- Premier roman

La mort et la lecture sont au coeur de ces chapitres, - histoire de deuil, d'amour et d'amité... -, qui permettent de mieux connaître, peu à peu, par son babillage constant, à la fois la narratrice, Lectrice passionnée, Lectrice totale, Lectrice absolue, et celui qu'elle vient de perdre, Kiop la Rage, artiste peintre à la vie secrète et émouante. Par touches successives, pudiques aussi, le lecteur s'immerge ainsi dans un univers artistique, de réflexion sur la création, et de rêverie su r le sens de la vie.

Chapitre 1

Je lui ai dit : " Cette fois c'est parti : je commence un roman !", et ça l'a fait rire.
Fiche-toi de moi, j'ai pensé.
Tu verras, dans ce chef-d'oeuvre, je dénoncerai tes éternelles moqueries, et tu regretteras de ne pas m'avoir prise au sérieux.

Je me souviens, je venais de lire Le moine, de Lewis. J'y avais repéré cette phrase géniale, recopiée en rouge dans mon cahier de textes, et puis dans mon journal aussi :
" Si tout le monde n'est pas capable d'écrire des livres, tout le monde se croit capable de les juger. "
Pas mal, hein ?
Direct, je la lui ai balancée.

Il a souri. Simplement.

Maintenant mon livre est terminé, presque.
Il est mort depuis, et je regrette une à une toutes ses taquineries.

Il, c'est Kiop.
Un copain du quartier.
Mon meilleur ami.

Kiop La Rage.
Mon moqueur préféré.

Chapitre 2

J'aurais dû le croire, on n'écrit pas un roman.
On ferait mieux de vivre, puisque l'existence est comptée, et que pour tout un chacun c'est pareil.
Autrement dit, ce néant qu'est l'homme n'est-il pas à l'égard du monde en situation herméneutique, c'est-à-dire en relation nodale entre être et temps, ce qui revient à un souci d'exprimer le sens de la vie comme l'affirmerait mon prof de philo ?

Ça fait peut-être un peu sérieux, mademoiselle nan-nan Leibniz- Descartes à jouer, grosse dondon Système-dissert', la miss intello-philo sur les bords
N'empêche que c'est vrai.

Je le sais : quand j'étais en Seconde, au lycée, j'ai étudié Malraux.
Et la prof de français, - je l'aimais bien, même si je ne comprenais pas toujours vraiment ce qu'elle disait -, la mère Barthes nous a expliqué que la condition humaine, pour Pascal aussi, et plein d'autres, c'est qu'on est condamné à mort. A terme.
Tous.

Drôle de vie !
Alors, écrire un roman

Oui, Kiop a préféré en rire. Ça l'a amusé, que j'envisage d'imiter Colette, Mary Shelley ou George Sand.

Ou d'autres : Andrée Chedid, par exemple.
Celle-là, elle me touche vraiment, parfois. Comme dans L'enfant multiple, avec son petit Libanais orphelin, amputé d'un bras, mais pas de son coeur en pépite !
J'ai vraiment adoré ce livre.

Il faut voir comme elle est forte, cette nana : plein d'images, des comparaisons, des métaphores, du rêve en plein dans le mille de la réalité.
De la poésie à chaque page.

C'est ça qui est bien chez elle : voilà quelqu'un, au moins, qui sait créer des émotions !

Et moi, quand je lis, c'est comme au cinéma : j'adore pleurnicher dans mon mouchoir, rire aux éclats, ne plus pouvoir respirer tellement c'est émouvant.
Comme les meilleurs moments de la vie, quoi !
L'essentiel, c'est que ce soit intense. Triste ou gai, peu importe !

Les bouquins qui me font frémir, ceux que je préfère, c'est le super hyper gros lot !

Un vrai cadeau de Noël.

 

Chapitre 3

Peut-être Kiop a-t-il trouvé mon projet drôle, aussi, parce que la veille, - c'est fou, je m'en souviens comme si c'était hier-, il m'avait expliqué, justement, qu'être une femme, pour une carrière artistique, c'est un drôle de handicap.
Bien sûr, pour lui, les exemples étaient plutôt du côté des arts plastiques.
Son domaine.

"Tu m'en cites une, de nénette, connue, dont l'oeuvre ait marqué l'histoire de la peinture ?"
On a cherché, tous les deux, longtemps

Bon, d'accord, on en a trouvées, des nanas.
Ok, des femmes artistes, il y en a.

Ne serait-ce que Niki de Saint Phalle, Vieira Da Silva, l'étrange Annette Messager, ou bien Camille Claudel

N'empêche que le résultat, même dans ces conditions, reste plutôt maigre !
En plus, pour arriver à cette pitance rachitique, - il faut bien le reconnaître -, on a essoré toute la série des noms qui nous passaient par la tête, on a énuméré des milliers d'hommes à la puissance dix ce qui n'a pas multiplié le moins du monde notre score féminin.
Sans compter qu'on a rapidement élargi notre champ d'investigation au domaine de la sculpture. Ça aurait dû aider
Tout cela pour une poignée de représentantes du sexe dit faible. Et encore, toutes de ce siècle ou presque !

" Où sont donc les femmes ? ", s'est enquis Kiop, narquois.

Mais quand j'y pense aujourd'hui, était-il railleur ou simplement réaliste ?

J'ai cru trouver la riposte idéale.
"Comme moi : elles écrivent, qu'est-ce que tu crois ! Chacun son mode d'expression, chacun son langage ! "

Hum.
Hum hum.

C'est là que j'ai eu le choc.
J'avais lancé cette idée sans réfléchir. J'avoue que je ne m'étais jamais posé de questions à ce sujet.

Moi, je me sentais l'égale absolue des copains, à l'école. J'ai toujours pensé qu'on était pareils, ou équivalents. Une fille égal un garçon. De même, je pensais qu'une femme égal un homme. C'est mathématique, non ?
Tout me semblait alors permis, comme à eux.
Mais je n'ai jamais été très forte en sciences.

Et voilà que je prenais soudain conscience d'une drôle de réalité.
Purée, cette évidence !
Quelle terrible injustice !

Eh oui ! En poésie, et même en littérature tout court, ce n'est pas tellement mieux qu'en peinture !

Parce qu'après Louise Labé et la princesse de Clèves, dont j'ai étudié, de la première un sonnet amoureux, de l'autre une scène de rencontre entre son duc de Nemours et sa madame de La Fayette, - à moins que ce ne soit l'inverse-, bref, à quelques rares exceptions près l'horizon imprimé ne révèle que des mâles virils ! Des machos dits créateurs
O Gutenberg, pourquoi t'es-tu fatigué à inventer l'imprimerie, si c'est pour que ces messieurs monopolisent ta création ?
Pas l'ombre d'une nénette qui permette de considérer d'un peu haut l'ombre de François Villon ou celle du marquis de Sade !

Où se cachent et croupissent la dramaturge de génie, la poétesse grandiose, la romancière inoubliable ? Que sont devenues les femmes marquantes ayant participé au Surréalisme autrement que comme maîtresse de Desnos ou de Max Ernst, muse d'Aragon ou compagne de Breton ! ?

Je me suis horrifiée : " Nous laisse-t-on la possibilité de nous exprimer ?"
Kiop m'a rassurée : " Tu devrais parler au passé"

Il s'est expliqué : " Ne te fais pas davantage de souci. Pas de bile Les filles, vous commencez enfin à vous affirmer ! Ça change, ça change. Depuis mai 68, vous vous êtes tout de même sacrément émancipées ! Au moins sous nos tropiques humanistes. Tu verras, dans quelques années", et il n'a pas terminé sa phrase.

Alors c'est peut-être pour ça, aussi, finalement, qu'il s'est mis à rire à l'annonce de mon projet.

J'étais la fourmi s'attaquant au déplacement complet de l'Himalaya, doublé du Kilimandjaro !

Chapitre 4

Peu importe.

Tout cela n'a aucun sens, maintenant que Kiop n'est plus, comme on dit quand on veut faire des atténuations.

La réalité est parfois vraiment trop désagréable.

C'est ce qu'il a fait, Rimbaud, dans Le dormeur du val.
Rien que des euphémismes.

Ce sonnet, il est hypergéant. On le parcourt rapidement, sereinement itou. Et puis brusquement, voilà qu'on est obligé de tout relire quand on arrive à la fin parce qu'on comprend soudain que le type ne se repose pas, il n'est pas tranquillou dans son petit champ vert et frais pour faire la sieste et profiter du beau temps, non,
" Il a deux trous rouges au côté droit. "

Clamsé le mec, malgré sa nuque légère et les couleurs superbes du tableau. Claqué crevé.
Rien que ça.
C'est beau ! Incroyable comme c'est fort !

Mais moi, les adoucissements sournois et hypocrites de toutes les horreurs du monde ce n'est pas vraiment mon truc !

Il y a même mon prof de quand j'étais en Sixième qui me reprochait, - le plus souvent -, mes "outrances", mes "excès", ma superlativité naturelle.
Déjà à l'époque !
Et cela ne s'est pas arrangé depuis. Au contraire même !

Comme une fois, dans une rédac, - que moi je trouvais vraiment bien, documentée et tout - , je lui ai parlé en long, en large et en travers de mon arrière-grand-père, celui dont la jambe de bois s'est mise à fleurir juste le jour de l'armistice. J'avais décrit tous les oiseaux qui y avaient fait leur nid, et tout et tout.
Mais ce n'est pas ça qui l'a dérangé, le prof.
Pas le moins du monde.

Lui, ce qu'il n'acceptait pas, c'est la description qui précédait : le cauchemar au front, et les types qui faisaient dans leur culotte, de trouille, de froid et d'horreur. Ceux qui sont allés jusqu'à se mutiler, pour éviter de continuer le combat. Les autres, qui les dénonçaient. Les chefs, qui hurlaient et crachaient en battant les chevaux jusqu'à leur mort pour pouvoir les dévorer jusqu'à l'os.
D'accord, mon discours n'était pas très patriotique ! Ni ardemment cocardier, admiratif devant les forces viriles et encore moins belliqueux, appelant à la guéguerre habituelle en souvenir des anciennes !

Les conquérants, très peu pour moi !

Je les traitais d'assassins sans vergogne, tous ces complices guerriers.
D'égorgeurs, de bourreaux sanguinaires.
Et encore, à l'époque je n'avais pas entendu la chanson de Boris Vian Les joyeux bouchers , ni lu Candide de Voltaire !

Honnêtement, même avec le recul de ma maturité d'aujourd'hui, et tout le tralala, je crois vraiment que ma rédac, elle était encore très en-dessous de la sinistre réalité sanglante.
L'horreur de la guerre.

Eh bien il m'a reproché d'en faire trop !
De broder sans faire dans la dentelle. On voyait bien qu'il n'avait pas la moindre idée de ce que c'est que d'être en train de crever misérablement au fond d'une tranchée !

Et en plus, pour rien !

 

Chapitre 5

N'empêche, c'est sûr, mon prof avait quand même raison sur un point.
Je préfère nettement les hyperboles .

Sacré mot pour qualifier mon exagération congénitale !

Si ma prof de Première savait que je me rappelle encore ses fichues figures de rhétorique, elle en ferait une tronche ! Elle qui me traitait de fumiste paresseuse
Il faut dire que c'est vraiment malgré moi que je les ai retenues !

Pourtant, des fois, ça sert, de savoir ce qu'elles signifient !
Ainsi, quand madame Barthes, - Rolande, pour les intimes ! -, la prof que j'avais en Seconde, m'a mis en dissert : "Il faut affiner l'art de la litote.", - déjà que mon père me traite depuis toujours de tête de linotte, et elle qui parlait d'art - je ne savais ni si c'était un compliment ni comment il fallait l'interpréter.
Du lard ou du cochon ?

Pourtant, la note horrible qu'elle m'avait balancée, - cette quadruple sale bête à cactus ! -, aurait dû m'informer plus clairement

Ce malentendu !

Ce n'est qu'après, l'année suivante, quand j'ai eu la ressasseuse de figures de style, comme prof, que j'ai enfin pigé.

La rhétorique, et ses noms piqués des hannetons, ça sert aussi des fois d'insultes. Et là, on peut difficilement rater son coup !
C'est peut-être ce que j'adore le plus : quand mes parents me secouent un peu trop les neurones, au lieu de les envoyer valser le tango du côté des gros mots modèle banlieue, ou cours de récréation, vlan, je leur glisse en souriant : " Tu n'as pas l'impression de virer en tournure chiasmatique, toi ? "
Selon le contexte, ça peut aussi donner de charmantes réparties du type : "Synecdoque toi-même !", ou bien " Oxymore ? Oxymore ? Tu n'aurais pas une gueule d'oxymore, eh, hypallage de mes deux ! ? "
En général, ça les fait déjanter rapidos !
Et moi marrer

En attendant, Kiop est mort, maintenant que mon livre est quasi fini.
Ce n'est plus lui que je pourrai traiter de zeugma mal rincé.

Un vrai lâcheur !

 

Chapitre 6

Je suis encore en Terminale. Je m'appelle Nousch.

Enfin, c'est comme ça depuis pas tout à fait toute petite, mais presque. Un choix volontaire, et j'ai dû vraiment galérer face à mes parents pour les convaincre que j'avais mes raisons.
Sans frimer, c'est vraiment une résolution ferme et définitive, personnelle, que je ne regrette pas une seconde d'avoir imposée.

Oui, je n'en suis pas peu fière !
Parce que moi, quand j'ai une idée derrière la tête, je l'ai là, et pas ailleurs !

J'ai dû être particulièrement impérative !
Il faut dire que cette décision, - que j'ai moi-même irrévocablement prise, et ce malgré l'opposition stupide et plus que réticente de ma famille -, était réellement nécessaire.
Et pour cause

C'est que malheureusement pour l'état civil et sur les fiches de début d'année, au lycée c'est quand même toujours Germaine.

Moi je trouve que ce prénom, - ou Maimaine, comme dit mon père -, ça fait vieux.
Vieux jeu même.

Alors que Nousch, c'est le prénom de la femme de Paul Eluard, un poète qu'on a étudié en 3e.
Je m'en souviens comme si c'était hier : "La courbe de tes yeux fait le tour de mon coeur ", et puis un autre vers, alors là, le délire complet.
Le type, il n'a jamais vu un agrume de sa vie : " La terre est bleue comme une orange " ! ! !
Si encore il avait écrit "La terre est bleue comme un orage", on comprendrait !

 

Chapitre 7

N'empêche, Kiop, il s'est peut-être mis à rire quand je lui ai annoncé que j'allais rédiger un roman, mais après, il me demandait, même à l'hôpital, quand il était tout maigre, et qu'il avait déjà perdu ses cheveux par poignées : " Et de moi, t'en parles, de moi, dans ton book ? "

Il manquait de souffle, il respirait par à-coups.
C'était déjà une longue phrase pour lui, alors : " T'en parles, de moi, dans ton book ? "

Je ne voulais pas le décourager, ni le décevoir : je lui ai dit oui.

Mais en fait pas du tout.
Je n'ai jamais rien écrit sur mon ami. Pas un mot sur mon très cher Kiop La Rage.

C'est pourtant lui qui m'a offert une carte postale extra : blanche, toute vierge, et dessus, imprimée en rouge (- couleur crustacé à pinces antérieures robustes -), une phrase de Hans Arp.
1887-1966.

J'avais pris un coup de soleil mémorable en bouquinant un après-midi entier dans le jardin-oasis du coeur de l'atelier de Kiop.

" C'est en écrivant qu'on devient écrevisse. "

C'est comme ça que j'ai compris, après coup, en y repensant que lire, c'est déjà écrire.
Chaque fois que je me régale avec un auteur, je me prépare au grand roman que j'écrirai un jour.

Et voilà que Kiop est mort maintenant.

Alors je crois que je ne le terminerai jamais, mon bouquin. C'est pour ça qu'on peut dire qu'il est pratiquement fini.

Même, j'ai envie de le lui offrir.
A Kiop.

Lui seul peut comprendre.

 

Chapitre 8

Il n'est jamais trop tard pour bien faire.
Pour se rattraper.

Il faudrait peut-être que je les ensevelisse, au pied d'un arbre, dans le jardin qui traverse son atelier, ou bien dans les massifs qui jouxtent sa maison, toutes ces pages griffonnées et raturées.

Rien n'est plus extraordinaire que l'oasis enchanteresse qu'il a peu à peu constituée, au coeur de son royaume.
Ma-gi-que.

Vous en connaissez beaucoup, vous, des ateliers d'artistes au milieu desquels poussent un oranger Tezcutlipoca, tout un continent de bisons sous une voûte d'Hyottoku, des lunettes de soleil bugaku, abracadabrantes et rappelant les Maoris, un mimosa à gazelles faisant des cascades bodhisattva, un rire facial initiatique de Jumadi Bhuta, Kerala, ou de drame Kolam, un baobab du Sri Lanka, un piano jazzy-fun à cornes rouges de Font de Gaume, des citronniers m'kishi à structure en osier, un arc-en-ciel miniature mais permanent, rappelant le démon Taraka, pour la cérémonie du holi, un pin des Landes yoké, une mélopée Ivwri de chez les Ijo, du chèvrefeuille buka, des chalets pour Bison Noir de chez les Baoulé, des effusions de tendresse à ytête de calao, et des tas d'autres merveilles étranges, odorantes, musicales, étonnantes et splendides, à toutes les saisons, et en particulier en plein hiver ?

En plus, depuis trois ou quatre ans, Kiop n'a pas pu résister : juste à côté de tout cela, - ces délirius extraordinarius - , il s'est fabriqué une fontaine, - autre mirabilia génialus - , dont il disait qu'elle était miraculeuse.
Mais maintenant je me pose vraiment des questions !

Sacré bassin, avec transparence jaillissante et chantante !
La vasque, c'est une sculpture de toutes les couleurs, changeantes, en fonction du soleil, qu'il a aménagée pour augmenter, disait-il, la part du Beau terriblement explosante-fixe.

Parole de Kiop !

Il a inventé le matériau de sa fontaine, et c'est plutôt réussi : comme du verre, du cristal, pour la limpidité lumineuse, et en même temps solide comme de l'acier.
Cette pâte de rêve s'irise d'heure en heure et de saison en saison, variant son aspect chaque fois davantage.

Quant à l'" eau" qui s'élève, aérienne, au-dessus, elle est parfumée, et paraît libre comme le vent.
Des jets se croisent et semblent danser entre eux, doux amants ne jaillissant jamais du même endroit.
Ils s'attirent, se repoussent, de façon irrégulière, en une musique absolument épatante.

J'ai toujours pensé que Kiop avait un filtre capable de séduire jusqu'aux éléments les plus liquides, et je refuse les explications pseudo-scientifiques de sa mère.
Chacun sa thèse.
Elle la sienne, moi la mienne.
Laissons-la croire aux aimants et aux champs magnétiques relevant d'une physique à laquelle je ne me suis jamais soumise !

Le fait est que c'est vraiment l'endroit idéal pour vivre.
Pour lire.
Pour écrire.

Lui aimait y peindre, y sculpter. Rêver.

Ce bruit d'eau, sans arrêt, cette verdure, luxuriante, parfumée, cette quiétude exceptionnelle et partout autour, du bleu, du rouge, du jaune Je ne connais pas un seul endroit aussi extraordinaire que l'atelier de Kiop !

 

Chapitre 9

Pourtant, les pages de mon livre, que je n'ai jamais pu, - ou voulu -, lui soumettre, je vais plutôt aller les enterrer au pied de son caillou, au fond du cimetière.
Maintenant, elles ne servent plus à rien.
Et puis elles seront plus près de lui, ainsi.

C'est vrai, quoi, c'est exactement cela, ce que sa mère a fait construire lorsqu'il est mort.
Un stone tout immobile.

Il fallait bien cela pour ce voyageur que rien ne décidait jamais à bouger, et que tout émouvait !

Mais il ne s'agit pas de n'importe quel caillou.
Pour Kiop, il fallait une pierre vraiment grandiose.

Un mégalithe hyperimpressionnant !

Ce n'est pas du grès ni du marbre.
Rien de cubique, géométrique, pour rappeler une dalle, comme c'est le cas avec les tombeaux habituels.
Ni stèle, ni croix. Ni réel monument, ni épitaphe.

Rien d'une sépulture, d'ailleurs.
S'il n'y avait pas la proximité avec les autres tombes, on pourrait croire qu'il s'agit d'un rocher venu en cet endroit on ne peut plus naturellement. Un singulier chaos minéral, qui aurait toujours été là.
Sans mort en-dessous.

Vachement joli !

D'ailleurs l'autre fois, quand j'y suis allée, les scouts avaient étalé leur pique-nique dessus. Ils ne pouvaient pas imaginer qu'un Kiop La Rage pourrissant finissait de disparaître sous leurs sandwichs au jambon dégoulinant de beurre !

Oui, c'est simplement une forme un peu usée, comme une caillasse colossale, gigantesque, démesurée, tout droit descendue du royaume de Sisyphe.

Bien mieux qu'à Carnac !

Presque, on pourrait en faire un haut-lieu touristique
Pourtant, à la mairie, il y a eu des plaintes.

 

Chapitre 10

J'en ai entendu parler en long en large et en travers à l'épicerie, à la poste
Même les voisins qui s'y sont mis !
Et le respect du style local, alors ?

Les contraintes architecturales et surtout, la si bien partagée notion de bon goût supposent que ce qu'ils considèrent comme relevant de la "Beauté Tragique Traditionnelle" ne soit nullement bafoué !

Hum, hum

Et cette chère population locale, - dont je connais depuis longtemps les qualités de critique d'art compétent ! - , a exigé qu'un minimum de respect soit préservé.
Comme si ce n'était pas le cas !
Quelle bande d'imbéciles !

C'est que, - aux dires de l'Honorable Docteur Lafleur -, certaines dernières demeures du village sont remarquables par leur intérêt à la fois archéologique, historique et esthétique. Et bien sûr, la sculpture-caillou de mon ami Kiop La Rage ne répond en rien aux règles élémentaires de l'archéologo-historico-esthétiquement correct d'ici !

Ce vieux croûton libidineux, - le père Lafleur - , c'est un éminent érudit local d'art et d'histoire, comme on dit.
Monsieur est un spécialiste, fort admiré et apprécié par la plupart de ses con-citoyens, lesquels sont éblouis devant la somme de connaissances qu'il leur assène chaque année au cours de conférences longues, longues, longues
Et ennuyeuses, assommantes, épuisantes : j'ai testé, et je peux affirmer que c'est sans commune mesure avec les cours les plus insupportablement infernaux auxquels j'aie jamais assisté !

Pire qu'en physique-chimie, avec n'importe quel prof au monde !
Ce n'est pas peu dire !

Je le sais, j'y suis allée, une année.
Par curiosité, et un peu aussi par obligation.

Tout le village s'extasiait. Il fallait bien que j'aille juger par moi-même.

En plus, le Docteur Lafleur est tout de même mon voisin le plus proche, et mes parents m'ont fait un vrai scandale pour que je me dévoue comme tout le monde en allant l'applaudir à la salle communale.

Ce qu'ils ne savent pas, mes vieux, c'est que ce type, je ne peux pas l'encadrer.
Avant, il voulait tout le temps que j'aille toute seule chez lui, et, même s'il est protestant, cela ne me paraît pas très catholique.

Surtout qu'une fois, j'étais petite et je me souviens, c'est sa femme qui a ouvert, et il a vraiment fait l'étonné : " Ah, tiens, qu'est-ce que tu désires, ma petite Maimaine. On peut t'être utile ? "
Pauvre cloche !
" C'est vous qui m'avez dit de venir", j'ai répondu.
Il a baissé le nez, sa femme n'a rien dit et après cela j'ai évité de répondre même à ses bonjours les plus sucrés de vieux moche.

Bref, j'y suis allée une fois, à l'une de ses conférences, et l'on ne m'y prendra plus !
J'ai bien vu que tout le monde s'y endormait.
Il ne faut pas pousser !

Je me demande comment ils font pour supporter un tel calvaire une fois par an.
Parce qu'on a déjà eu droit à
Caveaux et symbolisme pastoral.
De sépulcres et de croix à l'ère post-moderne.
Stèles et toponymes variés

Rien qu'aux titres, on a déjà compris notre malheur !

Et en plus, quand j'ai toussé, ils m'ont tous fait les gros yeux.

De sentir que je ne devais surtout pas faire crisser ma chaise sur le sol, encore moins réagir aux inepties déblatérées par le vioque : pire qu'à l'église ou au concert, je n'ai pas pu m'empêcher de gigoter, à tel point qu'à un moment, je suis carrément tombée de ma chaise.

Réaction glaciale.

Malheureusement, on ne m'a pas mise à la porte pour autant.

Moi, j'ai cru que j'allais exploser, à force de l'écouter comme ça, hiératique, impassible, obligée de rester jusqu'au bout, à l'entendre bourdonner avec componction n'importe quoi sur des dates sans intérêt, concernant ses morts préférés, et gnan et gnan.

En plus, lorsqu'on aurait pu croire qu'il avait terminé, pof, le voilà qui est reparti de plus belle.

J'ai décroché, pendant un bon moment.

Lorsque j'ai tendu à nouveau vaguement l'oreille, il en était à l'architecture remarquable qu'il trouvait la plus digne d'intérêt dans la parcelle J4-3T : une vraie bataille navale, mais perdue d'avance !

N'empêche, je peux témoigner : ça bâillait à droite et à gauche.

Je voyais bien que les yeux de tout le monde ne tenaient ouverts que par miracle, et en plus, ces hypocrites, à la fin, ils sont tous allés le féliciter comme s'il avait réussi une performance exceptionnelle !

La prouesse, l'exploit c'était pourtant de l'écouter !

Mes parents auraient pu faire n'importe quoi, là, il ne fallait pas exagérer. Bourreaux d'enfants !

L'année suivante, j'ai lutté et résisté à mort.

Je n'y suis plus jamais retournée.

 

Chapitre 11

Pour ce grave monsieur si important, les tombes de notre bon vieux cimetière relèvent indiscutablement d'une telle rareté, qu'il faut absolument les préserver, avec tous les égards qui leur sont dûs.
Et l'émergence d'une aberrante protubérance rocheuse en leur proximité constituait au départ à ses yeux une sauvage atteinte à l'unité de leur beauté funéraire.
Un dérèglement de tous les sens.
Certes.

Il faut dire que les tombeaux locaux sont depuis quelques dizaines d'années considérés ici comme véritables sites classés.
Zone protégée.
Edifices uniques en leur genre.

Cela, conséquemment à l'envoi réitéré de force dossiers dudit Docteur Lafleur, à l'intention du chef du chef du chef de l'Inspection des Monuments Historiques, lui-même, - ses employés hiérarchiquement subalternes, quoique fort méritants, ne pouvant réaliser pleinement l'étendue de cet oubli autant qualitatif que quantitatif dans le classement cimetièral de notre bonne commune.
Bref, compte tenu des louables démarches de l'estimable vieux libidineux Docteur Lafleur, et même si le plus haut placé représentant de l'Inspection des Monuments Historiques n'a pas encore eu le temps de répondre, le village tout entier surveille d'un oeil jaloux ces caveaux en voie d'être répertoriés, protégés.
De sorte qu'en hommage aux défunts, et par respect pour les vivants venant les honorer on ne construit pas n'importe quoi n'importe comment sous notre soleil !
Toujours les mêmes discours

" Horreur !", se sont exclamés plein d'administrés ahuris devant le merveilleux désastre provoqué par les mannes de la carrière de La Roche.

Personne n'imaginait en effet qu'on pourrait ainsi transformer le triste paysage du cimetière en riante montagnette à cailloux !
Qui aurait pu envisager que le produit de l'exploitation à ciel ouvert, endormie depuis bientôt vingt-cinq ans, et réouverte spécialement pour les beaux yeux de la marquise, mère de Kiop, ainsi que pour la grande joie des maître-carriers, mineurs et tailleurs, constituerait un tel monument véritablement cyclopéen ?

Bien sûr, moi j'adore ce caillou sur-Kiopatoire

Mais eux

Ainsi, le public averti de notre bonne bourgade n'a guère apprécié cette exemplaire oeuvre d'art et de souvenir, ce que d'aucuns ont qualifié de manquement au plus élémentaire et traditionnel savoir-honorer-ses-morts-à-la-sauce-d'ici.
Pas moins !

Bonjour le scandale

Et encore, c'étaient les vacances, tout le monde n'était pas là, au départ, pour maintenir la pression et protester vaillamment.

Les murmures se transformant rapidement en acerbe pétition, le maire lui-même a dû intervenir, avec l'approbation expresse et l'adhésion la plus complète de monsieur le curé, fort chagriné de l'ampleur de ce regrettable incident venant troubler un si charmant lieu de repos, dans la paix de l'âme et la charité chrétienne.
Amen.

Tu parles

Par la voie hiérarchique, comme on dit, la plainte de ces imbéciles est remontée au plus vite en haut lieu, et de là, plus haut encore.
En vain.

Tout le bulletin municipal de la rentrée portait sur les relations épistolaires entre monsieur le premier élu et ses interlocuteurs.
Le villageois
contenait photocopies et documents certifiés conformes attestant de la bonne foi du maire, car ce dernier a bien compris que son mandat était en jeu. Il lui fallait arguer d'efforts réels et prouver ses ardeurs à la tâche !

Sentant gronder la colère des administrés, il a alors fallu activer la méthode plus efficace, dite relationnelle ou pistonneuse.
Finalement, de télégrammes en coups de téléphone discrets et offensifs, aidé par la Ligue Pour le Respect de Notre Cimetière ( sans pardon pour ces outrages caillouteux), soutenu habilement par les plus riches familles pratiquantes et traditionalistes, monsieur le maire a vu aboutir ses réclamations.

La Commission du Patrimoine Funéraire, habilement alertée, s'est sans tarder penchée sur la question.
Certains sont allés jusqu'à affirmer que des experts ont reçu des ordres de mission scellés par le Président de la République lui-même.

Mais il est impossible de vérifier ces dires

Moi-même, je ne peux m'empêcher d'en douter, compte tenu de mes sources, la mère Tamaris.
Evidemment

Dépêchés fissa sur les lieux, venus des quatre coins du pays, voire de l'autre bout du monde, des savants compétents et expérimentés n'ont manqué de regarder de plus près l'objet du débat, la pierre philosophale délictueuse
Le corps du forfait pesait tout de même quelques trois fois douze mille cinq cent quarante-sept tonnes !
Son déplacement aurait représenté du travail pour bien des bras inactifs de la région.

En cette période de crise, il s'agissait tout de même d'un argument non négligeable, répété d'oreille en oreille, au sein du conseil municipal par les membres les plus actifs de l'association de défense des défunts, et dont je n'oserais dire qu'il était, cet argument de poids.

 

Chapitre 12

Mais la marquise a de l'argent, des relations.

Et puis le Conseiller Général doit être son amant, c'est en tout cas ce que Kiop m'a suggéré le dernier jour, quand je l'ai vu à l'hôpital.

Il me serrait les mains, convulsivement.
De mon livre, on n'en parlait pas depuis au moins une semaine.

Il était convaincu que je parlais de lui, ça lui suffisait.
Il ne voulait même pas que je lui en lise des extraits, comme cette idiote de Lisa.

Cette fille, c'est fou.
Un jour je lui ai dit à l'école que j'écrivais un roman. Elle s'est mise à me regarder avec des yeux !
On aurait dit qu'elle venait de croiser une laitue habillée par Christian Lacroix, faisant du cerf-volant avec des tigres, sur un rosier grimpant.
Ou mieux encore !

Ce n'est pas vraiment une copine, ni même une amie, Lisa.
Seulement, elle souffre de solitude armée, ce qui fait que des fois j'ai pitié.

C'est plus fort que moi.

Je la vois, avec ses yeux de chien battu, son air d'être seule au monde et sans personne sur qui compter. Alors je lui parle Je l'écoute J'invente la patience et je supporte l'ennui.

Et puis elle n'est pas trop mauvaise en math.

Au début, quand elle m'a demandé de lui donner la primeur du roman en cours, elle m'a prise de cours, justement : j'en étais à vrai dire seulement aux ébauches, et je ne pouvais pas tellement le lui avouer, parce que j'avais un peu forcé sur la parole, l'imaginaire, et je lui avais déjà laissé entendre que mon chef-d'oeuvre n'était pas mal avancé, dans son genre !

Je me voyais mal lui proposer le cahier aux cent mille titres.

Les aventures de Typhon d'Ubiquité. Le rire des fluides. Yukcha, le royaume et moi. Bien des choses à madame mère. Kiribati Tonga. La certitude de l'aucuba. Racine carrée puissance dix. Où il sera peut-être question de poésie et de bien d'autres aspects essentiels. Miasmes et micelles. Fugitivement. Le poulailler n'est pas un secret. Quarks et isotopies. Précipité d'orage, thé vert et larmes bleues. De mort, de livres et d'adolescence. Le Refusé, l'Indépendant

Et caetera.

La péninsule de Calacao. Pèle donc les pamplemousses. Le petit chaperon Khmer. Obradearte. Je hais les vacances. Fuis l'artifice. La grosse rêveuse. La petite soeur de l'Artiste. Fenêtre sur prose. A l'atelier. Fucacée et filaments ou l'aventure de la squaw

Des pages et des pages, des liasses et des chapelets de titres.

Sans suite.

Cette noria de projets jamais poursuivis, pas encore aboutis, qui ne seraient peut-être pas même menés à terme pouvait-elle suppléer à de réelles pages d'aventures diverses ?

Connaissant Lisa, pas tellement !

 

Chapitre 13

Résultat : j'ai louvoyé, tournicoté, tergiversé.
J'ai atermoyé, j'ai différé.

J'ai biaisé.

Tant et plus.

J'ai tout essayé pour éviter de répondre à sa demande.

Une première fois, j'ai tout bêtement oublié mon manuscrit à la maison. Puis j'ai dû inventer un rapt de sac de classe Mais elle savait que j'avais un double dans le coffre-fort de mes parents, à la banque. J'ai fait tomber mon texte dans l'eau, ce qui a malheureusement tout effacé. J'ai été agressée dans la rue par un chien amateur de parchemins raturés.
J'ai J'ai
Ah, pourquoi lui avoir raconté tant de blagues ?

Un beau jour, il a bien fallu parer au plus pressé.

J'ai recopié dans un cahier tout neuf le début de E= mc2 mon amour .
Il faut dire qu'il est assez super, ce roman ! Deux surdoués pour alimenter les rêves de ma copine Lisa !
Le pied.

Bien sûr, cette histoire de myocarde palpitant n'est pas toute simple, - parce que le garçon, c'est plutôt le style banlieue et ciné amerloque, superbingo.
Alors moi qui ne suis pas cinéphile absolue, je me disais que Lisa se douterait bien que Lauren Bacall et Humphrey Bogart, ce n'est pas ma tasse de thé ni mon verre de Coca.
Quant à la nana, c'est le genre XVIe arrondissement : elle est fanatique de Racine et des alexandrins les plus classiques et j'avais un peu peur que ma Lectrice ne se croie caricaturée, elle qui a habité deux ans à Paris, quand elle était petite.

Pourtant, je me suis lancée.

Il suffisait que Lisa se laisse prendre.
Il fallait que son plaisir soit plus grand que n'importe quelle suspicion !

Pas de problème, je me suis dit. Parce que les deux héros, non seulement ils sont surdoués et sympas, mais en plus, des sentiments, ils en ressentent et en font éprouver de première qualité, dès le début, et jusqu'à la dernière page !
C'est vraiment un super roman d'amour.

Et pour couronner le tout, les protagonistes n'ont pas l'âge de se dire Je t'aime , un peu comme Natacha, en Troisième, qui a fait une fugue, dans notre classe, pour rejoindre en Angleterre le père de ses voisins. Eh bien moi j'espère que cette fille, elle est aussi heureuse que dans les livres !
Parce qu'on n'a plus jamais eu de nouvelles

Vrai, j'ai tellement aimé le lire, ce roman, que quand je l'ai recopié, cela ne m'a pas tellement pesé, je dois dire.

Ça a super bien marché, en plus !
Lisa me lâchait enfin un peu les basquets, grâce à la précieuse aide de Patrick Cauvin.

Le rythme a été vite pris : chaque semaine, un chapitre.

Pas plus : il ne fallait pas exagérer, quand même ! Un roman, ça ne se pond pas comme une dissert' d'histoire-géo ou un exo d'anglais.

Avec la fatigue, je n'écrivais pas de façon très régulière, je changeais de stylo, et j'ajoutais même parfois des enluminures, comme lorsque je griffonne au téléphone, pour faire plus vrai.
Je gribouillais des listes entières de synonymes, dans la marge, histoire de lui montrer le mal que je me donnais, en réel grand écrivain naissant.

Malgré moi, embarquée sur cette chaloupe de noyade par plagiat, je me faisais copiste de ma propre bibliothèque !

 

Chapitre 14

Lisa était maintenue en haleine comme jamais, passionnée.
Ahurie.
Subjuguée par cette contrefaçon dont elle ne soupçonnait rien.

Elle me répétait avec ébahissement :
" Moi qui n'aime pas lire !"

Consternant !

C'est comme ça que mes "romans diplomatiques", mes appétissants manuscrits, mes impostures quasi-involontaires, malgré moi, parties d'un bon sentiment ont réellement commencé.

L'épreuve du duplicata camouflé en pattes de mouches personnalisées m'a rongée pendant des semaines et des semaines

J'arrangeais toutefois parfois le texte de base, qu'il s'agisse de sa syntaxe ou de son vocabulaire, afin de l'adapter à cette naïve lectrice qui était en extase devant mes productions.
Des épisodes naissaient de ces recopiages d'urgence.

C'est vrai que c'est ainsi que j'ai fait mes armes de scribe, pourrait-on dire, un peu comme ces peintres qui traînent au Louvre pour imiter les grandes machines du passé !

C'était rigolo, en fait.
J'aimais bien m'imprégner de phrases entières de Negresco, ou de Diderot.

Mais je dois ajouter par ailleurs que c'est en partie à cause de cette satanée Lisa que j'ai raté mon démarrage de grand écrivain : au lieu de pouvoir consacrer mes week-end et mes heures creuses à l'invention et la création de mes propres romans, au lieu de me plonger avec plaisir dans l'imaginaire et le style qui feraient de moi le Goncourt tant attendu par Kiop le roi des moqueurs j'avais à l'époque à peine le temps de retranscrire page après page les books que j'avais préférés.
Par bribes ou en totalité

Heureusement, j'en connais un rayon, en matière de livres géniaux !

En tout cas, de la sorte, je peux en réciter un certain nombre presque par coeur !
Parce que c'est devenu quelque chose d'assez incroyable.

Moi qui ai toujours été Lectrice, - amoureuse des mots, mordue des histoires, accro des styles -, je me suis rapidement métamorphosée, - un peu à cause de Lisa, beaucoup grâce à mon cher Kiop - , en Liseuse absolue !

Chapitre 15

Au village, chacun sait que je connais parfaitement les moindres recoins de la bibliothèque municipale. De même pour le CDI, -Centre de documentation et d'information -, de mon lycée. Sans compter la librairie, en ville. Mais j'y vais moins souvent que chez le bouquiniste de la place du marché.
Ça étonne souvent ma mère que je puisse dévorer autant, lui coûter aussi cher dans ce domaine, et être aussi mauvaise à l'école.
Comme s'il y avait un rapport !

J'ai toujours eu la passion du papier imprimé. Les grands contenus
Justement, pas comme Lisa : chez elle, je déteste les immenses rayonnages réguliers, aux livres rangés par taille, pur cuir, bien reliés et qui étalent leur façade complètement fermée dans la bibliothèque de la salle à manger.

Défense d'y toucher.

A dépoussiérer chaque samedi d'un coup de plumeau, mais à ne surtout pas prendre par curiosité entre les doigts, de peur d'en abîmer la tranche, ou de tacher le beau maroquin doré à l'or fin.
Des cadavres de volumes en jaquette mortuaire, des charognes déguisées en reliures brochées ou cartonnéesalbums et encyclopédies que nul jamais n'a encore eu le droit de compulser !

Chaque fois que j'entrais chez Lisa, avant, je n'avais qu'une envie : animer un peu ce triste cortège.

Tacher d'encre les anthologies, érafler les traductions en version bilingue, corner un peu les monographies, ou au moins y glisser quelque marque-pages festif.

Mais l'interdit pesait dans son salon.

C'est peut-être pour cela qu'elle a ce dégoût pour la littérature "officielle", "parentale","professorale", et cet intérêt pour mes petits cahiers "intimes" ?
Mes brouillons chiffonnés ne l'impressionnaient pas de la même façon que les dignes ouvrages en habit d'apparat siégeant gravement au-dessus de la table familiale !

Moi, en tout cas, je préfère les bouquins de poche, plus maniables que les gros, cartonnés.
Et moins chers, en plus !

Ce ne sont pas forcément les plus récents qui m'intéressent le plus. Le truc qui vient juste de sortir, qu'on évoque même à la téléen général, il me déçoit toujours. C'est un peu comme les films dont on parle, qui ont droit au gros coup de pub et dont on ne retient rien. Alors qu'il y a de ces petits chefs-d'oeuvre assez géniaux dont personne ne dit jamais rien, qui passent dans des salles obscures ou à des heures indues sur Arte
Eh bien, les bouquins, c'est pareil !

En fait j'aime assez aller chez Karakatovski, le propriétaire d'une boutique vraiment sympa : Le pied pour tous.
La première fois, je voulais m'acheter des chaussures. Quand j'ai compris mon erreur, on était déjà devenu copains.

C'est le bouquiniste le plus super qu'on ait jamais inventé.
Ce type, c'est quelqu'un.
D'ailleurs, depuis que Kiop est mort, je lui ai montré ses tableaux, ses sculptures, et il les aime beaucoup. Alors

Karakatovski, ses parents viennent d'un pays qui n'existe plus : la Silésie. Je crois bien que c'est devenu la Pologne, ou un autre coin de l'Est.
Il a les yeux très bleus, les cheveux blonds presque blancs tellement ils sont clairs. Et il me raconte rarement sa vie, sauf quand il a des ennuis, comme il dit.

C'est ce qui lui était arrivé, lorsqu'il y a eu des lois sur les étrangers. Parce qu'on ne voulait pas retrouver les papiers prouvant son changement de nationalité, même après trente-sept ans sur notre territoire !
Le pauvre, il a même dû fermer boutique, tellement ça lui prenait du temps d'aller témoigner d'un bureau à l'autre.

Oui, ma mère c'est Vinca, née en Silésie, mon père c'est Arnold, lui aussi de là-bas Oui, je suis arrivé en telle année, mes parents ont de suite entamé une procédure. Oui, je suis un bon citoyen, je vais voter chaque fois qu'on me le demande. Oui j'ai obtenu votre nationalité en

Je me souviens, à cette époque, il n'était pas à prendre avec des pincettes !
Heureusement, ça s'est arrangé, après des grincements de dents et des paperasseries à n'en plus finir.
Karakatovski envisageait même de faire une grève de la faim, s'il le fallait.

Le pauvre !

Lui qui m'a fait découvrir toute notre littérature, et celle des autres pays aussi !
Un vrai humaniste lettré.

Je crois qu'il avait plus mal de se sentir rejeté ainsi, quasi officiellement, de son propre pays d'accueil, que de tous les propos racistes entendus au quotidien !

Bref, Karakatovski me conseille toujours des chefs-d'oeuvre incroyables.
Ils ne me plaisent pas tous, mais ils me surprennent chaque fois.
Dans le lot de ce qu'il me met de côté, il y a souvent de quoi sauter de joie.

Et puis, ce qui est bien, c'est que je trouve toujours des inconnus dans le tas.

De moi, en tout cas.

Je sais maintenant que San Antonio n'est pas vraiment ignoré du grand public, mais je peux dire que la première fois que je suis tombée sur l'un de ses romans, ce bonheur !
Ça m'a fait à peu près le même choc que lorsque j'ai découvert Rabelais, en Seconde : enfin de la créativité, du délire, des excroissances verbales jusqu'à l'ivresse Un vrai dessert !
Voilà quelqu'un qui ose

Il paraît qu'il dit, ce type, qu'il est entré en littérature avec presque pas de mots, et que tout le reste, il l'a inventé : eh bien, moi, il m'impressionne, tellement il est capable de délirer !

C'est vrai, quoi !
Gargantua, et Bérurier, c'est du pareil au même.

Grandgousier et les propos Torcheculiers, c'est San-A voyageant au royaume de la friponnerie grecque et de la tyrolienne à crinière en dos majeur.
Il serait bien capable de lui-même de faire un jeu de mots du type, le Tiers-Livre du XXe siècle, c'est ma tirelire à moi : pour sûr, il évoquerait alors une tornade à tête chercheuse trémolant du côté de la vallée des délices.

Avec Panurge à proximité de "ça urge".

Chapitre 16

Mes ouvrages préférés, je les lisais à Kiop, à l'atelier.

Passages sélectionnés, pages choisies, ou bien totalité, selon la qualité de ma nouvelle trouvaille.
Pour lui, c'était toujours la cuvée spéciale, la partie la plus fascinante.
La quintessence !

Je crois qu'il aimait bien m'écouter.

Je m'appliquais, je mettais au mieux le ton, le coeur battant.
Je savais que de ma lecture dépendait son plaisir. Il ne fallait pas trébucher, rater une liaison, un silence entre deux paragraphes ou deux mots

Les pauses sont parfois aussi importants que le texte, quand on lit, que ce soit à voix haute ou bien dans sa tête !
Je le sais : j'ai fait du théâtre, au collège.

La pionne qui nous faisait répéter, c'est ce qu'elle nous reprochait le plus : " Bon sang, pense aux arrêts. Tais-toi. Compte dans ta tête jusqu'à cinq, avant de dire la suite. Non, tu vas encore trop vite. Compte jusqu'à vingt. Laisse les mots se poser. Ne reprends pas tout de suite. "
Qu'est-ce qu'elle a pu le rabâcher !

A l'époque, ça m'énervait.
Je me disais : celle-là, elle nous prend pour des harengs frits ou quoi ?

Eh bien, en fait, avec le recul, je sais qu'elle avait raison.
Seulement elle a dû croire que ses conseils ne servaient à rien. Nous, on n'avait qu'une hâte : déblatérer notre texte, nous en débarrasser vite fait, de peur de l'oublier. Un peu comme si ça avait été de la nitroglycérine.

Maintenant, j'ai compris.

Je fais des pauses.
Des arrêts.

Un silence donne plus d'épaisseur, de force, aux mots qui suivent, à ceux qui précèdent.

Comme en poésie.

C'est vrai que si on lit Barbara comme si c'était une recette de cuisine, ça fait mal au ventre.
Moi, je trouve que c'est du gâchis.

Justement, Lisa, en classe, une fois, elle a dû lire un poème de Prévert, dans le recueil Paroles , qu'on étudiait.
Je crois que c'était Pater Noster .
On aurait dit qu'elle avait un TGV à prendre à l'autre bout du département dans les cinq minutes.
L'horreur.

Je m'en souviens, j'avais la chair de poule, tellement c'était affreux de déformer ainsi un texte aussi extra.
Le saccage absolu !

Après, le prof a lu La grasse matinée , avec le ton et tout : j'en ai pleuré.
Pour de vrai.

Des fois, on a honte.

Honte de laisser un type qui a faim se cogner aux vitres de la rue, honte de laisser la poésie être mal lue.

 

Chapitre 17

Après Kiop, et la lecture à voix haute, théâtrale et chaude pour Lisa, justement, j'effectuais une nouvelle plongée dans mes coups de coeur.
C'était en quelque sorte une oeuvre humanitaire de ma part, je ne l'ai compris qu'après : on peut s'indigner de savoir qu'il y a des gens qui n'aiment pas lire !

Pour cette fille, il fallait me résoudre cette fois à un passage obligé par la calligraphie la plus débridée : imprimé, elle n'aurait pas lu le début d'un roman. Ecrit par moi, c'était tout autre chose !
J'ai recopié en tirant la langue des pans entiers de Dracula de Bram Stoker.
Mais pas la totalité.
Trop long, trop littéraire pour elle.

Comme pour Le nom de la rose .
Elle a eu droit à du Umberto Eco expurgé, version light, de régime, en quelque sorte. Dégraissé au maximum !

J'ai ainsi pris l'habitude d'adapter mes lectures à mon public.
Comment expliquer cela ?

Même si je bouquine en diagonale, on peut dire que d'un roman, je lis toujours la totalité. La "substantifique moelle"

A part pour Voyage au bout de la nuit , en Cinquième.
Parce que Céline emploie trop de mots d'argot dont toute la dimension m'échappait parfois, avant. J'étais trop petite.
Bien sûr, il y a à la maison un dictionnaire de langue verte.
Même qu'il me semble assez abîmé, preuve qu'il a dû déjà être pas mal compulsé par mes vieux !

Mais moi j'ai envie de pénétrer vite fait le sens, et avec lui, à l'époque, c'était trop dur.
Je me souviens de l'étonnement de mon paternel quand je lui ai demandé ce qu'était un maquereau, dans l'autre sens du mot, non, pas celui du filet, au vin blanc et aux neuf aromates, mais bien plutôt, dans un contexte moins maritime, aquatique, celui qui
Eh oui, je n'en étais plus au sardinard à harengs de Petit Navire et en même temps, je n'étais pas encore capable de déterminer nettement le sens qu'il fallait lui donner !

Ce livre était trop compliqué, trop touffu.
Je l'ai finalement abandonné.

Mais c'est rare.

En général, même quand je ne suis pas emballée, comme par Françoise Sagan ou Jean-Jacques Rousseau, je poursuis jusqu'au bout. On ne sait jamais. Et au moins, après, je sais vraiment pourquoi je n'aime pas.
Ceci dit, Céline, je ne l'ai pas totalement abandonné !

Kiop m'en avait parlé.
Souvent.

C'était l'un des grands books de son adolescence, il l'avait trouvé sur la plage, la fois où il avait marché sur des oursins, près d'Agde. Eh bien au lieu d'aller en claudiquant réclamer une pince à épiler et des aiguilles à la pharmacie du coin il a lu son trésor d'une seule traite. Pourtant ce n'est pas le genre best-seller pré-digéré spécial lecteurs pressés.
Pas du tout.

Mais à partir de "Ça a débuté comme ça" jusqu'à " qu'on n'en parle plus", 631 pages, rien que ça il n'a pas pu décrocher, tellement il était fasciné par le style.
Qu'on puisse écrire comme cela

Ce n'est qu'après, quand il a voulu se lever, pour rentrer, ankylosé et plutôt fatigué, qu'il s'est souvenu que les oursins étaient toujours fichés dans sa voûte plantaire, constellée d'éclats sombres !

Kiop l'aimait bien, Céline.
Je l'ai repris

Cette découverte !

Là j'ai vraiment pu l'apprécier !
Incroyable, même, qu'il ait pu ne pas me plaire quand j'étais au collège.
Pas de doute, en cinq ou six ans, j'en ai acquis du vocabulaire !
J'en ai comblé des lacunes !

Ceci dit, le mot "maquereau", je me demande finalement si ce n'était pas plutôt dans La dérobade , que je l'ai trouvé.
Ce roman, je l'ai lu en cachette, au CM2, en ayant conscience que c'était peut-être un peu trop hard pour moi, comme littérature !

Kiop trouvait qu'il n'y a pas d'âge pour connaître les livres, tous les livres.
Lui-même, c'est Yves Navarre qu'il avait lu subrepticement, quand il était plus petit encore que moi, et je crois que ça l'avait drôlement marqué.
C'est lui qui m'a fait découvrir Niagarak, une fois n'est pas coutume !

Donc, en général, à l'exception du fameux chef-d'oeuvre de Louis-Ferdinand, je lis plutôt les ouvrages de A à Z, et dès la première approche, quand je m'y coltine pour moi seule.
Bien sûr, comme tout le monde, je saute parfois quelques descriptions qui ralentissent l'action.
Dans les romans de Stendhal, ou pire, dans ceux de Balzac, on ne peut guère faire autrement.

Mais dans l'ensemble, ma première lecture est quand même assez complète.

Pour Kiop, elle se faisait nettement plus sélective : je retenais d'office à son intention les passages émouvants ou drôles, sexuels, - (ça l'intéressait bigrement ! ) -, tout ce qui concernait l'art, les émotions esthétiques les plus folles.
Et les éléments originaux, notamment par le style, comme quand je lui ai fait découvrir La disparition de Pérec.

Je ne lui avais pas expliqué, au départ, le parti pris de l'auteur.
Il ne s'est aperçu qu'ensuite que la voyelle "e" n'était jamais employée. En revanche, ce qu'il a vu, et vite, c'est que ce roman est fabuleux, délirant, créatif. Il l'a aimé autant que moi !

Ou bien Zazie.

Je le lui ai lu intégralement, en épelant par-ci par-là bien des mots, pour le plaisir.
Comme le magique et fameux Doukipudonktan initial.

D'ailleurs Kiop a appelé plein de tableaux de cette époque " à la Queneau".
Il m'a offert : "Léfloeurbloeuf " et au-dessus de son lit, il a longtemps gardé " Nouchmonamie ", un grand triptyque peint à la glycéro, dans les bleus, les verts et les rouges pétaradants.

Après, il me disait souvent :
" Tu relis, tu relis, c'est tout ce que tu sais faire !"

Et moi je ripostais : " Gribouille, gribouille, si tu continues comme ça, je ne t'emmènerai pas dans le métro avec ce bloudjinnze tout peinturluré !"

Mais c'était toujours lui le plus fort

Pour lire la suite, il suffit de me la réclamer...

 

 

Pour retrouver les oeuves de Patrick Guallino,

l'illustrateur préféré d'Anne Poiré,

également peintre, sculpteur,

rendez-vous directement sur son site :

http://perso.wanadoo.fr/art.guallino/