul, Raoul, Baptiste et Rose, ce n'était pas du pipeau, ces cinq doigts de leur main, dont plusieurs déjà bien amputés. Et ma guérite du fond du jardin, - gloriette sans gloire, ma folie pour les mots, dico, anthologie, encyclopédie, tout le reste... pas du fifrelin, flûtiau-chalumeau non plus, ni même air d'amusette...
Or voilà que j'étais en train d'écrire ce roman sur mon ordinateur, pendant que ma Lorraine aux yeux tendres travaillait au jardin, sa passion, bêche et pioche,toute la journée en train de planter, ma tourterelle, parce qu'elle, au moins, elle ne m'avait pas abandonné, je l'aimais.
J'avais pleuré, chaudes larmes et désespoir profond - , quand j'avais inventé le passage épouvantable, concernant la rupture avec Émilienne, c'était son deuxième prénom, à Lorraine, un déguisement comme un autre, et pas question qu'elle me fasse le coup de la disparante, la petite, elle aurait mangé ses souliers pour moi, je l'aurais juré, d'amour, elle frémissait, et qu'elle pensât une seconde à me quitter, j'en serais mort... J'en étais là, donc, dans mon manuscrit, lorsque, coup de fatigue, je me dis, quand même, je pourrais bien m'accorder un peu de repos, je vais regarder si j'ai du courrier.
Des mails, qu'on dit, ou des courriels, quand on panique devant les anglicismes...
Or avec mon ordinateur, j'en ai tout le temps, exactement comme tout le monde, rapport aux listes de diffusions groupées, et tout le bataclan, sans parler des amis qui vous envoient des dessins cochons qui ne font rire qu'eux-mêmes...
Donc, je me dis, c'est bon, presque... plus qu'à me reposer un peu en lisant le courrier.

Et là, le choc !
Dans la boîte, un message, non, deux... de Fernand Oeillet !

Fernand Oeillet, lui-même !

 

 

 

 

 

 

 

Fernand Oeillet, soi-même !
J'ai cru que j'avais une attaque.

Attends, on aurait trouvé cela dans un de mes romans, je l'aurais inventé, on m'aurait dit, Alphonse, tu picoles trop, - qui va te croire ? - , alors qu'en plus moi je n'aime que le jus d'ananas et rien d'autre... sans parler de l'eau, évidemment... avec ou sans Javel !
Eh bien le truc invraisemblable, c'est que j'avais vraiment dans ma boîte à mails deux messages de... Fernand Oeillet... mort cinquante ans plus tôt ou presque...
Courriels de mes deux, on croit rêver, parfois !
Fantastique ou horreur, ma vie glissait dans des tonalités étranges, pas vraiment prévues, je dois le dire, pires que romanesques, trouble qui me faisait franchement frissonner, jusqu'à l'os !
J'ai ouvert les fameux messages en frémissant de bas en haut, suspense et attente : le type qui m'avait fait une blague, s'il se croyait drôle... Pas vraiment réussie, sa joke à l'ancienne !!!
Je ne sais pas comment j'ai pu me remettre d'un tel choc : c'était bien Fernand Oeillet, qui m'écrivait.

De son nom, de son prénom, bien ainsi nommé.
fernand.oeillet@aol.com

Vous pouvez essayer l'adresse, comme je le fis, le coeur battant et la tronche un peu pâle... Oui, Fernand Oeillet, en sept lettres, deux fois...
Et non pas Fernando.

Pourtant il était Colombien...

Il m'écrivait parce qu'il avait vu, sur Internet que j'étais répertorié, sur un site littéraire, avec des liens de ceux qui cherchaient un éditeur, et tout, et j'avais, à une époque où je voulais me faire passer pour une fille, rapport au succès de tas de gonzesses dans les médias, au point que je trouvais que c'était un handicap, d'être un homme, dans le monde éditorial actuel, donc, j'avais alors choisi comme pseudonyme de choix Apolline Oeillet... un nom de fantaisie, sur mesure, que j'avais dérobé par imagination, effraction et affection... à ma chère et tendre grand-mère, et lui, le fameux homonyme de Fernand Oeillet, m'écrivait tout bonnement ahuri et surpris pour me demander un peu d'où je sortais, lui-même cherchant à créer un lien avec la jeune et jolie femme qu'il supposait alors !
Drague inattendue par les voies impénétrables du fil téléphonique... !

Je relisais la dernière phrase, " que espero poder leer algo tuyo pronto", et moi je me disais, il est marrant, lui, ce Fernand, pas même Fernando du grand Sud, mais comment je vais le comprendre, puisqu'il ne baragouine pas français, et moi pas portugais, ni italien, parce qu'alors je ne savais pas que c'était une autre langue, ça c'était chez la voisine Lorette, j'étais allée lui demander de l'aide, parce qu'entre-temps elle avait encore quitté son mari l'Ambroise, et pour moi cela tombait rudement bien parce que désormais c'était avec un Miguel barcelonais pur jus qu'elle partageait sa couche.
"Lorette," je lui avais dit, "tu crois que ton torero, il saurait me traduire cette bafouille ?"
"Je veux dire "missive"...", que j'avais déjà dû lui compiler la traduction, à l'hidalgo, parce que "bafouille", il ne le trouvait pas dans son dictionnaire... Le problème, c'est qu'il comprenait tout bien parfaitement le message en espagnol, mais pour le rendre dans notre langue ! Peau de balle et balai de crin !
Dur !

Finalement c'est une copine de la fille qui bosse avec ma princesse Lorraine, à la bibliothèque, rayon jardinage et espaces verts, qui nous a rendu ce service, et qui a tout traduit.
Une Russe d'Afghanistan, polyglotte...

Tout aurait pu s'arrêter là, ce Fernand Oeillet jeune et fringant du bout du monde m'écrivant des poèmes d'amour, en me prenant pour une splendide Apolline du même nom, sauf que c'était toujours en espagnol, et moi je m'amusais à lui faire renvoyer des réponses lyriques enamourées par la plume savante de l'ex-soviétique de là-bas, experte en idiomes très barbares...

Cela aurait pu durer autant que possible, le grand jeu, une vie, voire davantage...

Amour toujours, braises et flammes...
Jusqu'à l'incandescence...

Cela aurait pu, sauf que le Fernand, soudain, il n'a plus pu tenir : il a débarqué !

 

 

 

Moi, le facteur, je connaissais le bruit de son vélomoteur à pédalier, lorsqu'il apportait le courrier, sans brouette ni charrette, aussi ai-je été plutôt surpris lorsque ce dingue d'Amérique du Sud, sans doute un drôle de narquois trafiquant, est arrivé totalement par surprise. Il voulait lui parler, à l'Apolline Oeillet, et impossible d'en démordre. Coeur brisé, âme froissée, pas question de le raisonner. C'est lui qui m'a dénoncé aux flics, il croyait que je l'avais assassinée, sa belle correspondante de l'autre bout des océans... Il exigeait de la retrouver, au moins le corps, pour pouvoir faire son deuil, et c'est comme ça que les flics ont commencé à venir mettre leur nez dans mes affaires, qu'ils ont trouvé louche cette gloriette, au fond du jardin, et la terre, un peu trop meuble, en ses pieds... hélas, eh oui, c'est ainsi que le pot aux roses a été découvert, par Fernand Oeillet, latino coeur vaillant, parti sur les traces d'une Apolline morte et enterrée depuis des lustres dont j'avais seulement eu la mauvaise idée d'usurper l'identité.
Moi, je n'avais pas fait exprès de le tuer, l'autre éditeur, celui de mon cousin Yves. J'avais presque été un peu forcé. Pourquoi il s'était intéressé au fils de l'oncle Baptiste, et pas à moi ?
En plus, Yves, je trouvais que cela ressemblait drôlement à mes propres manuscrits, ce qu'il écrivait.

Il ne me les aurait pas pompées, ses idées ?