Le secret de la bibliothèque

 

est une nouvelle épistolaire rédigée suite à une proposition d'écriture, de la ville de Lunel, dans l'Hérault, autour du fonds Médard, - fonds ancien, lieu de bibliophilie par excellence.

Primée lors du concours 2005, elle a été lue à trois voix, par la conservatrice elle-même, associée à deux comédiens, - dont Patrick Hannais, de l'Art de Thalie -, en octobre de la même année, à l'Espace Louis Feuillade/Abric.

Le texte a été publié sous forme de feuillets séparés, puis relié, lors du concours de reliure contemporaine de la ville de Lunel. Cette édition originale a été imprimée en 2006 par Lunel Graphyst, avec des illustrations originales, couleurs, de Françoise Pérès : 150 exemplaires sur vergé Conqueror, numérotés pour les 20 premiers de A à T, et de 1 à 130 pour les suivants...

 

Le texte ?

Le secret de la bibliothèque

La conférence de Madame D. R., conservatrice à Lunel, débuta par ces mots :


Les amoureux de nos archives seront ravis, comme je le fus moi-même, de découvrir cette correspondance, sauvegardée efficacement par Louis Médard, dans la couverture, tout juste restaurée du Secret de la bibliothèque. Racheté in extremis par les Amis du Fonds, lors de la vente aux enchères de Drouot, en juillet dernier, ce numéro 65 du catalogue nous a été adjugé, par préemption. Si nous n'avions pas décidé du rafraîchissement de la robe de cuir de cet exemplaire fort rare, bien des mystères seraient restés irrésolus ! Aussi aurai-je la satisfaction de limiter mon intervention à la lecture, chronologique, des missives que nous avons eu le bonheur de dégager, à peine camouflées, derrière le maroquin usé.
De sa main, et non de celle de l'un de ses deux secrétaires, Louis Médard explique qu'il a cherché à savoir qui était exactement la femme, exceptionnelle, qui lui écrivit. Elle a vraisemblablement disparu, aussi mystérieusement qu'elle était apparue. De quel ami avait-elle obtenu les renseignements qui lui permirent d'entrer en relation avec lui ? Celui-ci ne le sut jamais. Ses scrupuleuses recherches ne donnèrent le moindre résultat. En attendant, c'est par cet intermédiaire féminin qu'il moissonna bien des chef d'oeuvre, parmi les cinq mille qui fleurissent en l'ancienne mairie ! Je suis très émue de pouvoir faire état de ces paroles étonnantes. Puisse cette communication ne pas demeurer entre nous : l'histoire en est touchante, quasi mythologique, me semble-t-il, et je remercie par avance le descendant de notre bibliophile, présent dans cette salle, qui autorise cette divulgation. Graphie régulière, en ses débuts. Puis plus désordonnée. Les pleins et les déliés, des ultimes missives, sont heurtés. Je vous distribuerai, en fac simile, un fascicule, respectant au plus près la couleur d'origine du vergé. Une curiosité ! Car l'encre violette, ou noire, brunie par le temps, sépia, des correspondances de ce dix-neuvième siècle commençant, est là curieusement émeraude, d'un vert soutenu, parfois océan. Aquarellé. La personnalité, l'originalité de la dame en question, s'affirmait d'emblée !

Paris, le 10 mai 18...

Monsieur Médard,


de tous les minuscules événements de notre existence, il résulte un volume d'apparence cohérente, et comme une espèce d'image perpétuelle, dont on pourrait considérer, après coup, qu'elle se serait constituée au fil des rencontres. Les vies sont des traités aux chapitres nombreux, certains enluminés, d'autres aux marges non rognées, encore, par le tranchet. Dans la grande bibliothèque du monde, nous offrons des couvertures brochées, des pages cornées. L'on m'a dit que, de votre côté, vous êtes un irréductible incunable. Aussi me suis-je permis de vous envoyer cet appel au secours.
Je me présente : dame La P. de la G. . Pour vous servir. Si je vous fais porter cette missive, Monsieur, c'est qu'il a beaucoup été question, dans mon entourage, de votre grandeur d'âme. L'un de vos amis, acheteur pour vous en la capitale, m'a indiqué de quel type de pièces vous êtes passionné. Il se trouve que moi-même suis entichée, voire atteinte de mortelle façon, de semblable maladie. J'ai la chance, par exemple, de posséder depuis deux ans déjà la collection complète d'un dénommé Beaumarchais. Tous ces Pierre-Augustin Caron sont non coupés. Un courrier autographe, glissé dans le premier tome, m'empourpre chaque fois que j'y repense. Pour ce qui est des poètes, vous ne méconnaîtrez pas plus longtemps que je m'enorgueillis de détenir trente-trois in-octavo, de la Pléiade, en ses plus fertiles années. Mes Plaute et Aristophane sont cartonnés, d'un format plus imposant que la moyenne. Pour les obtenir, sachez, monsieur, de combien de patience j'ai dû faire preuve. Je me les suis procurés auprès d'un actuellement riche imprimeur hollandais, qui venait alors de s'installer. J'ai parfois distingué sur les tablettes d'un amateur quelqu'ouvrage, dont je vous ferai paraître la liste, si vous vous en inquiétez...
Voilà mon problème : je me suis récemment fait porter acquéreur, pour un remarquable Voltaire. Annoté de sa plume vigoureuse, évoquant le chevalier de la Barre ! Il me siérait le posséder. Mais mes moyens, modestes, ne me peuvent permettre espérer en atteindre la somme. Le tiers, à qui j'ai prodigué cette proposition insensée, ignore l'état effroyablement bas de mes finances, et peut-être l'ignorera-t-il toujours, si vous daigniez, Monsieur Médard, embellir votre fonds, tout en m'aidant à enrichir le mien. Je vous soumets divers ouvrages qui pourraient compléter votre Théâtre républicain. Ce sont de véritables raretés, rassemblées par moi-même, dans ma jeunesse. Je suis désormais déterminée à m'en séparer, car l'unique document qui me fait aujourd'hui palpiter compense à lui seul tout le reste. Admirez donc l'inventaire suivant. Si vous aviez pitié d'une collectionneuse, aussi spécialisée que vous, mais moins en fonds, sans doute me prêteriez-vous votre concours.
Votre serviteur, Monsieur Médard !

 

Paris, le 12 juin 18...


Monsieur,


je ne puis décemment me résoudre à accepter ce marché. À vos pressantes sollicitations, ce n'est que le refus que je vais opposer. Nous ne nous sommes jamais rencontrés. Je ne vous suis redevable de rien. Et mon offre était de libre échange, non de soumission de l'un à l'autre. L'amour de l'art, me dites-vous... Vous projetez de m'avancer l'argent, ou bien d'acquérir vous-même l'objet de mon désir. Ma bibliothèque ne vous convient-elle point ? Je ne saurais agréer suggestion déshonnête.
Recevez, Monsieur Médard, ...

Montpellier, le 22 septembre 18...

Monsieur,


après l'entretien que vous m'avez accordé, sachez que je suis émerveillée par les trésors qui sont les vôtres, réunis en votre cabinet, sous les auspices de gravures et de toiles à l'huile, de meubles d'acajou, dont je ne peux que souhaiter qu'ils subsisteront en cet état pour toujours. Ces éditions princeps... Celle d'Archimède, datant de 1544, parue chez Hervagius, à Bâle ! Quelle sûreté de goût ! L'indigence de mes propres emplettes constitue un abîme effroyable, et je comprends soudain combien vaine était mon intention de vous égaler, d'une quelconque manière. Laissez-moi réfléchir. Je vous avertirai, rapidement, des décisions qui seront miennes.

 

Montpellier, le 27 septembre 18...

Monsieur.


Il est tout à votre honneur, d'agir de la sorte. J'en suis aussi ébahie qu'impressionnée. J'ai bien réfléchi au privilège de devenir non votre secrétaire particulière, mais votre acheteuse favorite. Je ne convoitais nullement pareille situation. Les marchands sont de longue date mes amis : je ne saurai me priver de ces infaillibles appuis. S'il m'était, jusqu'à présent, impossible d'assouvir mes desiderata, par vos bibliographies, précises, et votre acuité, j'affinerai désormais votre bien, avec la vigilance que vous exigez de moi. Vous pourrez m'accorder toute confiance. Que je sois représentante du sexe ne doit point vous effrayer. Certains libraires sont loin de le suspecter, d'ailleurs. Je fais s'entremettre quelqu'intercesseur, et signe d'un George viril leurs lettres de créance. Voilà qui leur suffit. J'accepte donc. Les livres, je les aurai chez vous, au lieu que de les caresser dedans ma pauvre chambre. Mon grabat et ma soupente ne doivent vous faire frémir ; néanmoins ne négligez pas les affres de si triste destinée. Ce marché me convient, et c'est, émue, que je vous remercie pour cette offre, digne d'un honnête homme. En gage, recevez, Monsieur Médard, cette plaquette révolutionnaire, sur papier de Hollande, dont j'héritai de mon père lui-même, et grâce à laquelle je puisai dès en bas âge le goût des ouvrages d'exception.
Pour ce qui est des émoluments à l'année, que vous me promettez, n'en discutons plus, c'est convenable. Y joindrez-vous le petit Virgile dont vous m'avez parlé, ami qui ne vous quitta jamais, dites-vous, et avec lequel j'aimerais tant faire connaissance ?

 

Paris, le 7 décembre 18...


Monsieur,


je me suis procuré, comme vous le découvrirez dans les caisses qui vous parviendront, un Graal, du Moyen-Âge, assorti de seize portraits. J'inclus à cet exemplaire ce Gargantua, de Rabelais, des Chansons de dolce acordance, des trouvères, et un Bestiaire vermeil, du XIIe siècle : appréciez la composition typographique, sur deux colonnes... Bien sûr, de dommageables rousseurs, nuisent à Carmina pacifica, et son dos est muet. Vous lui rendrez la santé. Je suis encore pantelante des beautés qui sont passées devant mes yeux ! Dites-moi, s'il vous plaît, s'il vous sied que je poursuive en cette voie...

 

Paris, le 14 décembre 18...

Monsieur,


de cette copie de Montesquieu, concernant la traite d'esclaves sucriers, surtout ne dites rien avant que d'avoir lu le courrier qui l'accompagne. L'on n'a pas voulu me la laisser à moins de 300 francs espèces ! Je n'ai songé à résister. Vous trouverez la manne étonnante : figurez-vous qu'elle est assortie d'une épître, du penseur éclairé Fontenelle ! Enfin, je viens de mettre la main, au même endroit, en furetant, sur sept in-quarto de l'oeuvre entière d'Aristophane. Particularité : les vignettes, tenez-vous bien, sont de Lejeune ! Mais oui... Si j'ajoute que le vélin, authentique, est un peu jaune, que les plats sont gravés or, sans parler des nerfs, avec contreplats en soie bleutée et dentelles argentées, vous comprendrez que cet ouvrage n'aura pas à être revu par vos relieurs de Montpellier ! En revanche, ils effectueront délicate besogne sur ces feuillets, séparés, que vous aurez de l'ardeur à contempler : des dessins de monsieur Gallin, ainsi qu'un répertoire de textes, presque décousus, dont les planches, colorées, sont retouchées au pinceau. Une merveille ! Hélas mutilées, elles s'effriteront, si l'on n'y remédie au plus vite. Je sais que les bons artisans que vous faites travailler accomplissent pour vous des miracles : aussi n'ai-je point lésiné.

 

Paris, le 27 décembre 18...

Monsieur de Lunel,


accueillez par ce pli la kyrielle des séries singulières qu'il me serait possible de constituer pour vous. Cortèges de pamphlets et libelles. La réunion paraît aisée, une fois réalisée. Vous savez, cependant, combien j'ai dû de haute lutte ferrailler, pour l'organiser savamment. Vous la compléterez, appuyé sur d'autres que moi, afin de lui donner épaisseur. Par votre obstination, vous vous assurerez de la cohésion de l'ensemble. Je ne peux que me féliciter de travailler pour vous. Avec vous.
Merci de cette amabilité : Assez bon choix pour un début. Je saurai mériter de plus suaves éloges !

Votre...

Paris, janvier 18...

Monsieur.


Imaginez mon exaltation lorsque j'exhumai, auprès de ma logeuse, l'adresse de ce monsieur de P. de B., qui me propose un bel original, aux pâles macules, - oui, rien que de marginal. Elles n'affectent nullement le texte... Le colophon m'a confirmé qu'il s'agissait bien d'une première édition de l'invraisemblable De erotica re ! Il n'est pas en allemand, mais en latin, comme je l'espérais. J'y démasquai, triomphante, également un in-douze de Robert Challe. Les Illustres françaises ! Je n'hésitai point, vous vous en doutez. Il s'avère en parfait état, orné de gravures splendides. Les pages brunies en sont rares, ce qui n'est pas fréquent, avec le papier de l'époque. Et ces xylographies, ce lot entier : visages de porcelaine, entourés de volutes, frises... Votre bibliothèque de Lunel en sera ravie ! Quant à l'exemplaire des Essais... truffé par Montaigne lui-même, avec les commentaires, resserrés : régalez-vous, monsieur, je ne pense pas qu'il y en ait deux semblables de par le vaste monde ! De l'année 1588. Quelle qu'en soit la vétusté, même déchiré, vous pourrez l'échanger, du côté de Bordeaux, où siégeait l'élégante librairie de cet humaniste. Enfin, l'introuvable, fameux in-folio, dont vous m'indiquiez les références dans votre dernier message reste manquant. Mais je continue à mener mon enquête, irai même jusqu'à Bruxelles si la piste dont je vous ai déjà entretenu se vérifiait.

Paris, février 18...


Monsieur Médard,


si vous saviez combien je me réjouis de vous faire parvenir par ce coffre scellé un ouvrage... pour le moins subversif. Je n'oserais insinuer qu'il est dangereux pour le pouvoir en place. Il pourrait néanmoins le devenir, s'il était décrypté avec un certain état d'esprit. Ou abandonné, à des sujets légers, auxquels on les aurait cédés en toute imprudence. Aussi ne le laisserez-vous peut-être figurer en votre catalogue ? Vous m'en direz directement des nouvelles, à l'occasion : je serai à Lunel autour du 27 courant... nous pourrons reprendre nos amicales conversations, cher expert, là où nous les avions arrêtées, après votre trop succinct passage en notre capitale. Je joins à ce catéchisme, un différent, plus dans les moeurs du sérail : vous ne vous interdirez nullement de le consulter, d'ici à mon arrivée. Je vous raconterai dans quelles circonstances ce bonheur me fut conféré, et comment je l'achetai à quelqu'un, pleinement dupé. Persuadé que j'étais un pèlerin, - luron lascar -, déguisé en femme ! L'anecdote en est piquante, et je ne saurais anticiper en vous en rapportant trop de détails...

Paris, avril 18...

Monsieur.


Faut-il vous rappeler que je ne suis en rien demoiselle de petite vertu. Pardonnez le caractère osé de mon affirmation, mais j'ai reçu votre index, le dernier. Voudriez-vous que, sans rougir, je fisse demander à des commis des titres tels ceux de ce Monsieur de Sade ? Avec eaux-fortes ! En outre, concevez-vous, dedans votre bibliothèque lunelloise, de jeunes filles s'aventurant dans les rayons du haut ? Plaisante affaire, je pense que vous auriez pu avoir la courtoisie de réclamer pareils ouvrages à d'autres que moi ! Cachez ces pages dans vos placets où bon vous semblera. Ne comptez sur ma complicité pour vous les fournir !

 

Paris, juillet 18...


Monsieur.


La caisse du mois de mai se serait égarée ? Ficelée, avec ses sept cachets... Elle contenait, hélas, les treize estampes de la belle édition de Baphomet, Sorgues et alphabet. Avec, surtout, ce magnifique frontispice exécuté à la plume par Guilano fils. Permettez-moi de m'offusquer, cher Monsieur Médard, de cette épouvantable disparition. Je l'ai de mes mains remise à des amis, logeant en l'hôtel Philippe le Bel, à Lunel. Les fenêtres ogivales de cette bâtisse médiévale sont incomparables, m'ont-ils affirmé : l'examen des armoiries date, sans équivoque, de 1295, voire 1296, cette merveille ayant appartenu au Roi de France. Pouvais-je mésestimer ces messieurs ? Le paquet recelait d'avisées spéculations morales, à confier, comme il se doit, à toutes les têtes, et de tous âges. Du moins ces mots feront-ils réfléchir le gredin qui nous les aura dérobées ?
Je ne suis pas tant fâchée de la défaillance dans ce transport, que de me voir condamnée à m'en expliquer un 2 juillet, car il me semble avoir souvenance qu'en l'an 1768, à cette même date, vous veniez à la vie. C'est d'un cadeau plus engageant que j'eusse préféré vous combler !

 

Paris, octobre 18...

Cher Monsieur Médard.


Dedans vos précieux biens, j'avais entr'aperçu des reliques étonnantes. Figurez-vous que l'on me vante, ici, une reliure étrange, renvoyant, dit-on, à la chevelure de Délie. Maurice Scève feignit de n'en valoriser que les idées. Dix boucles de la Dame blonde y sont incorporées, sous un cabochon en verre de Venise, tout à fait inaccoutumé. Le livre contient les dizains du même nom, et se compose, d'ailleurs, par dix centimètres sur dix, de dix cahiers cousus eux-mêmes de dix points fort étroits, et de dix millimètres d'épaisseur. Autant dans les admirables marges... C'est une curiosité, qui fourmille d'attraits. Je ne l'ai pas encore acquise, souhaitant d'abord connaître votre avis. Quant à un texte, spirituel, du sieur Jean-Baptiste Poquelin, il pétille. Ainsi qu'un Shakespeare, point trop taché : je ne vous les peindrai que lorsque je serai certaine d'être en mesure, en votre nom, de les conquérir.

Paris, novembre 18...


Cher bibliophile de Lunel !


Votre respectueuse George Émilie Emma Anne de La P. de la G. se doit de vous avouer son échec, le plus cuisant, probablement : le Shakespeare, à négocier, vient de m'échapper. C'est ce gredin de S***, qui osa l'emporter. Rien à ajouter, si ce n'est ce malheur, dont je vous saurai gré de ne point me faire reproche. Le regret à lui seul suffira à ma peine ! Le vil coup ne sera compensé par nulle faste trouvaille, ces jours prochains... Pas même l'obtention du Molière : pour lui je fus assez habile. Mais il est à craindre que de ce désordre je ne sorte vaincue. Je comptais tant sur cet ouvrage ! Moi qui me faisais un devoir de l'adjoindre à vos si beaux bijoux ! Ce mot me renvoie à Crébillon : j'ai tout de même commercé, comme convenu, ses Égarements du coeur et de l'esprit.

Paris, décembre 18...

Monsieur Médard !

Si l'ornementation n'était le fait de votre secrétaire Bertrand, je vous suggérerais de rencontrer une certaine demoiselle D. dont je viens d'expérimenter la science et compétence : son talent n'a d'égal que celui de monsieur... Pour preuve, regardez le joyau, combiné à cette missive. Les trois tomes étaient relégués au fond d'un tiroir, et j'ai senti battre mon pouls, au moment de leur découverte.


Votre très soumise acheteuse.

Paris, décembre 18...


Cher Monsieur le philosophe,


c'est avec joie que je vous envoie ce jour non seulement les ouvrages que vous m'aviez indiqués, sur la petite liste, toute usée, que sans cesse je consulte, mais également les flacons d'huile, que vous m'avez chargée de vous expédier. Celle d'olives de votre région est certes un vrai régal. Les noix écrasées, broyées par ma famille, du côté de Limoges, ou pour tout confesser, en son sud, en la si chantante Brive la Gaillarde, ne sauraient vous décevoir. Je m'amuse, en vous servant ainsi d'épicière épisodique pour condiment à la saveur exquise. Dites-moi quelle aura été l'intensité de votre plaisir...
Le hasard a enfin permis que je trouvasse moult exemplaires dont vous pouvez me complimenter ! Un Plaute, sur papier de coton. Les illustrations de Gaule, de Lemaire de Belges, Paris, La loi salique, 1780. Et surtout, Michault, La danse des aveugles, Lille, 1748. Je vous laisse lever le voile sur cette caisse bien fermée.

Paris, janvier 18...

Monsieur Médard,


le recueil que vous dégagerez du colis escortant cette lettre sera le dernier que je vous enverrai. Il figurait en tête de votre bordereau. Vous me voyez ici déterminée. Irrévocablement. Je quitte votre service, trop asservie que je suis aux beautés de la bibliophilie. Elle est chez moi devenue esclavage et torture. Certes, vous envoyer ces incunables en peau de porc, impressions à froid, me plaît. Mais ne point les posséder me détruit. Je sais que vous envisagez d'ouvrir votre fonds, plus tard, aux habitants de Lunel. Ainsi vous posez-vous en philanthrope. Poursuivre cette tâche, pour vous, et non en ma possession propre, use les fibres de mon coeur.
Par le premier cheval, je m'en vais me lancer dans l'Aventure. Jamais de larcins effroyables : il me faut une fortune honorablement acquise, afin de pouvoir transformer les sequins en grimoires, les pièces en enluminures, aux bords historiés... Si je n'y parviens pas, que la mort m'entraîne dans sa prompte sarabande. Je ne la crains pas, ayant approché grâce à vous des publications et manuscrits si beaux qu'ils suffisent à témoigner du fait que jai vécu, et bien.
Sachez, monsieur Médard, que de vous un doux souvenir m'accompagnera désormais. Je vous dois ces inestimables achats, qui ont chauffé mon âme. Comme ce Tristan et Iseult, surchargé de miniatures et semblables ornements. Il me faut à présent de mes propres ailes voler. Puisse ce verbe ne recouvrir le moindre manquement. Je resterai honnête, c'est d'ailleurs pour cette unique raison que je ne consens plus à travailler à votre dévouement ! Sachez que je ne puis en rien retenir l'inclination qui me submerge.


Votre dévouée commissionnaire.

Post scriptum : Monsieur, je reçois à l'instant le message m'informant des dégâts causés par le bris des flacons. Je les avais pourtant scellés, paillés, enrobés, et ne saurai me faire absoudre. Je vous rembourserai, sou à sou, ces involontaires et malheureux dommages... Vous le voyez, entre passion et raison, il est temps que je vous quitte, afin d'essayer de rattraper cette terrible erreur de ma part ! Espérance chimérique ? Seul l'avenir répondra ! Vous m'indiquez que Portraits... des hommes illustres du Danemark, Copenhague, 1646, dont vous aviez hérité à la mort de votre beau-père, a souffert d'être remisé aux côtés des ouvrages que je venais d'emporter pour vous : je m'en souviendrai, et vous le revaudrai, si Dieu me prête vie !

 

Londres, novembre 18...


Cher ami bibliomane,
comme vous vous nommâtes vous-même, autrefois !


Ma position s'est considérablement améliorée, en séjournant ici. Vous m'en voyez fort aise. Recevez, avec cette bourse, qui ne saurait effacer ma dette envers vous, ce souvenir de moi. Vos largesses m'ont réconfortée. Peut-être avez-vous conservé quelque image de la petite dame La P. de la G. que vous sauvâtes jadis du désespoir ? De mon côté, votre penchant me séduisit grandement, et j'aimai à y contribuer. Je le préférais orienté vers le sujet des parchemins, plutôt que vers mon humble personne. Oubliez, je vous prie, les propos que nous échangeâmes, bien malgré nous, lors de notre ultime rencontre. Je vous rassure : il n'est pour moi nulle mission en terre sainte. Ne protestez pas : je sais que vous avez pu soupçonner pareil revirement.
Je pensais disparaître totalement. L'ambition de vous offrir ces raretés m'oblige à vous faire porter ce paquet. Chaque volume, assemblé par vous, contribuera à donner à votre entreprise la configuration finale qui sera la sienne. J'y aurai moi aussi été associée. Notre volonté tenace, conjuguée... Il m'est impossible de communiquer davantage, ne cherchez ni à me répondre, ni à me faire retrouver.
Votre attachée George Émilie Emma Anne de La P. de la G., qui vous sacrifie, en souvenir de notre si douce collaboration, ce manuscrit, publié en 1688, par Beughem. Oui, répertoriant les premiers ouvrages imprimés, vous déchiffrerez là l'Incunabula typographicae.

Depuis le Nouveau Monde, mars 18...


Qu'un présent de provenance lointaine ne vous effarouche point, cher Monsieur Médard. Quel cheminement, dans l'intervalle de ces interminables années ! L'obsession me poursuit. Je ne puis oublier que grâce à vous, entre mes blanches mains, passèrent de doctes exemplaires. Aussi réceptionnerez-vous, en souvenir de notre commune passion, cet opuscule, qui, je l'espère, retiendra toute votre attention. Gagné en tout bien tout honneur, je tiens à vous le répéter.
Parmi les pièces intercalées, notez, surtout, ce Gongora, avec ses coiffes affaiblies, ses nerfs périclitants, ses angles rongés par les souris. Mais il est tellement rare ! Quant au Calderon de la Barca, vous lui accorderez la place qui lui convient, même si une partie en a été recopiée à la main par un anonyme admirateur. Prêtre, moine ou soldat ? S'il ne s'agit de littérature ni grecque, ni latine, ni française, elle est universelle. Vous en évaluerez la finesse. Les nombreuses mouillures de la première partie de ce Don Quichotte de Cervantès proviennent du navire sur lequel l'ouvrage a voyagé jusqu'ici. J'ai pour l'atlas agrémenté, le plus grand respect ! Un portulan, non académique... La préface, éparse, n'en est pas moins de qualité, et l'épopée dont elle rend compte saura, j'imagine, comme pour moi, affûter votre diligente méditation... Quant aux planches de Gustave Doré, si elles sont séparées du reste, vous les ferez finement relier en vos talentueux ateliers préférés.

Depuis l'Afrique, en ses chaleurs desséchantes, octobre 18...

Monsieur Médard.


Feue Émilie Emma Anne La P. de la G. n'était point mon amie depuis fort longtemps. Suffisamment pour que je ne fusse pas sans ignorer combien vous l'aviez soutenue, au plus fort des intempéries, en lui allouant une bienfaisante occupation. Vous l'aurez compris, cette dame n'est plus. L'Abyssinie aura eu raison de ses faiblesses, alors qu'elle y prospérait. Las... Sentait-elle venir les instants définitifs ? Elle me chargea de vous faire adresser ses livres. Le contenu des malles, pesantes, ne me paraît guère en un état avantageux. Ce sont, semble-t-il, spécimens défraîchis, froissés, difficiles à déterrer : gravés du XVIIIe, éditions originales du 16e et 17e siècles, en caractères gothiques, parfois. J'aurais jeté ces feuillets, - devenue aveugle, elle palpait les plats en carton d'un marbré dont elle devinait qu'il était décoloré : inexplicable magie ! - , si elle n'avait insisté pour que je vous en fisse don. Légèrement fatigué aux coiffes, cependant de la belle façon !, soupirait-elle.
La tentation de vous les faire acheminer l'aura aidée à vivre un peu moins fugacement. Vous lirez en son temps son testament dans sa totalité. Appréciez ce dessein qui fut sien, tel qu'il est spécifié dans l'acte : Je soussignée, Émilie Emma Anne La P. de la G. , domiciliée en Abyssinie, me trouvant en ce moment à Harar, et étant saine d'esprit, mémoire et entendement, ai rédigé mon testament et mes dispositions de dernières volontés comme suit. Je confie à Monsieur Médard, de Lunel, France, à défaut à l'un des membres de sa famille, non à la mienne, non point l'ensemble des divers corps de rayonnages, que l'on brûlera ou donnera sur place, mais toutes ces brochures, inscrites dans mon catalogue, et sur les pages desquelles j'ai consigné quelques pages mémorables de ma piètre existence. Cet homme extraordinaire eut une influence décisive sur ma destinée, il me sollicita au mieux. Le tout représente mon bien, que je lègue en toute propriété à monsieur Louis Médard, aux conditions expresses que ce dernier ira jusqu'au bout de son rêve, dont il m'entretenait déjà il y a plus de quinze ans, et qui avait pour but de maintenir en l'état son incomparable collection, de ne dénaturer en rien notre assemblage encyclopédique et d'en faire jouir les habitants, avec le soutien d'un bibliothécaire.
En cette merveilleuse ville de Lunel, en l'exact milieu de la rue voûtée des caladons, vestiges de la Maison des Templiers rattachés à la Commanderie de Mon
tpellier, nous nous jurâmes éternelle fidélité, dans notre quête babelmaniaque. Au nom du livre, de l'humanisme et des Lumières.
Serment prêté : ni intolérance, ni ignorance, tel fut notre unique credo.

Recevez donc, monsieur, ces éditions dont vous tairez l'origine, par pitié et indulgence pour la famille de cette dame, convaincue qu'elle vivait recluse en un austère couvent du sud de la France. Je puis attester que leur ancienne propriétaire jamais ne vécut de manière immodeste, et bien plutôt saintement... Que ces ouvrages vous rappellent sa mémoire.