Mon pèse-personne et moi

 

est un texte qui peut être considéré comme un dialogue ou un monologue théâtral, ou une nouvelle, finalement... au choix !

 

Mon pèse-personne et moi

Monologue, dialogue ou nouvelle

d'Anne POIRÉ

 

1.
Le problème de mon pèse-personne, c'est qu'il pèse quelqu'un. Le plus souvent, c'est moi. J'ai du mal à comprendre pourquoi l'aiguille s'obstine à grimper. Elle oscille, tremblote, puis s'arrête, du côté du repère supérieur. J'extrapole pour ce qui est des poussières. Le trait intermédiaire, moins long que celui des dizaines, me permet d'évaluer les dégâts. Je surveille : ouf, mon poids faiblirait-il ? C'est que mon pèse-personne est déréglé. Je le remets sagement à zéro, j'attends que la flèche cesse de frissonner, et j'avance à nouveau le mollet. Je guette, le coeur battant, mon front trempé d'une sueur inquiète. Le bilan n'est jamais favorable.

2.
Parfois, je rencontre des parents de mon pèse-personne. Au féminin, on dit plutôt une cousine. Le médecin m'ordonne : Montez sur la balance !, et moi j'hésite. Je suis toute habillée, engoncée dans un pull de laine, épaisse, qui va me lester d'un bon kilogramme. Un ceinturon de cuir ouvragé, à boucle d'acier, pesant, enserre mon pantalon. Je viens de siffler de grands verres de soda. D'ailleurs, je sors de table, et dans mes nombreuses poches, ni mon téléphone portable, ni mes clefs ne sont en plumes.
- Elle n'est pas gentille, votre balance !, ne puis-je m'empêcher, chaque fois, de me plaindre au propriétaire. Je marque ma désapprobation, dans l'intonation.
- C'est ce que me disent toutes les patientes !
Il glousse.
- Pourtant elle est fiable !
Mon généraliste poursuit, bourru :
- Elle est électronique. Il se rengorge, sadique. Exacte, au gramme près ! Un dispositif de précision, poinçonné, sous le contrôle des instruments de mesure... Je n'ose lui rétorquer qu'il devrait l'orienter autrement, la déplacer légèrement, que sais-je, lui soustraire automatiquement les quatre kilos qu'insidieusement elle m'ajoute.

3.
Mon pèse-personne, du coup, je l'aime nettement plus que la balance du toubib. Lui au moins n'énonce pas des totalités extravagantes, par rapport à ma norme, laquelle croît certes quotidiennement. Mais c'est objectivement la mienne !

4.
Chaque matin, et parfois l'après-midi, voire parfois le soir... mon pèse-personne me jette un regard étonné. Il fronce les sourcils. Il sursaute. Il tremble, si je me hisse ou descends trop rapidement. Il est secoué de vibrations, lorsque j'éternue. Ou si je me fâche tout rouge, devant les indications écrites en caractères gras, - extra-large -, sur son gigantesque écran transparent, rétro-éclairé, il se rebelle.
Moi aussi ! Des chiffres, toujours des chiffres. Des additions, des multiplications... Jamais un petit poème : il pourrait varier le programme !
Ceci dit, même si l'échelle graduée constitue en un sens le pire des indicateurs, il ne me fait pas chanter, ni n'accumule les réprimandes, lui. Mon médecin, de son côté, ne s'en prive pas. Mais c'est qu'il a une balance, munie d'un cadran à lecture directe...

5.
Néanmoins, depuis quelque temps, mon pèse-personne reste à distance. Serions-nous en froid ? Je le scrute, en coin. Il soupire. Il s'isole. Derrière ma nuque, je sens sa présence muette. Je m'approche, je le caresse, l'effleure. Pour un peu, il ronronnerait. Mais mon pèse-personne n'est pas un chat, il ne fait pas le gros dos.
C'est moi qui miaule, et griffe, quand je découvre le montant vertigineux qu'il affiche ! Je change de pièce, vite.
Nous retournons à nos deux solitudes.

6.
L'extrémité effilée tend de plus en plus vers la droite, au lieu de repartir vers le pôle opposé.
J'accomplis des efforts surhumains : je ne me pèse plus.

7.
L'un des noms de la balance, - son levier -, c'est un "fléau".
Le docteur me parle d'équilibre. Il me recommande d'ingurgiter délicatement des fruits, des légumes. Des fibres. Il me conseille de boire de l'eau. J'obtempère, entre les collations officielles, le déjeuner d'affaires, le dîner de fête. Ces agapes somptueuses me conviennent assez, si elles sont assorties de compensations : nougat, rutabaga, miel et autres bagatelles... Gigot, cuissot : je me délecte de tous les morceaux. Ce n'est pas ma faute, si l'aiguille continue à tanguer, virer, gigoter.

8.
Cet affreux pèse-personne ne fonctionne plus : je vais le jeter !
Je le menace, toutefois rien n'y fait. Je le tourmente, je le violente. Je manipule son unique bouton, qui cale désormais la pointe, visiblement, sur le point de départ. Je l'examine : que les soubresauts s'immobilisent, que le pèse-personne se stabilise, et clac, un nouvel essai. La tige s'élève, jusqu'à l'irréparable. Impitoyable. Nouveaux coups de pied. Je n'en peux plus.
Mon pèse-personne ferait bien de peser quelqu'un d'autre ! Pourquoi nécessairement m'alourdir ?
Ne pourrait-il soupeser séparément mes jolies mains, ou mes genoux, voire mon nez, plutôt que ce tas époustouflant, qui dégouline, le long de mes hanches joufflues, en graisse celluliteuse ? Doigts potelés, menton triplé, ensemble grassouillet...

9.
Mon pèse-personne, depuis qu'il sait lire, s'amuse des titres athlétiques, qu'il déchiffre, sur le bord de ma baignoire. Magazines abandonnés : Comment vous débarrasser de vos poignées d'amour ? Retrouvez la ligne de votre jeunesse. En maillot de bain cet été : c'est possible ! Le plateau ergonomique à mémoire infinie préférerait l'amnésie. L'amnistie. Il s'essouffle, lorsque je m'entête à l'assaillir, - dix implacables pesées de suite - , afin de vérifier si cette demi-livre, là, s'annonce vers le haut, ou alors vers le bas. Il ahane, haletant. Il voudrait reprendre sa respiration, mais non, mademoiselle soulève brutalement ses petons boudinés, - l'un, puis l'autre -, et les repose avec force sur le coussinet écrasé.

10.
Mon pèse-personne est déprimé. Il se sent triste. Il n'est pas reconnu. Il n'est nullement félicité, pour les efficaces et loyaux services qu'il rend si vaillamment. Depuis des années. Souvent même plusieurs fois par jour ! Avant le repas, après être allée à la selle, le matin, à jeun, au coucher...
Bref, pas un compliment, toujours des simagrées. Je lui reproche sans cesse les irréfutables données qu'il aligne sauvagement : jamais je ne le loue pour sa fidélité. Il se rembrunit, rien que de repenser à tous ces mots dont je l'assomme. C'est que du vocabulaire, j'en ai !
Presque autant que des grammes.
Lui privilégierait d'autres termes : plus tendres.

11.
Aujourd'hui, j'ai atteint les 80 kilos. C'est beaucoup. Vraiment énorme. Ou peu : tout dépend de la taille de la personne. Chacun son seuil. Il faudrait m'étirer...
Je ne fais subir nul mauvais traitement à mon pèse-personne. Je me contente de renifler. Mon pèse-personne n'y comprend rien : il me voit qui m'éloigne, chancelante.

12.
Pèse-personne déserté. Livré à sa solitude la plus verte. (Le pèse-personne est émeraude, avais-je omis de le dire.) Olivâtre de rage ? Certainement pas d'espérance ! Il souffre tellement de mélancolie, qu'il est tout pâle. Bientôt il sera blanc : décoloré. Bon à mettre à la poubelle...

13.
Il se résout à en finir. Il se laissera marcher dessus par l'Hippopotame, ma mère. Lorsqu'elle arrive, le dimanche, avec ses gâteaux regorgeant de Chantilly, elle a systématiquement la volonté de se rassurer : elle s'engouffre innocemment dans la salle de bain.
Jusqu'à présent, - pulsions vitales -, le pèse-personne a lutté. Montré les dents. Le mastodonte n'a jamais pu l'escalader. Là, il est prêt à mourir de sa belle mort. Le suicidaire compte sur sa venue, sans la moindre appréhension. Ce ne sera plus une étape difficile à surmonter.
Mais ma mère ne vient pas, elle est partie en cure, ou en vacances. Elle ne l'aplatit, ni ne le pulvérise : mon pèse-personne en perd toujours plus le moral. Même elle, pourtant assassine, ne veut pas l'aider à faciliter sa fin !

14.
C'est une redoutable crise de neurasthénie que traverse mon pauvre pèse-personne surmené. Il décide que cela suffit, désormais. L'insoumis ! Il invente son happy end ; choisit la grève des pèse-personne. Quand je monte sur lui, il bande ses muscles, retient son souffle, il ferraille, bataille, et poum ! La tige reste bloquée. Éternellement inerte.
État stationnaire !
Je me révolte et lui distribue force torgnoles. Je l'agite. Le gratouille, en tentant de manoeuvrer la normalement malléable mollette. Je le remue, lui inflige le mal de mer, à le molester. Je ne recule devant aucune torture, le malmenant. Lui ne supporte plus mes jérémiades, mes cris, mes colères. Il m'observe, qui grimace chaque jour, lorsque je mesure les dommages.
Tout cela je l'ignore, alors. Il ne m'a pas encore fait ses confidences !

15.
Je m'évertue à le dresser : il ne peut résister à toutes ces cajoleries, et reprend, mollement, du service. Obéissant.
Soit : je n'admets pas qu'il demeure impassible ? Eh bien, d'accord ! Le voilà qui triche. Juste ce qu'il faut. Hélas, trois fois hélas, uniquement le chouïa coquin. Quand j'avoisine les 80, il ne stoppe son inspiration qu'à 76, et je souris un tantinet, soulagée... Ma masse de matière augmente, l'aiguille diminue. Le pèse-personne m'induit en erreur, et je ne m'en aperçois pas. Trompeur design extra-plat (pas comme mon estomac).
N'oublions pas qu'à l'occasion je me rends chez sa cousinette, la bascule du docteur. Cette dernière a dès le début été détraquée, elle abuse. Je ne m'en soucie guère.

16.
Jusqu'au moment où... tous mes vêtements, fermetures et boutons, explosés, gisent au sol !
Je n'entre dans plus rien !
Même les jupes élastiquées, les tissus souples et généreux, ne m'accueillent plus. Je déborde de partout ! Mon lard se répand ; il déferle sans retenue.
Mes journaux décrivant des régimes-miracle sont tout déchiquetés. Je bouscule mon pèse-personne, inspecte où en est le gouvernail, sur le zéro, particulièrement consciencieux, et m'embarque posément sur le cadre.
Ouille ! C'est vrai qu'elle a engraissé ! La grosse dame pourrait faire attention ! Mon pèse-personne récalcitrant préférerait que je sois quelqu'un, plutôt que cette effroyable quantité d'unités. Il en néglige de me berner, l'obélisque s'envole... pousse et vibre, se trémousse, se déhanche et s'affole : 100 !

17.
CENT.
Furieuse, je m'emploie à insulter mon pèse-personne. Quoi ? Une tonne ? Indigné de tant d'injustice, - quelle exagération ! -, il se met à... larmoyer !
Jamais je n'ai vu mon pèse-personne pleurer. Je m'étonne, sidérée. Je le regarde, touchée.
Serait-ce non un ennemi, mais un ami ?

18.
Le calumet de la paix fumé ensemble, je signe avec lui un pacte de non-agression mutuelle.
Je lui demande :
- Pourquoi es-tu si affligé, mon pèse-personne ?
Et lui de se lamenter. Je souhaiterais tellement te voir enfin satisfaite des résultats que j'arbore.
Émue de le sentir si désespéré, je m'interroge.
- Comment procéder ?
- Ton poids ne tient pas de moi !
, s'enhardit-il à insinuer.
Je prête l'oreille, surprise.
- Cela ne dépend que de toi !, me suggère-t-il.

19.
Il me raconte son expérience de pèse-personne, les autres cas pédiculés, - les grecs, les tordus, les odoriférants, les nauséabonds et les suants, les à long pouce, les à voûte plantaire bombée, les à poils, les à corne, et ceux à varices ou à crevasses, sèches ou suintantes. Chaussures propres ou terreuses, qui le fracassent et le malaxent !
Il me relate la façon dont certains l'occupent, goulûment. Lorsque j'ai des invités, ils en profitent, discrètement. Tous lui passent sur le dos. Rares sont ceux qui songent à le remercier.

20.
Il se sent si seul...
Il voudrait tant être estimé. Flatté. Qu'on le félicite pour l'apport fondamental dont il fait preuve. Un encouragement, un mot doux.
Il sanglote à nouveau.
Interloquée, je le couve des yeux. Je désire l'aider.
Il me répond que non, il conviendrait d'abord que je m'aide moi-même. Parole énigmatique.

21.
Ébranlée, je me mets à réfléchir. J'ai faim. Pour pouvoir me former une opinion, peut-être me faudrait-il cinq ou six tartines, avec du cacao fondu, de la confiture, des cornichons, et une tranche de charcuterie, le tout sur un lit de pain brioché. Je me masse déjà le ventre, rien qu'à imaginer et anticiper cet indispensable réconfort. Avec quelques bonbons, de toutes les couleurs... Des bouchées entières. Des crocodiles, des fraises, des nounours. Des serpents gélatineux, des boules de coco...
Le pèse-personne soupire. Tu n'as rien pigé !, me souffle-t-il.

22.
Excédée, je tempête, pars en claquant la porte. Après l'orage, je rebrousse chemin, l'estomac tout retourné, par tant d'émotions. Mon calculateur de taux graisseux m'expédie alors un habile conseil (lui aussi a pris le temps d'affiner sa stratégie, il est devenu plus subtil) :
- C'est d'un nutritionniste, dont j'ai besoin, me déclare-t-il.
De là, je pourrais lui être un brin plus reconnaissante.

23.
Il me fait de la peine. Par amitié pour lui, mon pèse-personne si malheureux, j'accepte d'aller en consulter un. Non, ce n'est pas pour moi, que j'entreprends cette démarche. C'est juste pour lui !
À son avis, je suis empâtée et volumineuse, - ce qui n'est pas pour me plaire. Il est tellement triste, néanmoins ; j'ai pitié de lui. Je vais m'appliquer, afin qu'il revienne à la gaieté.
Je contacte un sauveteur qui veut bien voler à son secours !
Pas un pèse-quelqu'un... un médecin !

24.
Il est très compétent, spécialisé dans tout ce que l'on déniche dans les supermarchés, les marchés, chez les bouchers, les pâtissiers, et dans les jardins, entre les vagues, sur les arbres, bref, les mille et unes tentations, y compris les barres chocolatées, qui poussent dans des machines vitrées. Même s'il apprécie les fesses charnues, les cuisses rebondies, les épaules dodues, ce monsieur estime que je suis en danger, là, avec mon Kilimandjaro de chairs replètes. Il m'explique que je n'ai rien à gagner, à me gaver, à gonfler, à entasser. Mieux vaut déguster !

25.
Roi du système-étalon, adaptant ce qui est nécessaire à ma substantifique moelle, excluant impartialement ce qui m'est préjudiciable, ce docteur m'écoute beaucoup, m'incite à parler, parler, parler, au lieu de dévorer.
Puis il exige que j'achète... mais oui !

Une balance...
... de ménage
... pour que je réapprenne à doser.

26.
De plus en plus souvent, c'est avec jubilation que je m'extasie : Super, non seulement j'ai perdu tous ces kilos superflus, mais je crois bien, oui, que là, c'est confirmé, me voilà parfaitement stabilisée !
Depuis mon achat, mon pèse-personne a retrouvé le sourire. La splendide balance, à proximité, lui tient compagnie. Il n'est plus seul, la nuit.

------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

 

Mon pèse-personne et moi.
d'Anne Poiré

 

Caractéristiques de ce spectacle ?

Durée approximative: 60 minutes
Distribution :
Ce monologue peut être prononcé par un homme ou une femme, l'auteur peut adapter son texte selon la demande. L'on peut aussi envisager que les 26 séquences soient jouées et dites par autant de personnages différents.


On peut aussi présenter le texte comme un dialogue, à deux, entre la propriétaire du pèse-personne, et sa balance.

 

Objet scénique : Le seul objet nécessaire est un ou plusieurs pèse-personne. On peut imaginer une accumulation de bascules et balances, ou un pèse-personne disproportionné, immense.

Il s'agit d'un spectacle qui s'adresse à tous les publics.

Synopsis : Le problème du pèse-personne de notre personnage, c'est qu'il pèse quelqu'un, et le plus souvent, c'est elle ! Or elle grossit, et ce n'est pas toujours facile à vivre, pour ce pauvre engin...

L'auteur peut être contacté par courriel à l'adresse suivante : anne.poir@wanadoo.fr

 

Ce texte peut également être téléchargé sur le site de théâtre :

http://www.leproscenium.com

Protégé par les droits d'auteur, il convient de demander l'autorisation de le monter à la SACD.

Ceci n'est pas une recommandation, mais une obligation, y compris pour les troupes amateurs.

Merci de respecter les droits des auteurs afin que les troupes et le public puissent toujours profiter de nouveaux textes.