Un cadavre, trajectoire du rêve


 

est la contribution d'Anne Poiré à l'anthologie de l'imaginaire éditée par les éditions Rafael de Surtis : dix volumes pour une approche de l'écriture vive... Anne Poiré participe à l'arcane neuvième, aux côtés d'Andrée Chedid et Paul Sanda... 84 nouvelles sont ici rassemblées, suivies d'une postface de Jean-Luc Moreau.

Le clin d'oeil aux Surréalistes n'échappera à personne, à la lecture de ce texte d'Anne Poiré, mi-rêve, mi-cauchemar, à la lisière du fantastique, et de... l'imaginaire !

Le magazine littéraire de juillet-août 2001

évoque cette maison d'édition dynamique, page 11,

et la sortie de l'Anthologie de l'Imaginaire...


Voici le texte complet proposé par Anne Poiré...

 

Un cadavre, trajectoire du rêve


Le surréalisme vous introduira dans la mort qui est une société secrète. Il gantera votre main, y ensevelira l'M profond par quoi commence le mot Mémoire.

André Breton


"Je n'ai pas de chance, je ne suis même pas vieux, et depuis trente-cinq ans, je vis à Sainte-Anne." Il me dévisage, ses yeux d'hiver dans les miens, plantés là où cela fait mal, exactement : la rouille pénètre, appuie, s'enfonce. Je n'ai pas le temps de lui répondre, déjà il navigue ailleurs, - expression vague, de fangeux marécage - , comme s'il n'était concerné par rien. Je deviens transparent, manifestement, face à son désintérêt, - un abîme de corset mystère, d'indifférence d'ortie par la fenêtre. Ce détachement complet qui le sépare de moi, du reste du monde, lacis de ses pensées, cendres opaques, inextricables et désordonnées -, me réduit à un statut d'invisible fantoche, de totale terre d'ombre.

Il est entré dans ma voiture, au moment précis où j'allais tourner la clef de contact. De saisissement j'ai fait vibrer, sursauter le moteur, il a rugi, - puis j'ai calé, brusquement. Nadjaël, - je saurai ensuite, seulement, qu'il se prénomme, surnomme, peut-être, ainsi - , Nadjaël pose ses doigts sur mon avant-bras, mes poils se dressent. " Tu veux bien me ramener à Sainte-Anne ?" Il est poli, tout doux. Il m'explique d'une voix ensorcelante qu'il a eu très envie d'une poupée Hopi. Il est sorti, a quitté l'hôpital, une pièce de un franc à la main, car il savait qu'il existait, quelque part, au moins, une idole Dayak à ce prix. Pour lui.

Il a longuement cherché son magique trophée, une tête Mundurucu. Pas perpétuellement perdus dans l'énigme immaculée des rues Coeur à barbe, coeur à barbe, les vilains médecins n'ont pas le sens de l'occulte.

De l'exquis.

Ni même Merlin, - rires cristallins !

La lune altère les reflets. Nadjaël porte des vêtements sales. De larges taches, dont je ne perçois que la globalité, constellent l'étoffe élimée, impénétrable papyrus aux sourdes chimères. Explorateur solitaire, j'ose à peine détourner la tête vers cette cartographie imaginaire, épier ce grimoire envoûtant. Je le sens, à côté de moi, qui respire lourdement. "S'il te plaît", il m'implore, " tout seul, je n'arriverai pas à rentrer, il faut qu'ils me fassent ma piqûre." Il ajoute, courtois, d'une affabilité bienveillante : " Je t'en prie, allons ensemble là-bas !"

Je n'ai jamais rencontré cet individu de ma vie. Je n'ai aucune raison de le laisser s'installer, de la sorte, dans mon automobile, ni de le conduire où que ce soit. Et pourtant je ne réagis pas, je lui demande comment on y va, Sainte-Anne, moi, jamais je ne m'y suis rendu. Nadjaël m'apprend qu'il lui est impossible de trouver, il peut toutefois me l'indiquer : " J'ai calculé, tu sais, d'où venons-nous, que sommes-nous, c'est drôlement bien de passer par le deuxième feu, parce qu'après, les âges de la vie, au carrefour, poisson insoluble, c'est l'avenue de la Liberté, je ne souhaite pas démêler, il y a des fois, c'est toi qui interprètes, par là, union libre des idées, rêves débridés, il faut que je convertisse, regarde, là, c'est écrit Hôtel Pris de Peur, c'est un signe ascendant, juste non loin de celui des Grands Hommes, file à droite, celtitude, tourne, là, j'ai un permis de haute mer, l'air de rien, l'air de l'eau, moi j'ai du mal à comprendre des fois ces insanités-là, bois et charbon, oblique à gauche, je te dis, tu vois, ainsi l'on évite le Diable "

Il rit. Anthologie de l'humour noir.

Je l'écoute sans tenir compte de ce fatras de paroles archaïques, automatiques, - véritable champ magnétique, qui m'hypnotise peu à peu. Mon véhicule avance, machinalement, comme s'il était guidé, sans que j'aie besoin d'agir. Je vais vite, de plus en plus vite.

Amnésie qui me brûle.

J'entrevois que Nadjaël ressemble à quelqu'un. Oubli. Le grand M du mensonge. Mon frère aîné est mort, il y a longtemps, dans un accident de voiture, l'on n'a jamais pu élucider les circonstances exactes de sa disparition. C'est vrai, Nadjaël a les mêmes traits, cette pupille acérée, - prunelle dilatée-, ce profil d'empreinte funéraire. Mascarade terrifiante. Je jette un coup d'oeil sur le côté, mon passager absorbé m'ignore, souverain. Puis un mien regard, furtif, plonge dans le rétroviseur, il est nécessaire que je sois rassuré.

Vision spectrale, brasier sans échappées : hélas, ce n'est pas moi que je contemple, là, dans la demi-pénombre, c'est lui, non pas l'aîné, plutôt le jumeau, ridé, son visage encore poupin, d'adolescent, déformé, - usure double à cheveux blancs -, mal rasé. Un faciès d'Indien Kwakiutl. Je veux confirmer cet aperçu, à la dérobée, je pivote lentement le menton. Nous circulons depuis des heures au coeur du réel déliquescent. Papillons de nuit vacillants. Bientôt le point du jour. Je vais vite, très vite, de plus en plus vite. Légitime défense. Toupie tournoyant au centre du labyrinthe effroyable.

Toujours plus vite.

Après avoir donné un curieux coup de volant, naturellement tout en courbes, tracés onduleux, enchevêtrés, Nadjaël choisit de me fermer les yeux : des deux mains, pareilles à des ailes d'albatros déployées, il obture mon regard, et me glisse à l'oreille qu'il faut non pas accepter le saut décisif, définitif, mais s'en infiniment réjouir. "Mon semblable, mon frère s'il vous plaît, vous m'oublierez ", et c'est fraternellement, qu'il appose ses doigts de masque articulé, ouvert, sur ma bouche, prête à hurler.

 

Ce qu'en dit

la critique ?

 

La revue Brèves, actualité de la nouvelle

dans

son numéro spécial Salon du livre de Jeunesse - Montreuil 2001 - n° 63 bis

Numéro spécial coédité avec le Centre de Promotion du Livre de Jeunesse Seine-Saint-Denis

 

Revue Brèves

Atelier du Gué

11 300 Villelongue d'Aude

111 bonnes nouvelles de partout ont été sélectionnées par cette revue d'excellente tenue, la seule, d'ailleurs, à être entièrement consacrée à l'actualité du genre. Aux côtés de Jean-Pierre Andrevon, Christiane Baroche, Jean-Noël Blanc, Daniel Boulanger, G-O Châteaureynaud, Sarah Cohen-Scali, Jean-Claude Dunyach, Paul Fournel, Anna Gavalda, Michèle Gazier, Marc Petit, Jean-Bernard Pouy, la nouvelle d'Anne Poiré fait partie de celles qui sont conseillées...

Ce texte illustre parfaitement le tour de magie ou d'horreur qu'est la nouvelle. C'est en effet un texte court, qui déstabilise rapidement son lecteur, imprime très vite sa marque et son sceau. Ce texte aspire le lecteur dans un autre monde, désynchronisé, accéléré. À la fin, celui-ci entrevoit un éclair de sens et préfère se cacher les yeux, se fermer la bouche, tel le protagoniste, pour éviter un cauchemar imminent, fulgurant. Anne Poiré a beaucoup publié de poésie, sa langue est soigneusement travaillée. Son cas confirme combien les catégories littéraires sont aujourd'hui arbitraires !

Guallino
Poème d'amour sur ciel


Pour retrouver le site complet d'Anne Poiré :

http://annepoire.free.fr