trois plaquettes où règne une sorte de folie inquiétante (la terre s'étant mise à tourner à l'envers), écriture décharnée, et envoûtante comme un regard fiévreux qui retient sa détresse, impuissant. "Ils s'entêtaient dans leur enfermement/ vacarme/ les autres à l'extérieur frappaient// en vain// Ils n'autorisaient/ Personne// à entrer". Les dessins de Patrick Guallino font écho au texte, personnages réduits à leur seule tête hurlante près de traces d'écriture illisible. Surprenant et efficace.
Note de lecture parue
Anne Poiré, La terre s'était mise à tourner, Tomes 1,2,3, Illustrations de Patrick Guallino, On @ faim, St. Etienne de Rouvray, 2000.
Il faut se méfier du registre sous lequel les poèmes - ou plutôt la somme poétique- d'Anne Poiré feint de se placer. Dans un triptyque d'une ambition certaine pour un genre qui en manque souvent que faut-il retenir en premier lieu: Un "souvenir" trop parfait ? Une vérité qui trébuche ? Un désir silencieux? Bref est-ce de la poésie-fiction (comme il y a une science-fiction) ou le plus sévère états des lieux qui ne conçoit pas de recours en grâce ? C'est à cette dernière hypothèse que la première partie de "La terre s'était mise à tourner" porte puisque rien ne semble tourner (rond) et que tout plonge dans une stagnation, un croupissement. En effet, au sein d'"étonnements sans fin" (titre de la partie 1) chacun des mots d'Anne Poiré ressemble à une vérité dernière et douloureuse d'un "grimoire déchiqueté" qui finit par achopper sur une misère pascalienne que soulignent les dessins volontairement naïfs - ou plutôt minimalistes -et enragés de Patrick Guallino. Aucune issue n'est désormais possible, la seule marche à suivre est la halte: "se régler/plier/se conformer" dans un décor à la Bruegel. Dans le temps 2 ("Débusqueurs de vertiges") la parole jusque-là assignée à résidence ne reste plus dans l'atrophie de l'immuable - le droit à l'identité lui était refusé mais pourtant d'une versification cassée surgit quelque chose du désir, de l'envie de vivre. D'où, au moment où apparemment la poétesse ne change pas foncièrement de style, une nouvelle fracture. On est bien sûr loin d'un quelconque Eden : car lorsque les choses bougent vers un possible mieux quelque chose résiste: les mouvement de foule s'opposent les uns aux autres et s'annihilent ce que conforte d'une certaine manière "La métaphore était ténèbres" (partie 3) qui annonce une fin (définitive) de non recevoir.
Le constat est terrible. On est porté plus loin que dans Le meilleur des mondes ou que dans un univers mâtiné de Shadocks et de père Ubu. Tout ici tombe dans une effervescente en pure perte, dans une combustion qui se brûle elle-même. D'où vient alors que ce triptyque à la fois mouvementé et immobile emporte l'adhésion et nous entraîne dans son tempo ? D'abord par l'ambition citée plus haut, ambition inespérée en poésie. Ensuite par ce mouvement qui déplace les vers jusqu'à les faire se fracasser les uns contre les autres pour créer non un langage mais une langue rare construite de syncopes multiples du type :
"c'était plus impénétrable fortification/
si fil tranchant".
Cette langue elliptique s'il en est possède une force rare: elle ravage la désolation elle-même, élimine tout ce qui pourrait paraître superflu. Anne Poiré réussit ainsi - au sein du désastre - à parler sans que le désir détruise la parole, sans que la parole détruise le désir. Dès lors de seuil en seuil, l'auteur nous porte à la proximité du lointain qui casse par la bande cette coda mentale qu'est le langage admis en ses noeuds infinis. La poétesse cloue le bec à ceux qui parlent bien et détruisent de même, elle sort sa langue, l'arrache au besoin, oui elle sort sa langue pendante de désir - et c'est ça qui coupe le souffle.D'une certaine façon aussi, Anne Poiré dit: aux grands mots les grands remèdes. Sa langue fait tache d'huile, d'encre ( et les illustrations de Guallino remettent ça) contre le sommeil de la mémoire. Dans cette diagonale (du fou - ou de la folle) on ne joue pas avec la neutralité qui fait que notre monde est ce qui est, on la condamne. En effet l'univers tel qu'il apparaît ici - la terre tournant à l'envers - est plus vrai que le nôtre car il est dégraissé: ses réseaux occultés jaillissent: tout ce qui est visible ne peut plus se calculer, se différer, prendre le masque d'une stratégie. L'auteur ne parle donc que pour nous dresser devant ce silence "réseau-nable" qui nous entoure, qui fait que, exister avec l'autre, désormais, c'est être dans le sans de l'autre, s'allonger en lui comme à côté d'un mort. Anne Poiré nous dit aussi de manière rude, vive que vivre c'est creuser dans le visqueux et l'opaque la cruauté du corps. Et à ce titre son livre est l'exact contraire du "Baise moi" de Despentes. Tout ce qu'il y a de faux chez la romancière résonne ici avec une justesse et vraie violence. Hélas on ne peut espérer à "La terre s'était mise à tourner" le même succès qu'à un livre qui ratisse large et mal. Mais c'est peut-être l'orgueil de la poésie de demeurer dans cet exil, exil du langage que la poétesse fait vivre. Son livre plisse le vide sur lequel se referment les dents des prédateurs. La vraie cruauté du corps - avec la parole qui s'enroule sur elle-même - est là mise à nue: elle est éteinte-étendue dans l'abat-jour du crépuscule d'un texte qui donne le vertige car il ne triche jamais, ne ploie pas sous l'anecdote ou l'effet. L'auteur sait "étêter ras" c'est pourquoi à l'image de celui de certains de ses personnages son
"cerveau essore
des chagrins des naufrages
imperceptibles des malentendus".
C'est pourquoi aussi
"torse
l'argumentation éloignée
jette la sagesse en pâture"
pour une autre sagesse, pour un autre vertige. . .Reste cette musique, ce rap planétaire loin des chemins des songes. On l'aura compris la poésie ne fait plus sous elle, elle n'est plus une remontrance (à force de demeurer en deçà du désir). Avec Anne Poiré le désir est là, mais pas mièvre, étalé, ouvert. Face à lui il y a cet écran dur et froid du monde et de ses habitants... Il n'y a que fantôme à bout de coït au bout de leurs fusils. Mais la parole poétique est là pour tordre les canons, pour redresser les sexes et pour forer des trous à même le sol pour entendre un cri. Alors, on peut espérer, quittant la terre, et plus loin au large, voir d'autres êtres jaillir à la place des bouées de corps morts. C'est pourquoi si un heureux avènement n'est pas forcément annoncé au bout de ces trois livres des choses se passent. La poésie redevient ce lieu où essorer les idées-fables pour que surgissent une sourde violence, un tumulte, la distillation infinie d'écumes. A la fin de ce triptyque l'oeil n'a peut-être plus de bouche mais on ne sombre pas on s'éveille au-delà des images méduses, de leur immobilité. La métaphore tout compte fait ne sera pas, n'en déplaise à l'auteur, que "ténèbres": le monde oui se renverse: c'est là, ça n'a jamais été. Contre l'éternelle absence, sous un ciel d'abyme, il y a cette sorte d'offrande - bientôt il ne sera plus nécessaire de parler...
Un titre: "La terre s'est mise à tourner".
Trois plaquettes: 1/Etonnements sans fin 2/Débusqueurs de vertiges 3/La métaphore était ténèbres.
Cet ouvrage en forme de triptyque réunit intimement les textes d'Anne Poiré et les dessins de Patrick Guallino en un ensemble cohérent dans sa dissidence, apportant à la création poétique un ton magique qui, sans renier le Surréalisme invite le lecteur à de nouvelles envolées, de nouveaux partages dans l'esthétisme et la couleur des mots.
Anne Poiré investit la poésie d'aujourd'hui avec une sorte de rage désespérée où le lyrisme même semble aboli. Les vers courts, ramassés, n'ont que faire du dithyrambe ou de la simple harmonie, trop axés qu'ils sont sur une langue authentique à la limite de la provocation, mais toujours de belle efficacité.
"libres de toute cohérence ils se heurtaient aux murmures tristes et gais voyageurs pétrifiés ravageurs l'orchestration ils la changeaient sans cesse" Patrick Guallino quant à lui fait évoluer ses personnages dans un univers où l'écriture, même si elle demeure peu lisible, occupe dans ces graphismes une place privilégiée. On y sent une volonté d'interpeller le lecteur, de l'éveiller à de neuves souffrances, de le harceler afin qu'il prenne conscience de la dangerosité qui l'entoure et qui, tôt ou tard, l'anéantira. Humour en prime.
"corsetés d'énigmes cuirassés de pans d'ombre inévitable la récolte les désarticulait" Un livre (triple) étrange et fascinant.
( Note de lecture parue dans la revue Comme en poésie n°3 2149 avenue du tour du lac 40150 Hossegor)
Textes sombres, au scalpel (ils vivaient entourés de vociférations muettes/silencieuses// que l'on n'imaginait pas) du regard sur la terre qui s'était mise à tourner à l'envers//soudain. Chaos, maëlstrom, basculement, cacophonie... les mots de la douleur, de l'errance, du déboussolement sont nombreux. Jusqu'au final : Les chemins n'existaient plus/horreur//la métaphore était ténèbres. Les dessins de Patrick Guallino, compagnon de route de l'auteure, sont à l'unisson de cette noirceur. À ne pas lire en cas de cafard, mais une écriture à découvrir.
http://perso.wanadoo.fr/art.guallino/