Théâtre en liberté comme son titre ne l'indique pas du tout, est un roman jeunesse, inédit d'Anne Poiré, de 181 578 caractères.
Il rassemble tous les éléments pour séduire de nombreux lecteurs, collégiens notamment : Gala Loubia, personnage principal de ce manuscrit, est fascinée par un lieu magique, le Petit Théâtre de Toutes les Couleurs. L'héroïne s'exprime à la première personne. Elle vient de déménager depuis Marseille avec sa mère, et son petit frère, Victor. L'adaptation au nouveau village, loin du père, passe par une extraordinaire rencontre : une incroyable salle de spectacle, polychrome.
La jeune adolescente va tout faire pour redonner vie à cet espace unique en son genre, et mener une enquête pour en savoir plus sur son origine. À l'aide de ses amis, de plus en plus nombreux, elle va, malgré les obstacles, peu à peu se construire, apprendre à se connaître mieux, elle-même, et elle pourra enfin cohabiter sereinement avec Victor. En arrière-plan, il sera question d'un mystérieux cheval...Quel est le lecteur "jeunesse" qui n'est pas fasciné par l'univers du théâtre ? Ce roman permet de découvrir le vocabulaire adéquat, avec humour et légèreté. L'émotion ne manque pas non plus, puisqu'après une enquête orientée vers le créateur de ce lieu de verdure, original, après un rebondissement surprenant, mettant à nu un étrange secret de famille, un coup de théâtre bouleversant ne se révèle que lors des dernières pages...
Voici les 50 premières pages. Si vous souhaitez en découvrir davantage, n'hésitez pas à me demander la suite du roman....
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On a gagné !
On a gagné ! Je n'en pouvais plus ! Je hurlais, intérieurement, sur la route du bourg.
Le prix à payer était assez considérable : Patsie, défaite, tenait son mouchoir sur sa bouffigue, résultat de la morsure que lui avait occasionné l'horrible loup. Juste au moment où nous avions pris le chemin du retour, jaillissant hors de sa cage, les crocs baveux, le monstre s'était rué sur elle. Au niveau de la cuisse, tout en haut, il les avait plantés ! Pas loin de lui emporter la fesse... D'un sec, Aux pieds Grison !, madame Sullivan avait tenté d'arrêter le carnage. Long suspense. La scène semblait se dérouler au ralenti. Sans l'intervention de Rachid, qui passait là, - par hasard ? -, sur son vélo de course, je me demande quelle bouillie on aurait retrouvé de ma copine ! Et de moi-même ! Car après avoir déchiqueté la première, ne se serait-il pas attaqué à l'autre ?
Hardi, ce garçon !
Au lieu de s'excuser de la boucherie qu'elle venait de laisser causer, - Ça va, pas trop enfle ? - madame Sullivan s'est fâchée tout rouge contre Patsie : Toi, t'as eu peur ! Espèce de bourrique. Tu ne le sais pas, que les chiens sentent ces choses-là ? Tu n'avais qu'à ne pas lui montrer tes inquiétudes... Idiote, va ! Il suffisait de ne pas l'énerver. Mon Grison, il a dû comprendre que tu tremblais... Ah, c'est qu'il est intelligent. Un bon chien de garde, celui-là. C'est bien, Grison, c'est bien... Elle le caressait vigoureusement. Tu n'aurais pas dû t'apeurer, Petite ! Timorée, va... C'est pour ça, c'est ta faute...
Elle n'avait pas désinfecté la plaie, pas même demandé à la voir, pour évaluer les dégâts. Nous chassant hors de sa propriété : Mais vous me l'énervez ! Hein mon beau, elles te fatiguent, ces filles... La dame n'avait pas conduit Patsie chez le médecin, ni ne nous avait montré le carnet de santé de son molosse, contenant noir sur blanc la preuve qu'il était bien vacciné contre la rage... Ma voisine, bouleversée, ne disait mot. Et moi j'étais soufflée qu'il ne soit pas question pour la propriétaire de gronder son animal. Bien sûr, Rachid nous avait secourues. Mais s'il n'avait pas été là ? Au retour, notre sauveur avait pris un moment Patsie sur son porte-bagages, puis avait dû rentrer chez lui. - Ça va, tu n'as pas trop mal ?, je demandais, compatissante. Ma copine avançait, clopin clopant. Quelle trouille nous avions eue !
Je ne pouvais néanmoins m'empêcher d'être optimiste. Là-bas, dans le fond le plus secret de mon être. Malgré le Centaure posté à l'entrée, défendant cet empire désolé, j'exultais. Je savais que bientôt, dans les jours à venir, on allait enfin avoir les clefs. J'allais pouvoir visiter les lieux. Je le sentais.
Heureusement, Patsie n'avait pas été trop espécée. Comme je lui apprenais le parler marseillais, ça l'avait même fait rire, mon espression. Pas trop blessée, quoi ! Et puis, le docteur Brossetti n'avait pas eu à la recoudre : son short, un ex-vieux pantalon en velours, aux jambes coupées, effilochées, puis aux bords roulés, avait été, in fine, assez épais pour la protéger des canines puissantes. L'éraflure ne durerait pas trop longtemps.
Oui, On a gagné !, chantonnais-je, tout doucement, radieuse. Et Patsie reprenait, à voix haute. Nous étions soulagées de la réussite potentielle de notre entreprise !
Je ne me doutais pas, alors, que l'on allait encore devoir négocier. Lui rentrer son bois, à la bougresse, en contrepartie. Faire le ménage complet de son immense grange. L'aider à trier les antiques charrettes, les socs rouillés. On voyait détaler des souris. La paille irritait notre gorge... Mme Sullivan profitait de notre gentillesse, pour abuser allègrement. Sans cesse. Vous ne voulez pas arroser avec moi le jardin, je commence à me faire vieille... Ça, c'était vrai ! Et vos copains, ils ne pourraient pas venir bêcher le carré, à gauche des massifs, près des clématites ? Je voudrais planter quelques légumes. Sournoise. J'ai vu des garçons, l'autre fois, que vous connaissez : ils sont forts, non ?
Sexiste, en plus ! Je gardais à l'oeil son clébard, hystérique, derrière son grillage à moitié arraché. Patsie tremblait chaque fois qu'il entrouvrait sa large gueule. Violette, noire. Grouillante d'écume. Je m'étais procuré des poignées de sel, que je maintenais tout le temps dans ma paume droite. Il suffisait de lui en jeter dans les yeux, pour l'aveugler, s'il voulait répéter l'opération charcutaille...
*
Le Petit Théâtre Polychrome ! Il faut l'avoir vu pour comprendre... Ses colonnes zigzagantes, solidement étayées, ses innombrables arches, fourmillant de bibelots, désuets, ses girouettes, incrustées de coquillages... Véritable cabinet de curiosité, dans des turquoises chatoyants, des rubis intenses, des pamplemousses incandescents, des verts jade, bronze, amande, olivier, des tonalités améthystées, des roses, des lilas, des jonquilles safranés, citron... ! Et encore, à l'époque, il était dans un de ces états !
- Trop beau ! Ce n'est pas possible !
Je ne bougeais plus, impressionnée. Je rêve ou quoi ? J'habitais à Autruche depuis trois semaines, peut-être. Ce jour-là, en rentrant du collège, nous étions passées, avec Patsie, par cette rue. L'autre. Pas celle où vivait Julienne. Celle qui se trouvait un peu plus haut. Je n'y étais jamais allée. Je ne savais même pas qu'elle existait. Il fallait prendre l'étroite ruelle pavée, entre chez Miguel et chez Éric. Tous les deux, je les avais à peine repérés... Ensuite, on tournait. Presque à angle droit, du côté de chez Phuong. Elle était vietnamienne, très jolie. Oui, il fallait prendre à gauche, là où poussait un rosier indigo. Vif. Il grimpait, le long d'un poteau électrique. Emmêlé à un chèvrefeuille parfumé. Cette fille, je l'avais remarquée, dans ma classe. Mais je ne la connaissais pas encore. Je ne savais pas que nous allions devenir inséparables.
On avançait, ma voisine et moi. Patsie me parlait du prof d'anglais. De la blague qu'ils lui avaient faite, deux ans plus tôt, pour le premier avril. Un poisson-boule puante, dans son dos, qu'il n'avait même pas vu, jusqu'au soir... Ni senti ! Sacré rire, en repensant à ce pestilentiel mister Fisher !
Et là, soudain, je l'ai vu.
Ouahhhhhh ! Oulalalalalalalala...
Coup de foudre immédiat.
Personne ne peut comprendre ce qui s'est passé en moi, à ce moment-là. Personne ne me l'avait décrit. Pourtant, dans la cour de récréation, en si peu de temps, j'en avais entendu des trucs. À la cantine, pareil !
L'assistante sociale de la Cité Scolaire avait dit que ce serait positif que je mange avec mes nouveaux camarades. Pour faire connaissance. M'intégrer. Ça n'avait pas loupé, d'ailleurs ! En moins d'un mois, je n'ignorais rien des us et coutumes. Garder ses lacets ouverts, par exemple, sur les baskets, était hyper mal vu par ceux du lycée, alors que là d'où je venais, c'était justement la mode ! Dans cet établissement, mieux valait exhiber son gilet ouvert, jusqu'à la taille, pour paraître branché. Évidemment, je m'escrimais à faire le contraire. Usages idiots. Moi, j'étais un être libre. D'ailleurs, je ne portais jamais la moindre marque. - Par principe !, j'avais expliqué à Patsie. Je ne veux pas faire travailler des enfants chinois ou indiens, les priver de scolarité, pour la réussite économique d'un simple logo... Elle approuvait, en hochant la tête. L'esclavage, non merci ! Je refuse d'en être complice. Et puis, je n'aime pas que l'on m'impose des règles.
- Ni être comme tout le monde !, avait-elle ajouté. Elle me connaissait déjà plutôt bien.
J'avais enregistré les potins. À réutiliser, à l'occasion, face à tel ou tel collègue. Je savais, par exemple, que la Grosse Nichon, cette pipistrelle, sortait avec le Fred, une brute de Troisième qui avait du poils au menton. J'avais compris que Yoann était un garçon timide, rougissant. Mais il ne fallait pas le chatouiller, lorsqu'il attendait son bus. Celui-là, il n'ouvrait jamais la bouche, mais il se battait tout le temps avec quelqu'un. Oeil au beurre noir, égratignures... Tout grafigné, le gonze ! Récemment, il s'était fait casser le nez, et il portait un masque de fer, ténébreux, qui lui barrait le visage. Avec ses bandes de sparadrap, en travers du front, on aurait dit un hors-la-loi, dans un western américain. Le prof de physique, avec sa vilaine moustache, le détestait. Ce sadique agressif le traitait de Petit cancre, qu'il allait redresser. - Cancrelat toi-même, té ! Oui, je m'étais plutôt bien informée, en peu de temps.
Mais Ça... J'étais là, à le bader...
Personne ne m'avait dit que j'allais ressentir ce choc, devant lui ! Bonne mère... Pas un pour me prévenir, bon sang ! Il m'attendait, et moi je l'ignorais... Tellement imposant ! Unique. Dans toute la région. Partout au monde. Si photogénique ! Extraordinaire ! Mon pouls pulsait : j'ai su tout de suite qu'il allait changer ma vie.
*
Ce bâtiment, fan de chichourle, - bien conservé - , ce cabanon, ce n'était pas un cafoutchi ! C'était le Petit Théâtre Polychrome.
- Poly-quoi ?, j'avais demandé à Patsie, les yeux écarquillés.
- Polychrome ! Ça veut dire, si tu ne le vois pas de toi-même : de toutes les couleurs..., elle m'a expliqué.
Une tête, cette fille ! Du grec "poly". Plusieurs. Comme dans polythéiste, plusieurs dieux. Je la sondais, avec des yeux de hareng frit. -T'as dû l'apprendre en Sixième, comme nous, non ? Haussement d'épaules. Et "chrome" : toutes les teintes, toute la gamme.
Je venais de tomber amoureuse... d'une salle de spectacle ! Un théâtre de verdure, comme on ne les imagine même pas, dans des nuances invraisemblables. Peint, sculpté, végétalisé. Coloré.
Je scrutais chaque détail du rempart. Inclassable ! Les parois, insolites, étaient rongées par la mousse, le lierre. Je devinais, plutôt. Une pierre, dans le mur d'enceinte, juste à hauteur de pupille, était tombée. Volontairement, ou aidée par de petits curieux dans mon genre ? Si l'on se hissait sur la pointe des pieds, cet oeil-de-boeuf dégageait la vue, vaguement, sur l'intérieur. Bien sûr, on ne pouvait pas encore entrer. Blocus total. Les portes étaient verrouillées, par des cadenas, rouillés. Fixés à d'énormes chaînes. Ils en condamnaient fermement l'accès. Tout de suite, à l'instinct, j'ai essayé de pénétrer. - Mais Gala, qu'est-ce qu'il te prend, qu'est-ce que tu fais ? Tu es malade ou quoi ? Tu ne sais pas que c'est une propriété privée, là !
Patsie me retenait. Ça ne va pas, non ! On ne peut pas y aller, je te dis ! Ce n'est pas parce qu'il n'y a personne, que tu peux foncer ! On n'a pas le droit d'entrer ! T'es raide dingue. Tu ne vas pas essayer de forcer le passage... Mon rythme cardiaque, super accéléré, me rendait pâle, j'imagine : Ouh la la, t'as quoi ? Ma copine me regardait, inquiète. Tu ne crois pas que tu nous retardes, à rester plantée là ? D'où tu sors ! Tu le faisais, dans ta banlieue marseillaise, d'entrer chez les gens, comme ça, sans rien demander ?
Je ne répondais pas, interloquée. Peuchère, on dirait que tu as vu la sardine qui a bouché le port, elle a dit, en imitant mon accent. Je lui avais raconté, quelques jours plus tôt, cette boutade, et je n'imaginais pas qu'elle allait déjà me la ressortir, retournée contre moi ! Allez, on y va ? Ah, l'impatience proverbiale de Patsie ! Si elle avait su comment l'été allait se passer, suite à ce choc initial ! Et les saisons suivantes, toute notre vie, peut-être...
*
Je n'étais pas têtue, moi. Mais obstinée. Le premier adjectif, c'était quand c'était un défaut. Un mot péjoratif, m'avait appris ma prof de français, de mon ancien collège. Une nana en or. Maryvonne Jijiair, elle s'appelait. Avec elle, j'avais fait du théâtre, écrit des poèmes. On avait monté un spectacle, nos textes, et quelques scènes connues, comme du Alfred Jarry. - Tu ne connais pas Ubu-Roi, Lisa ? C'était une pièce incroyable :
Merdre !
Oh ! voilà du joli, Père Ubu, vous estes un fort grand voyou.
Que ne vous assom'je, Mère Ubu !
Ce n'est pas moi, Père Ubu, c'est un autre, qu'il faudrait assassiner.
De par ma chandelle verte, je ne comprends pas.
Plus loin, je me régalais avec Ah, cornegidouille... Bougre de merdre, merdre de bougre... Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu ! Je me tordais de rire, chaque fois que je racontais ce langage, la situation. Ce succès ! Cet enchantement ! Mais ça, bien sûr, c'était avant la Noël, papa... Après, tout s'était précipité, jusqu'au déménagement.
- Ce bonheur, avant le divorce ! C'est ce que j'avais expliqué à Patsie, en arrivant. Que mes parents se disputaient tout le temps, dans le Sud. Maintenant, ma vie nouvelle démarrait là, à Autruche. Malgré le choc, ce nom m'avait drôlement fait rire, quand ma mère m'avait dit qu'on allait s'installer dans ce bled paumé. Tu veux te planter la tête dans le sable ?, je lui avais demandé. Sisec, une gifle : j'avais su directement que j'étais allée trop loin à son goût. Surtout qu'avant, jamais maman ne m'aurait frappée. Enfin, sauf la fois où j'avais cassé un plat sur mon frère, parce qu'il m'emmouscaillait trop... J'étais en train de préparer la table, pour la visite de notre oncle Antonin. Lui me narguait, à ne rien faire. Un vrai pacha ! Je l'ai prévenu. Mais lui, nonchalant, fainéant, il m'énervait. À la fin, j'ai craqué, je me suis lâchée, et bam, le cristal sur ses articulations d'athlète ! Dans l'affolement, - il semblait sur le point de perdre connaissance, tout vaseux - , j'ai appelé maman. C'est la seule fois où j'ai reçu, sur le moment, un de ces pastissons ! L'emplâtre magistral. Il m'a d'ailleurs paru normal. Fondé. Je l'avais cherché, en quelque sorte ! Après, je n'ai pas recommencé... Et pourtant, le frangin, des fois je le tuerais, si je pouvais. Enfin, avant, c'était ça que je pensais...
En gros, j'avais raconté à Patsie comment Madame Loubia, ma mère, avait décidé de tout quitter, là-bas. Parce que d'une part mon père la trompait avec l'épicière du quartier dans lequel j'étais née, à Marseille. Et dans ce bled, Autruche, bien sûr, c'était à dache, mais grâce à Internet, elle avait trouvé un travail plutôt pas trop mal payé. De nuit, de jour. Par postes alternés, qui lui permettraient de s'occuper de ses enfants pendant la journée. Et puis, on sera à la campagne, Gala. Ce sera bien mieux, pour Victor... , elle avait ajouté.
Lui, c'était mon incomparable petit frère. Le caganis... La perle précieuse. Le trésor à sa maman chérie. Impossible de s'en dépéguer ! Celui par qui le malheur arrivait. C'était toujours à cause de lui que mes parents se chamaillaient. Avant. Maintenant, ça faisait moins de bruit, à la maison. Mais je m'en fichais. J'avais les copines du collège. Patsie, surtout. Elle, je l'avais rencontrée tout de suite.
*
On venait de débarquer. Les déménageurs nous avaient laissés en plan. Sans rien déballer. Avec des malles, des caisses insoulevables par milliers, des cartons. Maman semblait découragée. Victor pleurnichait dans son coin, parce qu'il voulait retourner dans les calanques.
Moi, j'avais décidé d'explorer le jardin. Bien sûr, ce n'était peut-être pas ce qui pouvait paraître le plus urgent. Mais j'étouffais, dans cette maison glaciale. Laide. Sombre. Les tapisseries, vieillottes, se décollaient. Je sentais que jamais je ne pourrais y être bien.
J'avais tout de même vu que dehors, malgré la catastrophe générale, le désordre entre les graminées ressemblait d'assez près au Paradou de chez mes grands-parents. Ah, mon papé et la mamé... En mieux ! C'était tout vert... Après le sec du Midi, ça faisait une drôle de différence ! Et encore, si j'avais su qu'il y avait le fameux Petit Théâtre Polychrome !!! Même désaffecté... Je me serais précipitée là-bas direct.
Pour une première approche, il y avait ces mètres carrés de fraises des bois. Des trèfles... à quatre feuilles ? Des orties folles, des églantiers. Le dallage, je ne le contemplerais que des jours et des jours plus tard. Après. Maman se lancerait dans le jardinage, en paysanne, main verte et tout le tralala. L'espace à maîtriser : elle passerait as du nettoyage. Sécateur, frottage, arrachage de mauvaise herbe. Contre l'enchevêtrement, le fouillis odorant, elle mènerait une lutte, incroyable, pour une certaine réorganisation des lieux. En attendant d'en savoir plus sur ce qui se cachait sous les épines et piquants, - la maison était inoccupée depuis soixante-quinze ans, très exactement, et le notaire devait se frotter les mains d'avoir trouvé des gogos du Midi pour se jeter dans pareille aventure ! -, j'ai repéré, en riant, tout au fond, jouxtant la propriété des parents de Patsie, un splendide ruisseau, courant entre les ronces. Nous en partagions la jouissance.
De ma chambre, je l'entendrais chanter. Des arbres colossaux, dont j'ignorais encore les noms, le longeaient : un érable, un amélanchier du Canada, sur lequel fleurissaient de petits flocons blancs, puis apparaissaient des baies succulentes, comme des myrtilles, juste au bon niveau. Il n'y avait qu'à les cueillir ! Un hamamelis s'épanouirait, soleil sous la neige, en plein hiver... La chevelure des saules retombait dans l'eau. Je ramasserais les châtaignes, les noisettes, dès l'automne. Un énorme rocher rose, à l'ouest, m'attendait là de toute éternité. Vraie banquette, méridienne luxueuse, où s'allonger avec un bouquin. Entouré de cyclamens. Et derrière, tournant le dos à la maison aux volets à coeur à moitié arrachés de leurs gonds, un banc, moussu, branlant, que j'ai tout de suite décidé d'adopter. Othello, je l'ai appelé. Et que personne ne me demande pourquoi. Je m'étais sitôt mise à lui confier tous mes secrets, parce qu'avec sa texture, à la fois revêche, sèche, et douce à la fois, il me semblait qu'il pouvait absorber toutes les larmes de mon corps.
Mais moi, je n'allais pas pleurer pendant des lustres. Pas comme maman. Heureusement, du jour où j'ai découvert le Petit Théâtre Polychrome, ma vie a basculé. Plaisant changement ! Je n'avais plus la moindre raison de me désespérer...
*
Je secouais Patsie : C'est quoi ce truc ? C'est qui le propriétaire ? J'étais tétanisée. Dis-moi, c'est à qui ? Je courais, d'un bout à l'autre de l'immense clôture, patchwork jubilatoire, composé de briques rouges, de camaïeux décolorés. Bandes de béton, certes, mais truffées de pierres précieuses, transparentes, dorées, miroitantes, de cailloux biscornus, tessons de bouteilles brisées, érodées, arceaux habillés de morceaux d'assiettes cassées, de subtils carreaux de céramique multicolore, pichets, câbles, tuyauteries en zinc, recyclés, le tout agencé en une harmonieuse mosaïque. Comme si quelqu'un avait rassemblé là tous les résidus de la terre, pour créer une face fabuleusement chamarrée. Explique ? Je criais presque, étourdie, devant pareille splendeur.
Comme tous les gens du village, Patsie ne le voyait même plus. Ce décor ? C'est un original, qui l'a fait. Un vieux fou, tu sais !
Elle ne pouvait m'en dire davantage. Un illuminé... Comme je la harcelais, obsédée par cette révélation sublime, elle eut la bonne idée de me traîner chez son arrière-grand-mère. Elle avait toujours été de d'là, elle connaissait tout le monde. Rien ne lui échappait : le passé d'la Raymonde, les enfants du facteur, la truie qu'avait mangé tout un rhododendron, les pets qui s'enflammaient du Basile, lorsqu'il avait un peu trop bu... Elle avait emmagasiné toutes les annales du village, au fil des ans, et aimait les rapporter, avec force détails. Elle pourrait sans doute me répondre.
Patsie ne l'avait jamais interrogée, à ce sujet. Tu parles, c'est un vieux machin. Tout décrépi, en plus...
- Ah, le théâtre de verdure ? Elle m'avait souri, sa Mamouschkaïa. Parce qu'elle l'appelait comme ça, Patsie. Le mieux, c'est l'intérieur. Rien à voir avec les murs d'enceinte ! T'as vu comme c'est joli ?
- Ben non !, j'ai riposté, Justement. C'est tout fermé à clef. On ne peut même pas rentrer dedans ! C'est la galère ! La cata...
La vieille dame semblait plongée dans ses pensées. C'est M'sieur Léon, qui l'a fait construire, le Petit Théâtre Polychrome. Je m'étais approchée d'elle... Un soupir. À vrai dire, moi, c'est plutôt son fils, que j'ai connu, à M'sieur Léon : l'Edouard. Il faut r'connaître que son père n'était pas commode. Et puis il était déjà d'l'autre siècle ! Comme je semblais ne pas m'en étonner, elle jugea utile de préciser : Pas du vingtième ! C'est que c'est carrément du dix-neuvième, que j'te cause ! Surtout que l'Edouard, il avait bien sept ou huit ans de plus que moi, et son père l'avait eu sur le tard...
Elle rougissait, presque, sous ses rides.
Comme Patsie était là, je n'ai pas osé mener plus loin mes investigations. Je me doutais bien qu'il y avait dû y avoir romance... Oui, cette mamie, toute fragile, appuyée sur sa canne, était allée au bal, autrefois. Peut-être avait-elle croisé les yeux clairs de ce jeune homme en habit ? L'avait-il invitée à valser. Ou pour un charleston ? Un tango cadencé ? Pas encore de rock'n'roll, ni de slow langoureux... Quant à se déhancher sur du rap, du reggae, du hip-hop ou de la house, n'en parlons pas ! Il y avait certainement eu anguille sous roche, entre eux deux. Je le sentais à son regard, rêveur. Mamouschkaïa avait dû être très belle, autrefois : il suffisait de regarder Patsie pour imaginer comme elle avait dû virevolter gaiement.
- Ah, Monsieur Léon ! C'est ainsi, grâce à cette aïeule à l'esprit vif, que j'appris que le créateur de ce théâtre exceptionnel, sous-évalué par le village entier, avait été quelqu'un.
Pas commun, l'individu en question ! Ça, je n'en doutais pas une seconde. Le peu que j'avais pu deviner, les estrades, les ogives, les balustres et les piliers, à la base soutenue par des contreforts carrelés, les niches ornées de tourniquets éoliens, les refuges, envahis de mobiles, durablement imprégnés de mystère, les kiosques, les gloriettes, les toits pentus, superposés, proches de ceux d'une pagode, à tuiles vernissées, aux motifs géométriques, irréguliers, juste au-dessus des volées des gradins supérieurs, dominés par des galeries voûtées, étagées, décorées, supportant un large portique, périphérique, en couleurs chaudes à l'est, froides à l'ouest, les chapiteaux travaillés, aux formes dissymétriques, ondoyantes, les auvents repeints, en couches successives, - teintures, patines -, loggias bleutées, marquises fuchsias et or, les cariatides bigarrées, les abondantes figures mythologiques, théâtrales, les portes à lourds battants, de chêne lasuré, les cloches, grelots et carillons, les systèmes animés, la peinture écaillée, et pourtant d'une beauté rare, tout cet univers, je ne le découvrirais que dans les semaines qui suivraient ! Mais j'en avais déjà eu un aperçu, par ce simple coup d'oeil, dérobé à ces palissades extérieures, dégradées, prêtes à se délabrer davantage.
Oui, il me fallut bien du temps, avant de vaincre le dragon ! Et je ne parle pas de Mamouschkaïa. Mais de Madame Sullivan... Que ne fis-je pas, pour obtenir le passe, porte-clefs magique, ouvrant ce sanctuaire incroyable !
*
Parce qu'avant de parvenir à rencontrer l'hydre à deux têtes, Madame Sullivan, c'est qu'il m'en avait fallu, des efforts ! De la persévérance. Le portail, aux gonds rouillés, - gueule béante -, ne s'ouvrirait, en grand, qu'après d'habiles et répétés stratagèmes. D'inconcevables stratégies... ! Subterfuges, ruses, pantalonnades... Je dus me transformer en tacticienne hors pair, afin de convaincre l'héritière du Petit Théâtre Polychrome d'accepter de me laisser, d'abord visiter ce site, puis l'investir à mon gré. Incarnant combien d'années de labeur ? Titanesque !
Madame Sullivan était l'actuelle propriétaire des lieux. Une sorcière. Revêche. Elle détestait les enfants, les adolescents. Tous les humains, dans le fond. Sans exception. Des oursins plein les poches. Pas prête à me recevoir, ni à accéder à ma modeste demande. Soupçonneuse : On peut savoir ce qu'une adolescente d'aujourd'hui peut trouver à ce vieux bâtiment horrible ? Horrible bonne femme elle-même ! Momie apocalyptique ! Avec son grain de beauté, sur la joue droite, sa voix criarde. Aiguë, pointue comme un couperet.
Moi, j'avais compris que c'était une vraie salle, qui se cachait derrière les hauts murs, avec une scène. Sous cette dernière, un dispositif hydraulique, pour la machinerie, fonctionnait encore. Et devant, s'affichaient d'extravagants balcons. Tout en haut, c'était le poulailler, selon l'expression consacrée ! Nous allions découvrir des coulisses, des passages secrets. Des places numérotées, même. Sous un dôme spécial-public, constitué de vitraux, rehaussés à l'aide de toutes sortes de culs de bouteilles, m'attendait une collection étonnante de statuettes remarquables, rapportées de ses voyages.
Hector Léon avait racheté aux enchères des lots entiers de sièges pliants. Ceux de l'ex-cinéma, lorsqu'ils avaient refait la salle des fêtes, pour la déplacer là où elle trônait désormais, près de chez Rachid. De là venaient les petits numéros, en tôle émaillée. À l'ancienne. Parfaitement calligraphiés, en bleu de Sèvres, sur fond ivoire. Légèrement craquelés. Quant aux bancs, le brave homme les avait construits à partir de planches de la scierie Dibetou. Puis peints, version arc-en-ciel. Il avait curieusement monté les travées de manière à la fois anarchique et organisée, en un dénivelé tourbillonnant de plus de trente mètres : impressionnant ! Superposant les rangs, au creux de la colline, selon les aspérités du sol. Créant ainsi un auditorium naturel... Les installant de manière rapprochée, ou plus écartée, en fonction des zones. C'était un quasi théâtre à l'antique, mais d'une hémi-circularité plutôt proche... de l'escargot, ivre, une spirale débridée. Avec des éléments de salle à l'italienne, tout de même ! Bref, l'ensemble s'avérait franchement atypique.
- Dis donc, la nouvelle, il ne faudrait pas en prendre trop à ton aise ! À rêvasser, comme ça, tu ne vas pas combler tes lacunes !
Ça, c'était le prof de math. Monsieur Léclat. Sympathique, malgré sa grosse voix. Le regard pétillant. J'espérais bien l'avoir, à la rentrée prochaine... Il faisait aussi le lycée. Parce que, même s'il poussait parfois des cris à faire sursauter, dans le fond, il était vraiment gentil. Il expliquait bien. Non que j'aime particulièrement sa matière ! Mais avec lui, ce serait peut-être plus supportable qu'avec l'abominable teste d'aï, ce cabas à varices, que je subissais à Marseille ! Il se moquait de moi, perdue dans mes pensées, mais il n'avait pas tort, de me secouer, un peu. Car du jour où j'avais vu ce délire, je n'avais plus eu la caboche que dans ses parpaings carminés et ses moellons cyan, jaune d'or, ses rochers dorés, émeraudes, bordeaux, sa végétation luxuriante, jungle, forêt vierge, débordant de partout. Un lieu de rêve, bon sang !
Tous les soirs, j'en parlais à Hamlet. Car d'Othello, j'étais passée à un nom plus intime, pour mon banc personnel, dans le jardin des secrets.
Ma mère rentrait tard, de son nouveau travail. Ou partait tôt, selon les postes. Le frangin, je le laissais le plus longtemps possible chez sa "nourrice", malgré son âge. Ou tout seul. Je n'allais tout de même pas m'encombrer de ce garçon ! J'avais six ans, lorsque ma mère avait annoncé qu'elle était enceinte. Un accident ? Un désir de sa part ? Le fait est qu'avec mon père, nous n'avions pas tellement eu le choix, La famille s'agrandit !, souriait voluptueusement Madame Loubia, tout en caressant son ventre, rebondi... Elle qui avait souffert d'être restée fille unique ne percevait ni les grimaces de papa, ni mon agressivité de plus en plus évidente.
*
Petit à petit, je réussis à rassembler des informations sur le seul sujet qui m'obsédait, désormais. Le Petit Théâtre Polychrome brillait d'une de ces histoires ! Autrefois, le père Léon avait drôlement voyagé. - Ah, çà, c'était quelqu'un ! Une personnalité, affirmée... Un Monsieur. Un ingénieur, ou un professeur. Quelque chose comme ça. Il avait fait de hautes études, quoi ! Pas comme moi..., roucoulait Mamouschkaïa, regorgeant d'admiration.
Avant la guerre de 14-18, les tranchées, il avait déjà visité je ne sais combien de pays nordiques : jusqu'en Norvège ! Puis l'Asie, le Vietnam, la Chine... Le Japon. Il fallait bien s'appeler Marco-Polo pour oser se lancer dans pareille aventure. Quelle indépendance ! C'est bien simple, le tour du monde, il a fait, Petite, et même plusieurs fois, à ce qui s'disait, au village. La Nouvelle-Zélande, l'Australie ! La Laponie ! Il parlait le russe... L'arrière-grand-mère de Patsie adorait m'entretenir de toute cette mythologie, remontant à avant même son propre passé. - Quand je pense qu'à moi, elle n'a jamais rien raconté, soupirait ma copine, un peu jalouse. - Mais tu ne m'as jamais rien demandé..., rétorquait Mamouschkaïa. Tout cela, je croyais que ça n'intéressait personne !, soufflait-elle, pensive.
Malheureusement, j'étais vite arrivée au pôle extrême de ses connaissances. La vieille dame aux mèches folâtres rabâchait un peu. Elle revenait chaque fois aux irrésistibles yeux de velours du superbe fils d'Hector Léon, Un beau brin de garçon, tu n'imagines pas. Ah, l'Edouard, si t'l'avais vu, avec ses longs cils bruns... Hélas, il s'est bêtement tué, en automobile. Et jeune, avec ça ! Moi j'aurais aimé en savoir un peu plus, pas tellement sur ce dernier, plutôt sur son géniteur.
C'est elle, Mamouschkaïa, qui m'a indiqué la piste de l'ancien instituteur, Monsieur Stamme, Je crois qu'il est toujours à la maison de retraite. Lui en saura peut-être un peu plus, qui sait ? Va donc le voir, ma fille...
*
Ce monsieur, bien sûr, je ne le connaissais pas. Mais il m'a reçue à bras ouverts. Il faut dire, ses journées s'allongeaient devant lui, sans espoir de surprise, tous ses rhumatismes inscrits au tableau noir de la vieillesse... Déjà, moi, j'avais déboulé, avec un paquet de bonbons : des crocos, du zan, des calissons d'Aix... Je l'avais vu loucher, avancer la main. Puis la reposer, avec un soupir, à fendre le coeur, - Non, ce n'est pas raisonnable.
- Vous avez peur de grossir ?
- Pas vraiment, mais... Il semblait gêné. Tu sais, avec un dentier, ça colle, et...
Je l'ai interrogé, avec gravité : - Pas de cholestérol ?
- Non.
- Pas de diabète, non plus ?
C'était trop bête, de se priver ainsi. Quand même, s'abstenir de plaisirs simples, à cet âge-là, n'était-ce pas du gâchis ? - C'est pour votre râtelier, que vous vous inquiétez ? Il ne s'attendait pas à ce que je lui sorte, alors, des nounours en guimauve, tout mous, de l'autre poche. De bons gros grizzlis, au chocolat au lait. Moelleux. Ceux-là, ils fondent, il suffit de les laisser dans la bouche. Comme ça, pas de dégâts, vous pourrez vous régaler.
C'est par ce moyen fort agréable que nous avons signé notre protocole amical. De mon côté, je mâchouillais mes orques, baleines, dauphins vermeils, bleus et verts. Déjà polychromes, mes lèvres, avant même que je ne pénètre dans l'antre théâtral !!! Et lui laissait se désagréger, entre son pouce et son index tout tordus par l'arthrose, un magnifique prototype de plantigrade pour gourmands de tous âges.
- Tu parles si je m'en souviens, Choupinette ! J'ai été nommé à l'école publique... Parce qu'il faut savoir qu'à l'époque, l'école privée tournait encore, avec Soeur Marie Geneviève, à sa tête... Ah, ce gendarme à cornette ! Une main de fer, dans un gant en cactus ! Madame La Générale ! Les parents d'élèves la surnommaient ainsi...
Je n'écoutais pas toujours très attentivement monsieur Stamme : ses histoires ne m'intéressaient que lorsqu'il revenait au merveilleux Petit Théâtre ! Le père Léon avait donc beaucoup voyagé. Passionné par la dramaturgie, il avait rapporté dans ses bagages des masques expressifs, étranges, servant de porte-voix, ou déformant les sons. Des costumes ethniques. Perlés. Brodés. Des marionnettes à gaine, à doigts, ou montées sur tiges de métal. Dites à contrôle. Magiques. Inquiétantes. Ou plus burlesques. En os, feutrine, plumes. D'autres à fil. Tringles. Suspendues par plusieurs points d'attache. Des marottes. Bunraku, du Japon. Des instruments de musique. Des tuniques, des voiles en pagaille. Des coiffes de partout. Des atours ravissants, surprenants. Châles et coussins... Et aussi, surtout, un projet. Il fallait être cinglé, calu complet : des idées architecturales pas banales pour deux sous ! Il tenait notamment à ce que l'acoustique soit irréprochable. Si tu entres un jour, tu verras ! N'oublie pas de tester ! Je ne sais pas s'il a conçu les plans lui-même, mais tu parles tout doucement, tu chuchotes, même, sur la scène, exactement reproduite à l'identique de celle de l'Espace Carpe Diem, à Paris, - ah, tu ne le connais pas ? -, eh bien le son porte, partout ! Les sept cents places sont aussi intéressantes les unes que les autres. Oui, bien sûr, Choupinette, ce n'est pas un théâtre de poche ! Qu'est-ce que tu crois !
- Mais pourquoi ces noms, alors, le "petit théâtre de verdure", l'appellation "petit théâtre polychrome", voire, "petit théâtre de toutes les couleurs"... ?
- C'est affectif, sans doute ! Lui, en tous les cas, il voyait l'existence en grand ! Ce généreux mécène l'aurait voulue plus immense encore, sa salle de spectacle. Je te jure, sept cents entrées, il a fait, pour l'inauguration, en 1943.
Un soupir.
Il n'y avait pas une place vide ! Toutes les femmes étaient là, quelques hommes. Les enfants de tous les villages alentours. C'est qu'on n'avait pas souvent l'occasion de s'offrir un peu de bon temps. Les amusements étaient rares... En dehors de la kermesse de la laïque ! Puis celle, copiée sur nous, de l'école libre. Oui, ça faisait du monde ! Monsieur Stamme se frottait le menton, songeur. Et surtout, quel défi : pas un seul Allemand.
Un temps, comme on dit au théâtre. Oui, un long moment s'écoula. Ou... un ange passa, aurait ri Éric.
*
Le père Stamme avait repris, le ton toujours admiratif. C'est monsieur Léon lui-même qui surveillait. Il était à l'entrée. Il distribuait des tickets, copiés à la main de ceux de rationnement. Il fallait voir sa minutie... Et il interdisait à certains de pénétrer. De sa voix de stentor. Sonore. Lui, soumis aux asphyxiantes convenances ? - Non mais, l'Marcelin ! Avec tout le marché noir que tu t'autorises, tu voudrais encore te payer une tranche de spectacle ? Et sans mauvaise conscience, peut-être ? Eh bien, cours toujours, mon vieux saligaud ! C'est en gros ce qu'il crachait à ceux qu'il ne voulait pas laisser passer. À se demander comment il avait réussi à franchir l'obstacle de la censure, et grâce à quel miracle la Kommendatur l'a laissé aller au bout de sa première représentation !
Moi j'écoutais le vieil instituteur, bouche bée. Je rêvais de redonner vie à cet endroit. On aurait dit l'histoire de la belle au bois dormant. Ce magnifique théâtre s'était brutalement assoupi, soixante ans plus tôt...
Oui. Pompéi. Juste après ce spectacle inaugural, au cours duquel le génial homme-orchestre avait condensé à lui tout seul les maquilleuses, les techniciens de plateau, les accessoiristes, les acteurs, les souffleurs, et jusqu'aux figurants, quatorzième hallebardier dans le brouillard, bec de gaz, ou lampe de poche dans le lointain, sans oublier les jeunes premiers... Monsieur Hector Léon avait été arrêté.
- Je ne sais qui avait assisté au filage, à la "Couturière, - tu sais, la répétition en habits -, ni à la Générale, Choupinette ! Si elles ont eu lieu. Mais je peux t'assurer qu'il y avait du monde pour la Première... Bref, après cette unique et ultime représentation, la Gestapo, dans un terrible bruit de bottes, s'est attaquée à cet artiste tranquille. Il ne faisait de mal à quiconque. Il créait, dans son coin, et ne demandait rien à personne. Une destruction humaine comme tant d'autres, à l'époque. Monsieur Stamme, parti dans des souvenirs moins drôles, soupira : Moi, ils m'ont cueilli tout juste six semaines après. Je faisais partie de la résistance, depuis la première heure, avec Nestor, et le Gaby...
- Ils ont arrêté Hector Léon le soir même, ou le lendemain de son spectacle ?, l'ai-je relancé, histoire de réorienter sa mémoire du côté qui m'intéressait. - Si tu avais vu cela, ma pauvre Choupinette ! Une violence ! Une barbarie à son égard ! Les voisins n'en avaient jamais reparlé. Même à demi-mot, après-guerre. Par contre, ils n'ont pas touché aux murs. Heureusement ! Ils auraient pu tout détruire. Brûler l'ensemble. Saccager son oeuvre ! Moi je dis qu'il avait été dénoncé. On n'a jamais su par qui. Il faut avouer qu'il avait pris de ces risques ! Il avait crié haut et fort que jamais son théâtre n'accepterait qu'un barbare, antisémite et agressif, n'en passerait le seuil. Les Germains pouvaient réciter Goethe ou jouer du Bach, du Beethoven, il n'avait pas la moindre place pour eux.
C'est à son retour des camps, - parce qu'il en était revenu, il fallait voir comment, tout maigrelet, Choupinette, le regard perdu -, qu'il était devenu bizarre. À cause de ce traumatisme, sans doute. Il avait fini ses jours en ne sortant plus qu'exceptionnellement des hautes murailles. N'adressant jamais plus la parole à quiconque. Il se faisait livrer quelques patates, un peu de viande, à l'occasion. Des oeufs, du saucisson. Sa clôture, il l'avait enduite, bien avant. Il a poursuivi... Chaque banc. Et les fauteuils d'orchestre, de béton moulé, en formes fluides, d'un trait de garance, de paprika, de prune, d'orangé, de vert, d'ardoise, de café, d'outremer, de cassis, de pétunia. Toute la palette... Allégories, caricatures... Fresques géantes, ou miniatures. En bas-relief, le plus souvent. Il ne parlait plus à personne, mais il donnait son texte devant les gradins vides, les soirs de pleine lune. En argot de théâtre, on appelle ça "faire rigoler les banquettes", mais moi ça ne m'amusait guère, tu sais, Choupinette... Personne n'attendait, ni n'entendait jamais, côté public. Si ce n'est dans son imaginaire, peut-être.
Monsieur Stamme le savait bien.
*
Il m'en reparla, lors d'une autre visite, avec Phuong et Patsie. L'école publique, avec son logement de fonction, se trouvait alors rue des agapanthes : non loin du Petit Théâtre Polychrome. En raison de l'écho, le texte lui revenait, par intermittence. Je n'avais pas pu m'empêcher de l'interrompre, avide d'en savoir un peu plus : Il jouait quoi ?
- Au début, Plaute, Aristophane. Corneille... Mais aussi ses contemporains. Comme Jean Anouilh. Il aimait particulièrement Antigone.
- Il interprétait tous les rôles ?
- Bien sûr ! Parfois même il brodait. Je me souviens, un soir, j'ai sorti le texte, Hernani. Un vieux Larousse, à la couverture grisonnante. Encre violette. Tu ne connais pas ? Monsieur Stamme se serait presque fâché, pour de vrai ! Comment est-ce possible ! Ah, ces jeunes, ils ne savent plus rien ! Mais qu'est-ce qu'on t'apprend donc, à l'école, Choupinette ? C'est que tu aurais bien l'âge de passer le certificat d'études, non ? Il secoua son sonotone, avant de reprendre : C'est un chef d'oeuvre, de Victor Hugo. Ne me dis pas que tu ne connais pas l'auteur du Dernier jour d'un condamné, des Misérables ?!
J'acquiesçai, pour le rassurer... : - Et Notre-Dame de Paris.
- Les Contemplations, aussi !, ajoutèrent mes copines.
- Ah, quand même ! Hernani, c'est LE drame romantique par excellence ! Tu as tort de ne pas t'en être déjà délectée. Tu devrais le lire... C'est bien, Choupinette ! Crois-moi... !
- Toi non plus ?, a-t-il demandé à Phuong. Ni toi ?, a-t-il relancé Patsie. Déçu, il a alors expliqué : Ça commence avec un roi qui se cache dans un placard. On a souri. Monsieur Léon représentait tour à tour la belle Dona Sol, le chef de l'état, le bandit... Il riait, il pleurait. Au moment du suicide :
Mort ! non pas !... nous dormons.
Il dort ! c'est mon époux, vois-tu, nous nous aimons,
Nous sommes couchés là. C'est notre nuit de noce.
j'ai entendu d'étourdissantes déflagrations. De balles. Ça a claqué, dans le crépuscule...! J'ai frémi. Et s'il s'était tué ? Le texte résonnait dans ma tête. J'ai couru dans le noir.
On écoutait monsieur Stamme, pleines d'ardeur... Le gredin a refusé de m'ouvrir. Au début il faisait le mort, justement !
Finalement, il m'a répondu. Non pas quand j'ai demandé si tout allait bien, mais lorsqu'à mon tour j'ai déclamé Harnali ou la contrainte par cor. Une parodie, en quatre tableaux et en vers, dont j'avais fait apprendre l'exposition à mes CM2, quelques semaines plus tôt. La belle était surnommé Quasifol, ô scandale ! Il a été outré, que je déforme ainsi le texte de ce grand, si immense Hugo. J'ai cru qu'il allait me provoquer en duel illico.
- Et alors, et après ? Phuong, immobile, s'était risquée à demander la suite, aussi fascinée que Patsie par ces épisodes du passé.
- Bahhhhh, Choupinette, la muraille de Chine est néanmoins restée fermée. Je n'ai pas pu l'approcher. Ce que j'ai remarqué, ce jour-là, c'est que le texte qu'il récitait n'était pourtant pas tout à fait celui du père de L'homme qui rit. C'est pour cette raison que j'avais osé lui donner le passage de mes petits. Une quinte de toux. Il ajoutait des scènes entières.
Monsieur Stamme n'avait plus l'habitude de parler autant ! Il reprit. J'avais demandé à ma femme d'extirper le classique, de la bibliothèque. Eh bien, impossible de suivre ! Il amplifiait, s'évadait, partait à bride abattue du côté d'autres rivages... C'était une création, personnelle. La trame, bien sûr, avait de quoi rappeler l'inventeur de Quasimodo et Esmeralda. Mais il en proposait une toute autre orchestration ! Lui qui affirmait qu'il convenait de respecter le maître ! Ah, ce monsieur Léon ! Il n'était pas à un paradoxe près !
Un temps. N'empêche, c'était quelqu'un...
- Et après ?
- Le voisinage, hostile, s'est plaint...
- Pourquoi ?
- Le vieux fou troublait leur silence. Le garde-champêtre s'en est mêlé. Le maire, les gendarmes.
- Pauvre Hector Léon ! Il a dû se sentir la cible de chicaneries abusives !
- On lui a demandé de faire moins de tapage nocturne. Surtout qu'un soir, il a décidé d'interpréter une sorte de comédie-ballet.
- D'après Molière ?
- Bravo ! Je crois bien que c'était une réécriture, à sa façon, du Bourgeois-gentilhomme.
- Oh, je l'ai justement étudié, l'an dernier.
- Notre metteur en scène n'a pas hésité une seconde. Monsieur comptait probablement saluer la mémoire de ce que Lully, Louis XIV et les autres, à la Cour, avaient eu sous leurs yeux, et dans les oreilles, quelques siècles plus tôt : un vrai poème harmonique ! Avec "ballet turc ridicule", lancé par des musiciens déchaînés. Ah, les Choupinette... Quel ensemble baroque, bon sang ! Toutes ses casseroles, ses verres, lui servirent d'instruments. Il avait dû rapporter quelque trompette, ou cor de chasse, de l'un de ses voyages. Ainsi qu'un gong, tibétain. Le village ne ferma pas l'oeil de la nuit. Et le lendemain, les plaintes se sont multipliées. C'est pour cela que certains le traitaient d'original, au cerveau détraqué...
- Moi, je crois que ce n'était qu'un misanthrope, blessé par la vie...
*
L'instituteur nous regardait, l'air solennel. - On l'a retrouvé mort, je ne sais plus quand, exactement. Il était allongé, depuis plusieurs jours. Personne ne s'en était aperçu. Tombé en scène, comme Jean-Baptiste Poquelin, en plein Malade Imaginaire. Redoutable agonie...
Il croyait peut-être que je ne savais pas ce que c'était, la mort ? Selon son désir, et d'après son testament, mes Choupinette, Hector Léon a été fort théâtralement enterré. Même si c'était un peu à la sauvette ! On l'a déposé dans le caveau en forme de loge, recouvert de faux velours rouge, qu'il avait réalisé, au cimetière, dès son arrivée au village. Au retour des fjords. Il l'a fait bâtir, spécialement pour un ami, et pour lui, d'après des plans probablement dessinés par lui seul. De son vivant, il allait d'ailleurs déjà s'y recueillir, régulièrement. C'était même à la fin sa seule échappée hors de sa cage théâtrale, dont il ne sortait plus guère...
J'écoutais monsieur Stamme, électrisée. J'espérais qu'il allait encore me servir des anecdotes. Des détails, croustillants, me permettant de comprendre qui avait été cet homme, capable de se construire un authentique théâtre, au fin fond de la campagne la plus reculée ! Et un mausolée atypique...
Sa femme avait été inhumée, avec leur fils, dans un autre tombeau, familial, dans le village voisin. Celui des parents de Marinette Léon. Lui avait préféré rester là, dans son unique compagnie. Solitaire. Comme il avait vécu. Et encore : il aurait souhaité faire ériger le caveau dans l'enceinte même du Petit Théâtre, sous le proscenium. Mais les autorités l'avaient prévenu : c'était illégal. Interdit. On ne l'y autoriserait point. Les premiers magistrats de la commune s'étaient succédés. Tous lui avaient opposé une identique fin de non-recevoir. Tenace.
Ce qui m'intriguait, c'était sa passion. Au-delà de cette pierre tombale, exceptionnelle, pourquoi ce Petit Théâtre Polychrome avait-il été créé, de toute pièce (c'était le cas de le dire), par lui ?
*
- Mais il écrivait, tu ne le savais donc pas ?
Ça, c'était la femme de l'ancien maire, Mme Flamingo. Elle répondait évasivement à nos questions. Préférant barjaquer, déparler... Elle aussi habitait la résidence pour personnes âgées, et moi, après mes cours, j'y fonçais, accompagnée par une Patsie de plus en plus captivée par le sujet, et Phuong, avec qui je passais désormais tout mon temps libre. - Il écrivait ?
- Mais quoi ? Du théâtre ? Il a été publié ? On avait accumulé en même temps les questionnements, face à ce scoop incroyable.
- Je veux le lire !
- Je voudrais tellement savoir ce que ce type pouvait bien avoir à dire...
- Tu crois que M. Stamme l'entendait parfois déclamer ses propres répliques ? Avec des apartés, d'Hector Léon lui-même, qu'il réservait au boulanger ! Des quiproquos prenant pour modèle l'épicière... Des coups de théâtre avec le boucher ?
- Mais oui, c'est sûr !
On était là, toutes les trois. Ahuries. - Oh, je ne peux pas vous en dire davantage ! , avait soupiré Madame Flamingo. Moi je n'ai jamais aimé ni lire, ni tous ces trucs tordus d'intellectuels. On n'y comprend rien, alors vous vous doutez bien que ce n'est pas moi qui vais vous renseigner sur ce sujet...
Je l'aurais étranglée, peuchère.
- Eh bien quoi, oui, il écrivait...
- Si vous le savez, c'est que... Le super spectacle, en 1943, qu'il a donné, avant d'être raflé, c'était son texte, qu'il jouait ? Il y avait une troupe, d'autres comédiens ?
- Ils étaient nombreux ?
- La pièce parlait des gens du pays ?
- Il vous nommait, vous ?
*
Impossible de lui faire desserrer les dents : madame Flamingo avait terminé ses confidences pour ce jour-là ! Elle s'était mise à contempler benoîtement les aiguilles de son tricot. Sans doute pas une maille élaborée depuis des lustres. D'ailleurs, c'était démodé, ma bonne dame, les moufles en grosse laine grise, avec des trous partout. Vous n'êtes peut-être pas au courant, mais au vingt-et-unième siècle, on a inventé la fourrure polaire, et j'aime autant vous dire que ça tient bien plus chaud !, avais-je envie de lui souffler dans les bronches, tant je me sentais laissée en plan, abandonnée, là, à ce moment crucial !
- Et c'est bien moins moche que l'horreur informe que vous tenez sur vos genoux !, aurait ajouté Phuong, aussi abasourdie que moi-même, par cette révélation.
Monsieur Léon écrivait !
Inutile de divaguer : madame Flamingo ne lâcherait pas un mot de plus. Il faut dire, son mari, c'était justement cette année-là, qu'il avait été maire. Lorsqu'on avait arrêté notre mystérieuse vedette. Respect et obéissance au Maréchal Pétain... Travail, famille, patrie. Pendant toute la durée de la guerre, il avait collaboré, son époux. Sur cette période, dans le fond, elle aimait mieux se plonger dans une apaisante amnésie.
Monsieur Stamme, de son côté, était incapable de nous dire dans quel genre de théâtre le vieil original avait donné ses lettres de noblesse. - Moi, j'ai toujours eu un faible pour la poésie, vous savez, les Choupinette. Incompétent en la matière ?
Oui, l'on racontait parfois qu'il écrivait. Mais tout se disait, à son propos ! N'importe quoi... Il se prenait sans doute pour Racine, Cocteau, Calderon... Mais j'imagine que ce n'était qu'un... qu'un écrivassier du dimanche, non ? S'il avait eu du talent, cela se serait su, mesdemoiselles. Il aurait été publié...
Rougissant, il chuchota, en me regardant fixement : Moi-même, j'ai commis quelques vers, Choupinette. Si tu veux que je te les récite... Je n'écris qu'en alexandrins, et ce sont des sonnets parfaits : deux quatrains, deux tercets. C'est très dur, tu sais, de construire un poème de quatorze fois douze syllabes. Et qui riment, de surcroît !
Monsieur Stamme nous saoula avec des roses, des femmes dont les pétales n'étaient pas éternels, le temps qui passait... Très original !
Vive Jacques Prévert : moi je préfère. J'eus bien du mal à le faire revenir à Hector Léon. D'après lui, le fait que ce monsieur ait bâti ce théâtre nuisait considérablement à la possibilité qu'il ait eu des facultés créatrices purement littéraires. Il ne faut pas mélanger les torchons, les draps de plage et les serviettes !, soupirait-il. Hugooooo, c'est forcément autre chose... Il se grattait le front. Eh puis...,je n'ai jamais vu passer le moindre exemplaire avec son nom imprimé, au bibliobus. Pendant toutes mes années, à la tête de l'école publique. C'est une preuve, ça, non ?
*
- On devrait demander à Mamouschkaïa, insistait Patsie.
- Et si tu écrivais un mail à ta prof, de Marseille ? Tu m'as dit que c'était une encyclopédie, cette nana. Elle va à Avignon, tous les ans, au festival de théâtre. Peut-être qu'elle le connaît, le père Léon ? Elle a sans doute un de ses livres, dans sa bibliothèque personnelle ? Ça, c'était Phuong, à qui j'avais confié, assise sur Hamlet, un soir, combien je me languissais de ma prof de l'ancien collège. Tu pourrais l'inviter à passer, cet été, pendant les vacances ! Si elle part vers le Nord... Y'en a qui le font, je t'assure. On pourrait lui montrer notre théâtre. Au moins du dehors.
Parce que désormais, le Petit Théâtre Polychrome, dans sa verdure délirante, était le bien de tous. Le village entier n'aspirait qu'à sa réouverture. Rêvait d'une programmation. N'était-ce pas un patrimoine collectif ? Un délicieux havre culturel, pour ce hameau, dénué de tout autre plaisir... Mes copains en avaient parlé aux leurs, lesquels avaient abordé le sujet avec leurs parents, leurs voisins. Bref, pas un habitant n'avait pu ignorer ce projet, redonner vie à l'éphémère merveille. Une salle unique en son genre. De spectacle. Privée. À rendre publique, pourquoi pas ? - À la fin du XXe siècle, il y avait déjà presque cinquante théâtres privés, rien qu'à Paris... et ça a dû augmenter, depuis ! Alors, pourquoi pas à Autruche ?
Mme Sullivan refusait de retrouver la clef du Palais Dramatique, dont elle avait hérité de son ascendant par alliance. Elle possédait, certes, ce pavillon protégé par des superficies imposantes, mais la Culture et elle, cela faisait deux. Vieille bique ! Et puis, il y avait eu un concert, lyrique, une année, sur la scène, qu'elle avait généreusement prêtée. Les galeries de circulation du haut, ou déambulatoires, tout un réseau de planches pourries, sous des voûtes rayonnantes, avaient menacé de s'effondrer, sous l'intensité des applaudissements du pourtant maigre public averti de l'événement. Depuis, elle répondait, en hochant la tête, gravement, d'un air entendu, Pour des raisons de sécurité, il est hors de question de prêter les lieux. Ce qu'elle était tracassière ! Surtout, elle ajoutait, outrée, Et puis, la lyrique, il faut aimer, vraiment...
- Pourquoi, ce n'est pas ce que vous préférez ? Elle avait haussé les épaules... soupiré. Moi, c'que j'aime, c'est l'accordéon.
En réalité, elle n'avait fait tous ces aveux qu'à moi. Gala obstinée. Gala volontaire. Galatée acharnée... Car personne d'autre, depuis des siècles, n'aurait eu une idée assez saugrenue, pour aller tenter de dialoguer avec cette sauvage.
Dans le but de lui faire entrouvrir la porte de son royaume, moi, j'étais prête à toutes les concessions. Car je voulais visiter ce territoire, l'explorer, l'inspecter tout entier. À l'extérieur, les fragments de frise brute, ornés de flacons anciens et autres débris, ne pouvaient que me séduire, déposés de façon à former de petits personnages, réjouissants, aux larges sourires. Se pressait une foule de paisibles couples enlacés. Ils peuplaient les lieux d'une présence impressionnante. Croissance quasi organique. Je sentais que je frôlais quelque virtuosité saisissante. Mon rêve ? Me l'approprier !
À cette époque, je passais le moins de temps possible à la maison. Mon frère essayait de m'amadouer, de me retenir. Et moi, je le faisais maronner, je l'envoyais sur les roses. -Tu t'ennuies, tu voudrais jouer avec moi ! Mais mon vieux, tu sais quel âge j'ai, moi ?, je lui répondais, en partant. Et je claquais la porte, fort...
C'est que, de mon côté, j'avais autre chose à faire que de m'occuper de ce bouffon.
*
Ce jour-là, j'avais réussi à obtenir un rendez-vous avec la femme à barbe, dont la moustache sombre se détachait par zones irrégulières sur ses lèvres sèches et croûteuses. Je veux parler de l'épouvantable Mme Sullivan, la descendante indirecte, plus qu'austère, de monsieur Léon, père d'Edouard. Ce dernier n'avait pas eu le temps de faire un enfant, mort trop jeune. Donc l'héritage avait ensuite circulé, d'une branche à l'autre des cousins germains, jusqu'à arriver du côté de cette dernière, qui n'était que l'épouse d'un neveu éloigné. Par alliance, donc. Même pas liée le moins du monde au vieux fou, comme certains anciens du village surnommaient le créateur du Petit Théâtre Polychrome.
Je me postais parfois un après-midi entier, à califourchon, sur la barrière peinte en blanc, bien proprette, des voisins d'en face. Mercredi, samedi, dimanche... On avait même le jeudi, libre. Une semaine sur deux, après le cours d'histoire. De 13 à 14 heures. Phuong s'allongeait dans l'herbe, un épi entre les lèvres. Patsie effeuillait des marguerites, en rêvant au grand amour. Moi, je recopiais, sur des rectangles de dessin, format raisin, à grain épais, chipés à mon frère, les motifs déjà délavés que l'on devinait, sur les planches extérieures du théâtre. Il faut sauver ces graphismes, avant qu'ils ne disparaissent totalement ! Lignes arrondies, élancées, nymphes minérales, assemblages hétéroclites et difformes, longs pieux ciselés, armatures pour polystyrène d'emballage raboté, cuvettes défoncées, pots d'azalées perfectionnés, brosses retouchées, agates incluses, silhouettes en fer-blanc, découpé, sommairement soudées, engrenages, cadrans solaires et roulements à billes... Catalogues d'objets introuvables ! Je me découvris d'une patience d'archéologue, avec ces reliques d'un autre temps.
Comment entrer là ?
Ouf ! Mon "harcèlement" fut plus puissant que les résistances rencontrées : Madame Sullivan accepta, finalement, de me recevoir. Non pour que je lui parle du seul sujet me tenant à coeur... ! Mais sous prétexte de répondre à une interview scolaire sur son chien Grison.
L'horreur.
Oh, fada ! Jamais vu molosse pareil ! Un vrai tueur, bavant en fleuve qui déborde. Ses dents, pointues, rappelaient les vampires. Et surtout, il aboyait, il sautait, comme un fou, dans sa cage rouillée, d'un mètre sur deux. J'avais vu juste, en pensant que cette vieille fille n'aimait que lui au monde. Et je l'avais flattée, tout en camouflant ma peur, en lui téléphonant, pour la féliciter à propos de la belle bête qui montait la garde devant le Château. Les gens du pays l'appelaient ainsi, sa maison. Mais c'était plutôt par dérision. La fameuse tronche d'api vivait en dehors du bourg. Son Rotweiller assurait la surveillance.
*
J'arrivai scrupuleusement à l'heure. Un petit calepin à la main. Phuong n'avait pas voulu nous accompagner, bien trop terrorisée. Patsie ne se sentait pas très fière, à mes côtés. Heureusement, les deux garçons les plus sympas de notre classe, au collège, Miguel et Éric, avaient promis que si nous ne réapparaissions pas avant la nuit, ils alerteraient les flics. Et la morgue : directement ! Tu parles, la sentinelle s'est mise à hurler à la mort, alors qu'on était encore à des kilomètres. Nous nous demandions si nous allions poursuivre. Nos jambes flageolaient. Mais j'avais un but, auquel je tenais. J'avais résolument décidé de continuer notre avancée...
Mme Sullivan a entrouvert sa porte. À peine. La chaîne était coincée, de l'intérieur, pour mieux la protéger. Bientôt elle allait sortir un fusil à lunettes, genre Calamity Jane, dans son far-ouest aux moeurs reculées. J'avais apprécié, grâce aux cours de Maryvonne Jijiair, la correspondance de cette sacrée bonne femme. Au XIXe siècle... Ma prof, en plus du théâtre, adorait les histoires de cow-boys et d'Indiens. Elle y avait joué, toute son enfance, disait-elle. Chef de bande... Oui, Martha Jane Canary, dite Calamity, ce n'était pas seulement une figure rigolote, pour dessin animé. Elle avait existé. En vrai ! Quelle épopée... Enterrée à Deadwood, dans le Dakota du Sud. Elle avait même eu une fille, Janey. De Wild Bill Hickok.
C'était très touchant ! Elle ne l'avait pas élevée elle. Parce qu'elle sentait qu'elle ne pourrait pas lui donner d'éducation. Oui, Janey, par amour pour toi, je me sépare de tes petits petons tout roses... Elle ne l'avait pas envoyée sur la Canebière, ni à Autruche, dans la lointaine Europe, mais elle avait pensé que, de saloon en bordel, à fréquenter d'impatients joueurs de poker, des tricheurs patentés, des mafalous recherchés par des shérifs coléreux, ce ne serait pas top. Les poseurs de rails, ça faisait les marioles... Ils étaient tous d'une de ces violences ! Le "diable blanc", comme la surnommaient les Indiens, la "reine des plaines", avait continué à manipuler sa Winchester ou son colt, plus vite que son ombre, et elle avait confié son bien le plus précieux à ces gens, les O'Neil.
- Oh, c'est incroyable, c'est justement le nom de ma corres', en Floride !, s'était pâmée Patsie.
- Faudra lui en parler !
Ils avaient adopté la fillette sans hésiter. La mère biologique continuait à lui écrire, régulièrement. Sans lui envoyer ses missives. Les parents de remplacement s'étaient engagés à dire la vérité à Janey, lorsque Calamity serait morte. Stupéfiante histoire, non ? Ce journal intime, elle le remplissait chaque année, le jour de l'anniversaire de sa petite. Et ce courrier à sa fillette chérie, elle le conservait, collé contre son cheval, dans la poche de la selle de cuir râpeux.
- Ça te fracasse le teston, une histoire pareille ! En tous les cas, ce n'est pas ma mère, ni mon père, qui m'auraient écrit ainsi ! À mon frère, encore... Un temps. Elle a même cuisiné pour les Dalton, rigole pas ! Je te jure que c'est véridique !, j'expliquais à Patsie, pour nous donner du courage, en avançant vers la porte cadenassée de Mme Sullivan. Elle a laissé à sa Janey la recette de ses omelettes et brownies...
J'avais lu sa biographie, rédigée par Hortense Dufour. En classe, nous avions dévoré ses lettres, écrites entre le 25 septembre 1877, et juin 1902. Les copains faisaient sauter des pétards, pour rappeler le crépitement des pistolets. C'était les collègues de Maryvonne Jijiair, dans les salles voisines, qui étaient contents...
- Tiens, ça aussi, ce serait un texte à monter, sur la scène du Petit Théâtre Polychrome !
Tous les jours, j'avais de nouvelles idées. La programmation se faisait à la vitesse grand V. Je n'avais toujours pas réussi à y mettre les pieds, mais je m'y incrustais, de plus en plus sérieusement, par l'esprit, désormais. Vraiment attachée.
J'avais même alerté le maire. C'était le père de Rachid. Il savait qu'ils possédaient ce chef d'oeuvre, dans leur village. Monsieur Al Karkaouiri, dans le fond, il voulait bien m'aider, dans mon projet, m'accorder même une subvention, si je parvenais à obtenir quoi que ce soit de cette gargouille grimaçante. Mme Sullivan lui faisait-elle peur, à lui aussi ? Tu peux compter sur moi. On votera en conseil municipal une somme rondelette. Oui, coquette. Pour vous soutenir. Si tu réussis l'exploit de te faire confier ses clefs ! Il ne s'engageait à rien, en me disant cela, puisqu'il était sûr que j'allais me faire jeter. Tous les paris m'étaient défavorables. Impossible de lui faire accepter quelque ouverture que ce soit, à cette tarasque. Oui, cette mégère paraissait inapprivoisable.
C'est d'ailleurs ce qui s'est passé.
Indomptable.
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Je me suis obstinée : j'ai pris rendez-vous.
Seconde tentative.
C'était plus poli. Plus sûr, aussi. Elle m'a claqué la porte au nez, après avoir répondu, du bout des lèvres, à propos de l'âge de son chien chien, le nombre de fois où elle l'avait amené chez le vétérinaire, combien de kilos de viande elle achetait pour lui, par semaine. Et vous lui faites un petit cadeau, pour son anniversaire ? Vous comprenez, c'est le prof d'SVT qui nous a demandé de faire ce sondage.
- C'est quoi l'aise-vété ?, elle m'a rétorqué, soupçonneuse. De son temps, science de la vie et de la terre, cela s'appelait sans doute encore biologie.
Ou sciences naturelles. Ma mère, elle disait toujours sinat', en rougissant jusqu'aux oreilles. C'était pendant un cours de ce genre que mon père lui avait demandé si elle voulait bien venir à une boum, avec lui, le samedi. À l'oreille, elle allait lui souffler que oui, quand sa prof l'avait vue. L'infâme avait hurlé. Les avait collés tous les deux, le mercredi suivant. L'après-midi entier. C'est même grâce à ces circonstances exceptionnelles qu'ils étaient bel et bien sortis ensemble, pour fêter leur première punition ! Après, ils avaient tout fait pour être en retenue le plus souvent possible, parce que mes grands-parents ne l'auraient pas laissée fréquenter un garçon, sinon. Si jeune... Enfin, c'est ce qu'elle croyait.
Moi, j'aimais bien quand ils racontaient leur rencontre, leur coup de foudre, mes parents. Avant. Toute la légende familiale !
-Tu veux quoi, toi ? Mme Sullivan m'avait brutalement éjectée hors de mes songeries. Je le savais, qu'elle n'aimait pas les jeunes. Ni les humains en général, d'ailleurs. Mais quand même, en grattant bien, on devait bien pouvoir trouver un peu de chair tendre, sous sa robuste carapace... ?
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Je me suis lancée dans des trésors d'éloquence. Usant autant de la persuasion que de la conviction. Oh la tchatche ! J'ai abusé de mes charmes, prenant l'air intimidé. Heu, voilà, je... vous... Je me suis adossée à la logique la plus élémentaire : arguments répétés, scandés. Avec véhémence. Madame, vous serez ainsi adulée par le village tout entier... Tout le monde vous adorera ! Vous serez gravée dans le marbre du souvenir et la reconnaissance publique vous encensera. Mais était-ce son but ? Je multipliai les exemples illustres, à l'appui de ma démonstration... Connaissez-vous le mécène du grand théâtre Ducorneau, à Agen ? Il a laissé son nom au bâtiment... Je souriais, apparemment sûre de moi, désormais. Détendue. Tout en tremblant, fébrile, à l'intérieur.
Je me demande comment j'ai réussi à la décider, l'Affreuse. Parce qu'elle multipliait les mimiques, avec son visage tout de traviole. Les pfeuttt, les boffff, les arghhh : une vraie bande dessinée à elle toute seule. Elle se fermait, comme une porte de prison, et les graffiti, qu'on pouvait lire sur ses rides, n'étaient pas spécialement jolis !
Pourtant, à la fin, j'ai vu qu'elle frémissait des naseaux, quand j'ai laissé entendre que monsieur le Maire lui-même apportait sa caution. Oui, il irait jusqu'à lui transmettre une somme, conséquente, pour que ce prestigieux théâtre, de toute manière clos, bêtement, puisse être retapé. Gratuitement. Par nos bons soins.
-Tous les contribuables s'investiront, autour d'un projet aussi exceptionnel... ajoutai-je.
Elle savait bien que peu à peu tout allait s'effondrer. La catastrophe s'annonçait, d'ailleurs, par zone. Imminente. Brèches, fentes... Dans les interstices, dans chaque fissure, poussaient de petits arbres. Et leurs racines, si personne ne les arrachait, risquaient de causer d'effroyables dommages... Un bâtiment s'entretient ! Nous, on vous le fait à l'oeil... Le tout se désintégrait. Lentement, certes. Mais inéluctablement.
C'est ainsi que j'ai réussi à la convaincre. L'idée fabuleuse d'un chantier de jeunesse, pour la Culture, tout dévoué à l'Art théâtral, à la mémoire de Monsieur Léon, à vrai dire, ça ne l'intéressait pas le moins du monde. Le vieux fou, elle avait apprécié d'en hériter, par personnes interposées. De là à lui en être reconnaissante, il ne fallait tout de même pas exagérer !
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Enfin, lorsque j'ai appris que je passais en Seconde, - le conseil de classe du troisième trimestre avait dû tenir compte des modalités, considérées comme plus atténuantes qu'aggravantes, de notre installation, tardive, à Autruche, la fatigue de maman, Victor - , bref, lorsque j'ai fêté mon passage, parlé en sanglotant de joie à Hamlet, au fond du jardin, trempé mes pieds dans le ruisseau, en hurlant de rire, le même soir, le téléphone a sonné.
C'était elle.
Mme Sullivan, de sa voix la plus aigre, a demandé à me parler. Une bonne nouvelle n'arrivait jamais seule, c'était bien connu... - J'ai bien réfléchi, ce n'est pas possible... vous êtes beaucoup trop jeunes ! Que des mineurs ; je ne peux pas faire confiance à des enfants... Il fallait voir comment elle avait insisté sur ce dernier mot, comme pour mieux m'humilier. De toutes les couleurs, elle m'en aura fait voir, cette encatanée de cataplasme !, ai-je aussitôt pensé. Oh pauvre, elle nous aura fait bisquer... Elle reprenait, déjà : - Je n'accepte qu'à condition qu'un adulte supervise les travaux. Sans parler de... de ce... stage de théâtre.
Parce que moi, à la municipalité, j'avais proposé un plan d'enfer. On n'allait pas partir en vacances, avec tous les frais liés au déménagement, maman fauchée, mon petit frère toujours aussi gnangnan. Pour les copains, c'était pareil. La plupart ne quittaient pas Autruche. Bref, en juillet, on restaurerait l'essentiel des bâtiments. On consoliderait les murets, les passerelles et corridors de service, le pont volant, le gril, les herses d'éclairage, treuils et contrepoids, sans parler de la salle elle-même, qui nécessiterait un toilettage dans les règles. La pièce pompeusement baptisée magasin, s'étofferait : on y entreposerait les éléments de décor, les accessoires fondamentaux.
Tous les matins.
On répéterait l'après-midi. Voire le soir. Et en août, pour les touristes et les villageois, oui, au moment de la fête, dite du Cheval, juste avant le feu d'artifice, je m'étais engagée... on monterait un spectacle hors pair.
Tu parles d'un projet bien ficelé !
- Tu comprends, ma petite Gala, il faut qu'il y ait des moniteurs !, nasillait la repoussante ogresse, dans le combiné... Au moins un ! Sinon, pour la sécurité, je pourrais avoir des problèmes, moi...
Bien sûr, il ne fallait pas compter sur les parents. Comme d'habitude.
Mon père, s'il avait été là... Mais... bien sûr... Des larmes m'étaient montées aux yeux. Je savais que lui aurait adoré cette utopie. Il avait écrit des poèmes d'amour, quand il était plus jeune. Très fleur bleue, mon papounet d'à moi. Quelques sketches. Cependant, là, impossible de faire appel à ses bons et loyaux services. J'avais envie de lui casser la figure, à cette diablesse. Où voulait-elle que je lui en dégote un, d'adulte, responsable, qui accepte de nous encadrer... ? Comme s'ils n'avaient que ça à faire, les adultes !
*
La solution miracle, on ne l'attendait plus.
Éric donnait des coups de pied dans les boîtes de soda, abandonnées, sur la place de l'église. On tournait en rond. On riait fort. On ne trouvait même pas la force de bouger nos fesses du macadam en train de fondre... Trop chaud pour une pétanque : un vrai estouffadou ! Et après ce grilladou, selon les jours : de l'eau... Des trombes ! Le Fred, turbulent, comme toujours, faisait le cacou, il s'amusait à faire vrombir sa mobylette. Ou bien une caisse qu'il avait "empruntée", on se demandait où, dont le pot d'échappement faisait cruellement défaut... Il freinait au dernier moment, lorsque le petit chat de la mère Giovanna, la queue tremblante, essayait de traverser l'unique passage piéton de la rue. Yoann cherchait quelqu'un contre qui se battre, nerveusement. Pas agressif, mais vrillant à vide, en quelque sorte... Julienne, ravie qu'il soit là, lui faisait les yeux doux. Il ne la voyait même pas, ce fada. Trop complexé. Benêt rougissant. On en était à compter les lézards, et moi je me souvenais qu'à Marseille, la mer toute bleue caressait de sa langue les calanques. On se radassait sur le sol... J'avais froid, pour le premier été de ma vie. Je ne quittais pas un gros gilet, qu'avait porté mon père, autrefois, tricoté par ma grand-mère. Je tentais de lancer de petits cailloux dans un trou. Je le ratais à tous les coups... J'en avais ras le bol.
Ma claque, oui !
C'est Phuong, soudain, qui a soufflé la solution : Tu lui as écrit, au fait, à ta prof d'avant ?
- Ma prof d'avant ?
Maryvonne ? Maryvonne Jijiair ? Mais oui, ma génialissime professousse ! Celle avec qui, justement, j'avais mordu à l'hameçon, aimé la scène. Celle grâce à laquelle j'avais décidé... quand papa avait commencé d'être malade, l'existence est trop triste, parfois, oui, j'avais résolu, avec détermination, désormais, que moi, plus tard, j'endosserais tous les rôles, pour changer la vie : je ferais du théâtre !
Maryvonne.
C'est vrai que ma copine m'avait déjà donné l'idée de lui demander si dans sa bibliothèque incroyable, elle n'avait rien, écrit par Hector Léon... Cette nana, elle louait tout un appartement, en plus de son petit nid, uniquement pour stocker ses bouquins. J'avais visité son chaos, une fois. On avait répété, chez elle, avant notre spectacle. Et comme j'avais parlé de Fatima Gallaire, de Michel Azama, et de Véra Feyder, dont on avait étudié un extrait, en classe, elle m'avait dit, Viens ! Elle m'avait proposé de la suivre. Ce labyrinthe ! On n'en voyait pas le bout... Elle avait acheté des étagères variées, en pin des Landes, en métal, avec des briques, des planches posées dessus, en plexi. Du neuf, de la récupération, chez Emmaüs... Et partout, ça débordait : des livres de poche, des séries, des reliés, des abîmés, des courants, des rares. Elle en avait absolument jusqu'au plafond. Dans les moindres recoins !
J'étais censée lui avoir écrit pour lui demander si elle n'avait pas un ouvrage de notre gloire locale, à me prêter. Ou sur lui.
J'aurais pu lui envoyer au moins un e-mail... Un S.M.S.. Mais moi, je n'avais rien fait. Tu parles, pas le temps ! Entre le collège, - ce n'étaient pas encore les vacances, à ce moment-là -, le patio à entretenir, son entrelacs de sauge, ses lavandes, les menthes et les framboisiers, dont certains étaient loin d'être secs, les copains... Et puis, je lui aurais envoyé une lettre, à Maryvonne, fleuve ou minimaliste, pour lui dire quoi ?
Phuong, quand elle a une idée derrière la tête, impossible de la lui enlever.
Quant à Patsie, impatiente comme elle est : Bon, alors, on la pond ensemble, cette missive ? Ça c'était un mot qu'on venait de découvrir, au bahut. Et je l'utilisais à tout bout de champ. Lorsqu'on se faisait passer des messages, en histoire, je n'avais pas besoin de consulter le dictionnaire : Cette missive vous sied à merveille, demoiselle Phuong, et elle, qui riait, pendant qu'Éric lui envoyait à son tour quelque billet doux. Miguel était bien un peu jaloux. Néanmoins, il ne le montrait pas trop. Il n'y avait que moi, pour m'en rendre compte...
* Pour lire la suite, il suffit de me la réclamer...