Le corbeau d'Abreschviller

 

Est un roman policier. Sophia, jeune bachelière, peintre, tente de retrouver sa mère, Maïté, esthéticienne.

Cette dernière a disparu, et Sophia ignore pourquoi.

Ce qu'elle sait, c'est qu'un corbeau leur a voulu du mal, autrefois, puisque ce dernier n'a pas hésité à faire brûler leur merveilleuse maison d'Abreschviller...

Une enquête sur le passé, et sur soi, au coeur de la Lorraine.

 

 

 

chapitre 1

La jeune fille descendant du train est plutôt jolie.
Elle porte un tailleur de coton très léger, qui souligne sa poitrine généreuse, et ses longues jambes.
Le teint mat, les yeux clairs, la démarche souple, elle a tendance à se retourner en marchant, comme si elle voulait savoir, curieuse, ce qui se passe derrière elle.

Ou bien est-elle suivie ?

Soudain, dans le haut-parleur, une voix sans timbre articule nettement :
" Message personnel. Vous n'avez rien à faire dans cette gare. Il est encore temps pour vous de quitter cette ville ! Je répète "

L'annonce est interrompue, sans doute par l'arrivée d'un responsable de la SNCF, qui n'aura pas trouvé ces paroles suffisamment orthodoxes.
Un grésillement, puis vient le retour à l'ordre :
" Le train numéro 6432 au départ quai 4, voie A, va partir. A tous les voyageurs, veuillez monter en voiture s'il vous plaît. Attention à la fermeture automatique des portières. Le train numéro 6432 au départ quai 4, voie A"

La jeune fille tressaille.
Le même ton anonyme pour les menaces et les informations. Mais pas la même voix.
Ce timbre.
Métallique.
Encore lui.

Pauvre Moustique.
Plus personne ne l'appelle ainsi aujourd'hui !

C'est à elle, Sophia, que ce message s'adressait. Elle le sait parfaitement.

Mais elle restera.

Elle doit savoir.
Il le faut. C'est une question de vie ou de mort.

Sa mère déjà.
Puis elle maintenant. Pourquoi le sort s'acharne-t-il ainsi ?
Elle a longtemps cru la version officielle, la thèse des journaux.

L'esthéticienne, défrayant la chronique. Leur vie, déballée, jusqu'à faire la Une, y compris à la télévision.
Si seulement quelqu'un pouvait ne serait-ce qu'un tout petit peu soulever le voile, la guider, l'aider enfin.
Mais à qui Sophia peut-elle faire confiance ?

Par quel canal cette lettre, lue, relue, ce message est-il arrivé dans sa boîte aux lettres ?
Elle y songe malgré elle. Froissé, au fond de sa poche.
" Abandonnez vos recherches. "
Et le tampon, pour seul indice.
Metz.
Ville verte.

Que leur a-t-elle fait, pourquoi lui veut-on ainsi du mal ?
Que doit-elle ignorer, - ou découvrir ? -, de ce passé si trouble.

Si seulement elle pouvait avoir le moindre souvenir. Quelque chose qui lui revienne.
Sa mère savait sans doute.
Elle aurait pu l'aider.
Mais elle est morte désormais, n'ayons pas peur des mots.
Tout au moins disparue.

Depuis combien de semaines ?
Maïté.

Sophia regrette de ne pas lui avoir posé plus de questions.
Avant. Quand c'était encore possible. On n'imagine jamais que sa mère va partir un jour.
Pourquoi ne pas lui en avoir demandé plus, s'être obstinée à ne rien vouloir savoir ?
Pour quelle raison s'est-elle ainsi réfugiée dans l'"amnésie" ?

Je ne me souviens de rien.
Il ne s'est rien passé.

D'ailleurs l'esthéticienne elle-même a toujours traité ces années noires sur le mode de la légèreté, de la simple anecdote. L'histoire incroyable à rapporter aux nouveaux amis, cela étonnait toujours tellement
Maman le racontait si bien, son incendie criminel, ses mois d'angoisse.
Et voilà qu'elle a disparu.

Sophia tâte dans sa poche l'étrange lettre, rédigée d'une écriture irrégulière. Déguisée, c'est sûr.

Comme si elle pouvait laisser tomber !
Son coeur bat la chamade.

Dans le train, au moindre arrêt, depuis Montpellier, chaque fois qu'un voyageur a voulu monter, elle s'est mise à trembler, soupçonneuse.
Qui donc lui en veut ?
Quel est le mobile. Le motif ?
Sur qui peut-elle compter ?

Plongée dans ses pensées, la jeune fille, - pourtant sur le qui-vive -, heurte violemment une masse qui s'interpose entre la voie, qu'elle abandonne, et la ville, où elle arrive.
" - Oh ! Galice ! Toi ici ! Je croyais que tu avais quitté la région ! Quelle surprise ! "

Devant elle se tient un grand jeune homme souriant, détendu, pétillant et cordial.
Des retrouvailles aussi inespérées, inattendues, réchauffent un instant le coeur de Sophia.

Pas pour longtemps.

La sinistre voix, lugubre, a repris le micro, et lance à nouveau son menaçant communiqué. Mot à mot le même discours.
Galice ne peut ignorer le frémissement d'angoisse qui parcourt sa compagne.
" - C'est un message qui t'est adressé ? "
Sophia baisse le nez.

Peut-elle lui faire confiance ? Est-il possible d'expliquer à ce type qu'elle n'a plus vu depuis des années...
Elle croise le regard franc, limpide.
Hésite.

Elle ne peut pas le mêler à tout cela. Elle n'a pas le droit de risquer qu'à son tour lui aussi mette sa vie en danger, se retrouve dans une situation pour le moins chaotique
" - Non, ce n'est rien. Ciao, à la prochaine. "
Elle le fuit maintenant.

Trop forte est la tentation de se confier à lui, de lui demander une aide qu'il n'a pas les moyens de lui apporter.
Personne ne peut rien pour elle.

Dans la rue, Sophia hèle un taxi, et lance l'adresse, gardée dans sa mémoire, précieusement.
4, route des Inondations, à Ay sur Moselle.
Le village de son enfance. D'avant Abreschviller, l'horreur, le cauchemar.
La commune d'autrefois.

Sa grand-mère, Rousskaïa, y vit encore. Une femme d'origine russe, peut-être. C'est en tout cas ce qu'elle prétend, avec son accent, ses " r ", qu'elle roule comme à dessein.
Lorsque Sophia était petite, Rousskaïa voulait se faire appeler Rousse Mamouschka, et l'enfant n'a jamais réussi qu'à répéter cette presque onomatopée.
Le nom lui est resté.

Une curieuse femme, cette Rousskaïa, capable de tout, vraiment étonnante ! Comme la dernière fois que Sophia l'a revue avec Maïté. C'était en de si terribles circonstances...

La jeune bachelière se sent pâlir sur le siège arrière de la grosse voiture verte qui l'emporte.

Le chauffeur de taxi a des yeux marron, tout ronds : elle ne voit que cela, cet homme qui conduit, de dos, et ce regard opaque, dans le rétroviseur.
Elle fixe l'image qui lui est ainsi renvoyée, une habitude dont elle se demande parfois d'où elle lui vient.

Ou plutôt, elle le sait.
Parfaitement.

Maintenant qu'elle a réfléchi à tout cela, elle en connaît la raison.
Elle se souvient, maman racontant le terrible incendie. Le choc, après. Les longues semaines sans bouger, cloîtrée. Et puis les premières sorties, accompagnée, uniquement comme passagère.
Lorsqu'elle a recommencé à conduire, seule ou escortée, elle n'a cessé de conserver l'oeil crispé sur le petit miroir, terrifiée, à imaginer sans cesse que dans le véhicule, derrière elle, cette fois c'était eux.
Les amis de Ringo.

La peur au ventre, Maïté ralentissait, se garait, laissait passer la voiture qui avait eu le tort de se trouver par hasard derrière elle. La sueur dégoulinait le long de son beau visage. Dans son dos, aussi, trempé.

Sophia n'a jamais su vraiment tout cela, à l'époque.
Ni même après.
Elle ne s'intéressait pas au récit épique de Maïté. Ça la faisait sourire, ses histoires.
C'est Claude qui lui a raconté tous les détails, depuis que sa mère a disparu.

Maïté est probablement morte à l'heure qu'il est.
Maman.

Claude a expliqué à Sophia que l'esthéticienne est souvent arrivée chez elle, terrorisée, d'avoir conduit, et cru être suivie.
Chaque fois elle réagissait de la même façon.
Elle voulait voir son criminel de face.
Elle clignotait, se rangeait, attendait, le coeur battant.
Arrêtée sur le bas côté, elle voyait repartir la Ford ou la Renault qui se trouvait derrière elle, et elle soufflait :
" Ce n'est pas encore pour cette fois ! Merci de m'accorder un petit délai supplémentaire, un peu de répit "

Sophia aurait dû en demander davantage à sa mère. Essayer de percer ce mystère. S'intéresser à tout cela.

Mais je n'avais que sept ans. Au début.
Et puis maman n'a jamais tenu à ce que je sois véritablement informée du danger.

Là encore, c'est Claude, depuis les heures sombres de la disparition de Maïté, Claude, avec son chat toujours fourré sous ses doigts, qui lui a longuement tout expliqué.
" - Tu comprends, elle a fait son possible pour que tu sois préservée. Que tu échappes à cette histoire. Elle avait tellement peur que ton père ne réclame la garde Ne te reprenne. C'était trop ! S'il s'était douté du danger, s'il en avait eu la moindre idée, ç'aurait été tellement facile pour lui d'obtenir qu'on te confie à lui !
" Là, en faisant en sorte que tu lui sois retirée, " les amis de Ringo" auraient réussi à tuer ta mère !
" Mais aussi longtemps qu'elle t'avait, tant qu'elle pouvait te retrouver le soir, le matin, à ses côtés, elle pouvait encore trouver la force de lutter. "
Lutter.

Mais contre quoi.
Contre qui ?
Si au moins elle l'avait su, pendant ces longs, interminables mois d'angoisse.

Vous êtes madame tout le monde. Bon, ok, juste un peu plus jolie. Juste un peu plus riche aussi, parce que Maïté était à ce moment-là vraiment bien partie, au top vous êtes madame presque tout le monde, tranquille, à faire votre petite vie, et hop, un dingo vient, et bouleverse tout ?

Sa maison, oui, celle qu'elle avait fait construire à Abreschviller, dans les Vosges, près du col du Donon Un bijou !
Magnifique.
Le chalet de luxe. De confort et de bien-être. Tout. Pile-poils le dernier détail.
Elle venait de faire installer une baignoire ronde à bain bouillonnant

Ça, une petite fille peut se le rappeler. C'est un jeu, c'est drôle, c'est nouveau. Même ce détail inoubliable, je ne m'en souviens pas le moins du monde !
Pourquoi ?

Tout ce que je revois, c'est le carrelage éclaté, décoloré, de la dalle, après l'incendie.

Pas étonnant !

Parce qu'elle peut aller le voir souvent, tant qu'elle le veut : le terrain, Maïté n'a jamais pu le revendre.
A cause de la superstition...
Qui, - même avec la plus belle vue de toutes les Vosges ! -, qui donc voudrait d'une parcelle sur laquelle une maison a brûlé et dont la propriétaire a été victime d'un effroyable corbeau ?

Impossible de déraciner les croyances populaires ! Les gens causent : volonté du diable, site maudit pour l'éternité
Qu'on ait arrêté ce type, le dénommé Joseph Grass, dit le Pousse-Caillou, n'enlève rien.
Ou pire, cela fait jaser.

De toutes façons rien n'est résolu, vraiment : où donc Maïté a-t-elle disparu aujourd'hui ?
Est-elle morte ?

Peut-être.

C'est sûr.

Sophia ne peut pas penser à sa mère sans trembler. Posées sur ses genoux, dans le taxi, ses mains tressaillent.
Pour un peintre !

Maïté n'a jamais vu son dernier travail, ce tableau, ce projet que sa fille a commencé à concrétiser depuis oui, le lendemain même de sa disparition.
Ce jour-là, désespérée, Sophia a pris dans son atelier la toile que sa mère lui avait achetée pour l'anniversaire, un an plus tôt.
Elle n'avait jamais osé peindre dessus. Ses supports, depuis bien longtemps, sont le papier.
Des feuillets de récupération, même. Puisque de toutes façons tout est voué à disparaître, toujours.
Et Maïté lui a fait don de ce châssis d'assez grande dimension, un 120 figure, 195 X 130 centimètres, à cette occasion, justement !

" - On est arrivé. Ça fait 110 balles, et j'aimerais bien que vous atterrissiez, ma petite, parce que moi, j'ai d'autres voyages à faire. "
Sophia se demande si elle est comme cela, dans la lune, depuis longtemps.

Elle se sent fragile, en ce moment.

Avec la disparition de Maïté, à vrai dire, le monde a cessé de tourner.

La jeune fille ouvre son sac à main, en extrait un petit porte-monnaie de cuir vert, - encore un cadeau de maman ! -, et règle la course sans sourciller.

 

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