- Vernissages


Editions de L'amateur

n° 164

avril 2002

Tiré à 15 exemplaires


Vernissages

 

Dans ma tête résonne l'écho multicolore et kaléidoscopique de ces chorégraphies répétées. Leurs musiques... Leurs parfums... Mélodies qui se font écho, se chevauchent, sucrées, se heurtent, épicées, cacophonies désordonnées, amères constructions, mélopées, contrepoints, acides, fruités, âcres ou exquis, délicieuses polyphonies...
Badinages, tous les mêmes ?
Non, chacun différent. Jamais à l'avance l'on ne sait comment les vernissages vont se dérouler. Cette fois encore. Impossibles pronostics...

Ce qu'ils représentent ? Des fêtes, l'on convie les amis, la famille... Ne viennent pas ceux dont on était sûr qu'ils seraient là... Jaillissent, à l'improviste, les inattendus, fées oubliées, - interminables listings élaborés consciencieusement... aux noms rayés, ajoutés, supprimés, les enveloppes préparées, puis entassées, à timbrer...
D'autres surgissent... ceux qui vont nous réchauffer, nous surprendre, nous embraser... Tensions, aussi : parfois nous ne connaissons personne, et le contact ne naît pas, tarde, nous nous sentons en trop, en marge de ces pseudo-festivités dont nous nous serions bien dispensés.

Oui, les vernissages sont le "nous".
Ni le "je", ni le "tu".

Ensemble pour le pire, comme pour le meilleur.

Souvenir merveilleux, à Lyon, à la galerie Chomarat... Ce défilé d'anciens élèves. Le bouche à oreille a parfaitement fonctionné, ils viennent autant admirer les oeuvres de Patrick que me donner des nouvelles de leurs études supérieures, de leurs vies. Arrive ainsi, resplendissante, cette fille, autrefois atteinte d'un nénuphar malhonnête, rayons, chimio, la totale... et qui s'en sort. Elle a juste un peu craqué en apprenant qu'elle était désormais non pas guérie, mais en rémission. Sous surveillance. Pimpante, vivante, - poudroiement centuplé...
Au milieu des couleurs, ludiques, éclatantes, dans les traits légers, pétillants, si vivants...

Des vernissages, nous en avons à notre actif ! Albums inlassablement parcourus... Tableaux de scènes mémorables...
Vernissages, avec un "S", point sages...

Ce qui se produit, non pas au niveau du public, absent, plutôt entre nous deux : opposition, communication, exaltation. Connivence... La joie, l'horreur... Scansion... déception... Jamais ce n'est le moment de la plus douce intimité. L'intensité la plus enivrante, c'est avant, après. Non, ... pendant, c'est dur. Pour moi, Anne. J'aimerais, petite souris, m'éclipser dans un minuscule recoin. Si j'osais j'irais me cacher, je partirais, je me dissimulerais.
Timide, malgré les apparences.

Hélas, il convient de paraître, avoir l'air souriant, détendu. En moi gronde la tempête, la houle, le feu... Impérieusement. Ouf : le vernissage fini, nous rentrons, main dans la main, rires complices, nous gommons les cicatrices, passages qui nous séparent, - amnésie bienheureuse, nous annulons ces heures qui viennent de créer une entaille de trop longues minutes entre nous. Après, l'on se retrouve, tous les deux, loin des autres. Ta paume sur ma cuisse, dans mon cou... fil conducteur, cordon ombilical.
Oui, les vernissages nous disjoignent.

Nous soudent, pourtant, aussi ! Car ces expériences, c'est ensemble que nous les vivons.
Ah, partager l'Aventure...

Parfois c'est drôlement joyeux ! Riche ! Il est arrivé que nous grandissions, que nous soyons émus, touchés. Ce sont également d'exceptionnelles occasions, fédératrices.

Le plus rude, souvent, c'est l'après-vernissage. La tension a été maximale, tous ces gens, à qui serrer la main, à embrasser, auxquels sourire, "Tout va bien... ", supporter que l'on évoque la pluie et le beau temps, quand c'est de la série récente, - graffitis, palimpsestes, noeuds et griffures - , que l'on voudrait parler... que l'on vous colporte les scabreux potins du milieu... quand ce sont de ces Tourne-lilas ou Envolées-coquelicots, là, dernières nées, que l'on voudrait que l'on se préoccupe...
Extrêmement dure, - avant l'après en tête à tête, béni, où l'on se retrouvera enfin... - , suit la corvée du restaurant. J'exècre décidément les soirées en masse face aux nappes blanches. L'on est coincé, là, entre monsieur X et madame Y. Parfois des galeristes inconscients ont cherché à nous éloigner... Ils essaient d'installer Patrick ici, Anne, là : à distance. Nous osons faire déplacer des tablées entières, pour qu'un creux, un lien, nous rassemble à nouveau... Au diable la politesse, dans ces cas-là. L'unique façon de nous retrouver, c'est de ne pas nous scinder... Sinon la séparation devient intolérable... l'est !, ces heures, déjà, pendant lesquelles nous avons dû entourer les uns et les autres, sans pouvoir nous ressourcer l'un avec l'autre... L'un de l'autre. Dans l'autre.

Vernissages, la soif me brûle la gorge : le vin, les alcools sont prévus. Moi qui ne bois que de l'eau, je m'assèche. Soudain, Patrick apparaît, il me tend en souriant un verre qu'il a chevaleresquement réussi à débusquer. Il est ordinairement très compliqué de se faire servir autre chose que les boissons officielles... : il y parvient, pour moi, presque à coup sûr... Dans la transparence du liquide offert, je lis l'intégralité de son amour.
Évidemment, nous sommes fleurs bleues. Jusque dans les vernissages.

Le public est serti d'ombre, nous deux dans une lumière fausse, artificielle... Les premières années tu te rendais le plus transparent, invisible, certains s'en retournaient, ils ne savaient pas que l'artiste avait été présent... Timide.
Les façons d'agir ont changé... Patricia de la Gorce, notre amie habile de ses doigts, en couture, a inventé selon tes désirs et tes plans, la veste de vernissage, soyeuse des bleus du ciel, cousue de Méditerranée et de fleurs irisées, dans des tonalités de Cannes, d'île de Lerins ou Lipari, d'horizon en pleine mer... un patchwork exclusif, afin que tu sois le plus fastueux, la vedette, la star dans cet horizon étoilé... L'on te remarque, maintenant, l'on sait que tu es l'artiste... Tu brilles de tout ton éclat ! Et Claude Fromenty a su broder de mille feux l'or d'un bandeau pour ta crinière librement déployée...

Quelque chose que les gens ne sauront jamais, à propos de nous deux pendant les vernissages ? Tout ! Ils ignoreront toujours notre tendresse, notre amour, notre complicité. Pourtant nous ne cachons pas tous ces aspects... même quand nous nous embrassons, ô scandale, publiquement... , même quand nous nous tenons la main, quand nous nous glissons trois mots... ou davantage... Ce n'est qu'une infime partie de l'iceberg. La zone souterraine nous appartient, à nous seuls, et nous ne voulons la confier à personne...

Je trouve Patrick très beau, en règle générale, ses oeuvres aussi, or sous le feu des projecteurs, le charme est amplifié... Sa force, celle de ses toiles, ses sculptures, tout soudain brille, éclat dont nous sommes solidaires : je suis aussi fière des compliments qu'on lui adresse que je suis triste lorsque les visiteurs ne sont pas à la hauteur, n'accèdent pas à ce qui devrait leur sauter aux yeux !!!

Vernissages.
Je les déteste.

Tous ces gens, autour. Entre nous. Ces obstacles. Remparts.

Je savoure ton succès : tu es au centre.
Tu es le roi.

L'on s'émerveille.

Je suis si comblée de vivre avec toi, de pouvoir partager, au hasard, chaque seconde, - les douloureuses, les doutes... les temps forts... Découragements, jubilations... Comme d'autres mènent des batailles communes, nous, nous fructifions de nos pacifistes vernissages... un vécu dense.

Je les hais, ces imbéciles qui ne comprennent goutte. Toi, tu aurais plutôt tendance à leur pardonner, les excuser... Ce n'est pas grave, tu minimises, moi je saigne : questions stupides. Vides. Affirmations péremptoires et stériles.

J'affectionne les vernissages : toute une histoire. Les premiers, toi, recroquevillé, dans ton coin. Pourvu que l'on ne me découvre pas ! Si un journaliste t'approchait, te "harcelait", pensais-tu, tu t'immobilisais, muet, agressif. Tu souffrais. Sans carapace, ni défense. " Je n'ai rien à vous dire. Vous n'avez qu'à observer, vous-même. Moi, que voulez-vous que je vous explique ? Je peins, je sculpte, je ne sais pas parler."
Maintenant nous nous parons, tous les deux, nous jouons, dans nos éblouissants vêtements de fête. Nous nous déguisons. Mieux : tu t'affiches. Ce divertissement t'amuse, désormais. Tu oses.

Tu es Guallino.

Tu multiplies de larges sourires, hardies expressions, des poignées de main...
Vernissages...
J'adore quand tu me scrutes depuis les forêts de têtes. Mon petit garçon me cherche. Il a besoin que je sois là, rassurante. Que je le surveille, le défende.

"Maman, regarde..."

Tu as encore un peu peur du noir...

Une fois je n'ai pas voulu t'accompagner, une seule tentative. C'était l'inauguration d'un Musée.

Tu es rentré, très vite. Je t'ai consulté, "C'était bien ?", "Je n'ai même pas écouté le discours...", tu m'as répondu, "...je suis reparti..."

Vernissages. Je les hais, parfois : souviens-toi dans une ville d'importance, une superbe galerie, surdimensionnée... Vous étiez deux à vous répartir l'espace... L'autre, c'était un inconnu du cru... Respecté, adulé, par ses amis de la région. À l'honneur. Nous avons patienté plusieurs heures, ratatinés, dans un coin. Pas là. Nous nous demandions pourquoi nous étions venus ! C'était loin, l'on avait subi beaucoup de route, un long voyage... pour rien. Personne n'a vu plus loin que la gloire locale. Nous aurions pu rester tranquillement dans notre nid... Éviter le transport, la fatigue, le traumatisme des muscles et des neurones...

Vernissages. Je m'en égaye, à l'occasion.

Il y a cette femme, - une mère... -, qui t'achète Bulles de blues, bronze décortiqué-vert nomade, et te dépeint ce que tu es sensé avoir évoqué... Ce qu'elle voit, décrypte, analyse... Tu franchis l'intervalle nous séparant, me rejoins, réclames à la dame en question qu'elle reprenne pour moi sa mythologie familiale, les kilomètres entre le mari et les enfants, leur passé, leur actualité débridée... Tu es donc un peintre visionnaire ??? Tu me caresses de l'oeil, dans la liesse : nous exultons, lorsque les gens s'approprient ton travail, déballent leur vie. Apprivoisent les signes. Si c'est au bénéfice de tes oeuvres, c'est encore mieux ! Nous jubilons d'ailleurs quand les collectionneurs t'envoient une photographie, chez eux, en situation... de la nouvelle vie qui commence, pour les lignes et leurs nuances....

J'ai en tête cette fillette, qui a fait acheter une Famille arc-en-ciel à ses géniteurs, - charmante ! - : elle a expliqué à son papa, que là c'était lui, à gauche, c'était elle, et en haut... maman, avec ce coeur sur son ventre...

Presque rien. Des émotions !

Péripéties...
Des ras-le-bol.

Parfois des vernissages abominables, l'on se promet de ne plus jamais s'y rendre, où que ce soit ! D'autres, on est si content ! Le gros lot, pas moyen de le détecter au préalable...

Je me délecte que les gens apprécient ton travail ! J'en suis aussi flattée que si c'était moi l'artiste : les compliments sont pour moi. Les réflexions acerbes également, malheureusement ! Je suis tourmentée, je jaillis, radieuse, misérable, au gré des commentaires, fâcheux ou triomphants. Tous pareils, les vernissages ? Oh non !

Quelques réminiscences, marquantes ? L'un des plus anciens, peut-être même le premier, du moins ensemble...
Un vieux moulin. Une manifestation peu glorieuse, de peintres du jeudi, tout endimanchés, prétentieux, avec leurs portraits, paysages et bouquets de fleurs. Lorsque l'on arrive, tes totems n'ont pas été soumis au public, - sauf un, caché... Les organisateurs ont eu honte. Ils n'ont pas pu se résoudre à laisser voir aux Aveyronnais de telles horreurs : à l'époque tu assembles de majestueux puzzles de bois brut, baroques, tout à fait exceptionnels... J'ai mal pour toi. Je sais que tu es le plus grand.
Ah, les Amis des Arts de Millau, l'avenir se souviendra de votre bêtise...

L'un des plus touchants ? Il se produit dans un salon de coiffure. Dans le Var. Annie avait une galerie autrefois, à Pau. Elle t'a proposé une modeste exposition, dans son établissement tout neuf, propret : tes oeuvres lui manquent. Elle sait que le cadre n'est pas particulièrement propice, ni prestigieux, elle s'excuse, a peur de nuire à ta "carrière"... Mais elle fera tout bien, elle s'y engage. On peut lui accorder notre confiance ! Sa joie, tout de suite, quand tu as accepté...
Dans la boutique, transformée pour ces réjouissances inoubliables, face à la mer, il y a foule ! Pas forcément des aficionados des lieux de l'art, pas des habitués...
Des qui aiment. Juste des amateurs ! Et ils étudient si finement ce qu'ils voient, perçoivent ! J'en redemande ! Ils disent ce qu'ils ressentent, ces maris, avec leur conjointe, ces dulcinées, avec leur fiancé ou époux... C'est bon. Attendrissant ! Patrick et moi-même sommes sollicités, de toutes parts, séparément. Nous pouvons être chacun de notre côté, nous sommes bien, nous savons que l'autre n'a pas à être protégé : au contraire, pendant des jours et des jours nous nous raconterons ce que chacun a vécu, ici, là... Des mains nous agrippent, des gens nous sourient, des enfants désignent du doigt des soleils à des parents séduits. C'est l'euphorie.
Un souvenir doux comme la pulpe, en vagues successives, incessantes : de la chaleur humaine, de la compréhension. Une émotion puissante !!!

L'un des plus stressants : à Paris ! L'ultimatum lancé à Sadam Hussein expire ce soir. Un terrible conflit en découlera. Peut-être, peut-être pas. On ne sait pas. Prolifèrent de cruels attentats. La capitale n'est pas sûre... Tu trônes avec Badia, rue Keller. Après, nous festoyons à quatre, en tout. C'est pourtant très populeux, vivant, agité, normalement, ce quartier de la Bastille. Et encore il a fallu trouver une brasserie ouverte !
Que nous. Badia. Denis. Toi, moi.
Dans la nuit, la guerre du Golfe est déclarée.

Le plus extraordinaire ? Cela paraît matérialiste, toutefois à chaque vente mon artiste de mari est "sécurisé" : il y a un quidam qui est prêt à "payer", c'est donc que ce quelqu'un est... soit fou... soit réel amateur ! Commercer, ce n'est donc pas seulement encaisser une certaine somme, c'est tout simplement se faire confirmer que ce à quoi l'on a donné naissance plaît, véritablement, à un autre que soi...
Or cette année-là, à L'oeil de Boeuf, c'est ta première exposition personnelle parisienne. Cérès Franco présente tes Cantatrice chauve et Mangeurs de Loukoums depuis un moment, sur ses cimaises, étagères. En permanence en vitrine. À côté d'une foule d'animaux et de bonshommes de Jaber, près des toiles de Stani Nitkowski, Macréau... Mais un vrai événement, individuel... c'est un baptême !
Avant l'ouverture des festivités, la moitié des pièces est déjà réservée... Il n'y a plus rien à vendre à l'issue du vernissage.

Un exploit.
Tout.

Ce n'est pas tant l'appareil photographique que nous nous offrons grâce à cette victoire ( mais oui, le fameux compagnon toujours le même, celui avec lequel j'accumule d'infimes traces de chaque nouveau vernissage !), non, ce n'est pas le gain qui compte, c'est l'idée d'une relative reconnaissance, enfin ! Un succès psychologique, essentiellement. Un écho fondamental, une façon de rendre aux efforts fournis dans la solitude de l'atelier l'hommage nécessaire, pour continuer à avancer sans se couper l'oreille ou en finir avec les complications et difficultés...
Preuve que l'on ne s'attendait guère à une telle performance, nous ne nous étions pas muni des tarifs, lorsque nous avions accroché, souviens-toi ! Nous avions abandonné la liste rédigée à la main dans la voiture, or après avoir déposé les oeuvres en vrac dans la galerie de la rue Quincampoix, hop, nous étions allés nous garer... à l'autre extrémité de Paris ! Tu avais dû y repartir, d'urgence, en métro, - et sans moi ! -, pendant que je tenais compagnie à un collectionneur bavard, dialoguant avec lui... Il avait choisi plusieurs grands tableaux, à ton retour, dont Accalmies, Grimoires d'enfance... et une imposante demoiselle de bois : Résistance cyan.
À l'époque, l'on emportait un Guallino pour le prix d'une paire de chaussures !

Justement, ce qui est intéressant, à propos des ventes, (conséquences de certains vernissages... ), c'est surtout qu'il y eut de nombreuses occasions où ces oeuvres originales qui ne coûtaient pas plus qu'un objet manufacturé, de décoration..., laissèrent froid !!!

Que l'on vienne revendiquer que l'art est trop cher, n'est pas à la portée de toutes les bourses... J'ai en tête cette volumineuse galerie toute en verrières à l'aéroport d'Orly Sud... Tu as notamment vendu là une sculpture à l'une de mes congénères de classe préparatoire, Annick Bézine : étudiante... quatre cents francs, officiellement, trois cents pour elle, c'était en mai 1987. La main chaude. Son budget limité lui permettait sans peine d'acquérir un Guallino... Moins onéreux qu'un tome de la Pléiade, ou deux Gallimard ! Tous les PDG à gros attaché case... qui ont méprisé cet art bon marché... tous ces touristes aisés qui n'ont pas acheté ces nouveautés pas encore officialisées, authentifiées, estampillées "de qualité", "investissement sûr" par les musées réputés et les galeries renommées... tant pis pour eux !!!

Vernissages, finissages : en Suisse, la tradition est-elle de varier les effets ? L'on invite au début, sympathiquement, puis l'on convie à de déchirants adieux, ou au revoir...

Le plus affreux ? Il y en a plein... Moi je veux me sauver tout de suite, quand le cauchemar démarre ainsi, je suis prête à prendre la poudre d'escampette... Au bout de cinq minutes, je dis à Patrick "On s'en va ?" Il faut demeurer, faire acte de présence, néanmoins la fuite me brûle les talons ! Je ne sais où me mettre, ne me sens pas à ma place... je nécessite quelqu'un avec qui discuter, afin de déguiser mon malaise. Parfois, ouf, arrive un ami, une connaissance, et l'épreuve devient un peu plus agréable... Mais souvent, si la partie commence mal, hantise, c'est l'horreur, terrible, j'ai irrépressiblement envie de fuir !
Patrick supporte, stoïque.

C'est un scrutateur.
Il peut s'en tenir à son encoignure. Faire tapisserie. (Alors même qu'il devrait être le roi. Qu'il est le héros. ) Il est capable de se contenter de se gaver d'images, de réactions, paroles tatouées, extorquées... Il regarde et cette nourriture lui suffit.
Moi je m'alimente d'échange cordial, enthousiaste : quand j'entends le discours de ce responsable politique, conseiller régional, " Je n'y comprends rien, à cet art dégénéré...", "C'est très... enfantin" ( l'on sent combien chez lui l'adjectif n'est pas mélioratif...), mes poils se redressent, je m'afflige et me retiens, je n'ai pas le droit de provoquer un esclandre, de hurler que c'est une honte de confier le dossier culturel à de tels individus, ignares et rétrogrades, - aux références de bien triste et sinistre mémoire.
Dans ces cas-là, je suis à la torture.

Patrick l'exprime moins.

Je crois qu'il est moins mortifié que moi par ces gloseurs violemment stupides ! Égarés... Il connaît sa valeur, se moque de leur verbiage stérile... Poison et hallebardes m'atteignent chaque fois. Je suis blessée, en profondeur, je suis si enchantée de mon Insoumis, de son Oeuvre... de son Talent... j'en suis si amoureuse... que je ne peux admettre... qu'il ne soit pas constamment choyé !

Alain me demande s'il n'est pas trop désagréable, pour moi, de rester en arrière-plan, lors de ces faire-valoir de Patrick que sont les vernissages. Mais si mon prince est à la fête, la satisfaction est telle que, Byzance, je siège avec lui sur le devant de la scène, puisqu'il est reconnu ! Il n'y a pas de frontière, de lui à moi, de nous à chacun d'entre nous-deux-comme-si-nous-n'étions-qu'un...
Seuls les très amoureux, les très fusionnels, peuvent comprendre.
En arrière-plan ? Pas tant, d'ailleurs : ici et là, je suis rebaptisée, spontanément, "la Guallinette", signe incontestable que je fais partie intégrante de mon homme... et certains sollicitent un texte sur "les Guallino" ( - pas uniquement l'Amateur - ) : notre entité n'est pas décomposable, - nous sommes insécables.

La Guallinette ne peut donc que se réjouir des vernissages glorieux, ceux au cours desquels des mains amies se tendent, des sourires illuminent des visages rayonnants, les festivités partagées par des inconnus ébahis, sous le charme, sensibles à la magie des oeuvres de mon Créateur et Champion. Je souffre terriblement lorsque, et malencontreusement ce fléau a pu se produire déjà, ce n'est pas l'écho espéré, nous tombons sur des fortifications, rembourrées, des êtres durs, qui résident à l'extérieur, ne vibrent pas.
Douleur.
La force anime Patrick, et les mauvais juges peuvent tergiverser, lui continuera, quoi qu'il arrive. Moi je suis ébranlée, dolorisée, en quelque sorte, quand nous sommes confrontés à l'incompréhension, ou la critique moqueuse... C'est rare. Je l'accepte mal. Comme si c'était ma propre chair, remise en cause !
C'est odieux, pénible.
Insoutenable.
Je me sens niée, intrinsèquement.

Les travaux de Patrick, ses Triptyques clair de lune et Chat-tô en Espagne, sont évidemment réussis, denses, et que des coeurs de pierre puissent ne pas apprécier, privilégient des installations ou du conceptuel... cet aveuglement me fait bondir ! Certitude, dans ces cas-là que les éreintements tombent à côté, blâmes biaisés, faussés. Je me révolte en tant qu'auteur, parcelle de mon Guallino... je m'approprie sa production, (avec son accord), car je la vis au quotidien, des ébauches aux ratés, en passant par les flux et les flots... et ce jusqu'à la vente, ou non, jusqu'à l'exposition, ou non... car toutes les pièces ne sont pas systématiquement présentées au public... Loin de là !

Ainsi, ce qui importe, finalement, c'est l'avant vernissage... L'invention elle-même, la mise au monde. Après, cela coûte moins, et donc les monstrations ne sont qu'une transition, pas même obligée, une parenthèse moins intense que la naissance elle-même, au sein de l'atelier !

Il n'empêche qu'une exposition se révèle toujours phase insolite, remarquable : il s'agit de montrer le bébé, et les mères pensent invariablement que leur enfant est le plus beau.

J'ai pleinement conscience de l'ambiguïté de la phrase précédente. Où est, quel est le bébé ? Mon marginal ? Son oeuvre ?

Les deux, of course ! Je suis maternelle, vis-à-vis de l'un comme de l'autre ! (J'espère ne pas être inconsidérément castratrice !)
Parfois lors de vernissages, je me suis déjà demandée si je n'avais pas tendance à occuper un peu trop d'espace, avec mes sauts et entrechats polychromes venant concurrencer, compléter, fausser l'immobilité des Écarlate du désir, ou Attrape Hamamelis...
Baste, mon Pygmalion a fabriqué sa Guallinette, autant que je l'ai extrait de ma propre baguette magique... : je me virilise, à ce jeu du "je" suis "toi" !

Si les vernissages ne se révèlent qu'imperceptibles paillettes et pépites au cours desquels nous soulevons légèrement le voile, nous nous affichons, en couple, présents, souriants... vite, nous retrouvons les coulisses, les arrières, les dessous... Pour que nous puissions créer, tous les deux, et nous construire, il nous faut nécessairement ces plages d'intimité, ces intervalles où nous ne sommes que tous les deux, nous deux, et personne d'autre !
Ce n'est pas un paradoxe, ni de la misanthropie (enfin, pas trop !)
Simplement nous robinsonnons sur notre île, et l'arrivée de sauvages a parfois de quoi nous déstabiliser... Ou plutôt, lorsque débarque la civilisation sur notre archipel... nous qui sommes farouches indomptés craignons ces intrusions, et nous nous en protégeons, en vivant le plus souvent cachés, au fond de nos grottes... Ce qui explique que nous ne fassions pas de journées portes ouvertes à l'atelier, ni de commercialisation directe, nous préférons largement qu'il y ait des professionnels, qui se consacrent à ce travail de mise en évidence, courroie jusqu'aux amateurs, collectionneurs...
Heureusement, existent des expositions, ailleurs, pour valoriser ces oeuvres... Cependant, les vernissages sont-ils utiles ? Sans doute rappellent-ils que tout se meut dans le rapport à l'autre, un autre qui ne soit ni lui, ni moi...

Je relis les questions d'Alain " Qu'est-ce que c'est qu'"être deux" quand le public n'est venu que pour un ?", c'est étrange, la demande me paraît fausse... Depuis que je connais mon Boisselier je ne sais pas plus ce que c'est qu'être un, qu'être deux.
Nous sommes... les Guallino. Donc les gens ne sont pas venus " que pour un", car accepter l'un, c'est affronter l'autre, un tout, "les Guallino", ce pluriel bien singulier...

"Qu'est-ce que c'est ce regard collectif ?" Le jugement général ne compte pas, ce qui a de la valeur, c'est le verdict de Patrick : lui plaire, être à la hauteur, ne pas lui nuire, le séduire... donc, vernissage ou pas, l'on revient à l'essentielle relation de couple.

" Peut-on mieux s'aimer quand on partage des yeux qui pétillent d'admiration ?" Complicité : prunelles qui scintillent. Parfois hélas, visages ternes... Les gens croisés, ou non, lors des vernissages, ne verbalisent pas forcément ce qu'ils ressentent, ou ceux qui s'expriment ne sont pas obligatoirement ceux avec lesquels l'on aurait conversé en priorité... Il faut s'y résigner, trouver le moyen de se glisser un mot doux, en passant, ou une expression radieuse, de loin. Je prends des photos, hop, j'enregistre un sourire, pour l'éternité, ou presque... : diamant dérobé aux autres, mais chut, c'est un secret entre Patrick et sa muse...

Vernissages.
Une anecdote supplémentaire ?

Elle s'accomplit à Bègles, au Musée, autour de cette dame, avenante, qui remplace monsieur le maire, Noël Mamère, en campagne électorale.
Une institutrice à la retraite.

Guallino, elle connaît déjà ! Et pour cause !
Elle est devenue fan, elle tient à nous en relater par le menu l'origine ! Grâce à l'histoire du petit Vincent.

Sommets de l'attendrissement parce qu'une fois, au début de la Création Franche, elle a emmené sa classe voir un accrochage collectif. Un bouleversant bonhomme, grave, raide, sautille parmi les élèves, - peines et tourments tragiques. Ce bout de chou ne parle pas. Enfermé dans son mutisme. Des mois de silence. Haut comme trois pommes, la mèche rebelle sur un front rayé par une cicatrice rose, la pupille brillante, il paraissait enseveli, muré. Fossettes creusées dans le vide. C'était février, mars, six, sept mois à essayer de débloquer la situation, l'aider à accéder au langage. L'enfant était refus, bloc de granit. Il ne prononçait jamais une syllabe articulée. Depuis la rentrée, septembre, il n'avait rien dit. Pas un son. Cloîtré.
Acier déjà rouillé. Mutilé de la prononciation...

Là, devant une gourmande déesse de Patrick, généreuse, l'écolier éternellement muet s'est arrêté, a pointé son doigt, les yeux écarquillés, et il s'est exclamé, d'un jet viscéral :
"Oh, les ... les lolos de maman !"

Son expression n'était-elle pas "les nénés". Des "ninis" ? Les "panpans" de maman ? Ses "boubs" ? J'ai perdu sa formule exacte.
C'était un mot d'enfant, le sien.
Et dans cette identification instinctive, ce cri du coeur, ce rescapé a noué avec la langue un accord possible...

À partir de là, cette apparemment insignifiante parole du ventre, de verre, ce déblocage, le délicat garçon brun, isolé, aux paupières de braise, dont la directrice se souvenait encore...., frisé, soucieux, s'est mis à dessiner. Et il construisait des phrases, babillait autour de ses productions, les commentait...
Le déclic avait eu lieu !
Il est sorti de son aphasie, et l'institutrice en a tiré la leçon : l'art thérapie fonctionne ! Elle emmenait ses enfants fréquemment, plusieurs fois dans une année, voir le Site. Elle était directrice, et toutes les sections ont ainsi pu, des générations entières, bénéficier de ces couleurs et de ces formes débridées !
Elle venait, régulièrement, avec ses bambins de la Maternelle, profiter de pareils bienfaits.

Ce récit nous a d'autant plus touchés que quelques jours plus tôt, nous avions appris que dans la ville voisine de notre village le fils de la pâtisserie... ne racontait strictement rien de ce qu'il expérimentait en classe à ses parents, - motus - , le silence complet, - rideau - , un épais fossé, un abîme prodigieux entre sa vie privée, et sa famille... Lorsqu'ils étaient allés voir les oeuvres à la bibliothèque municipale, l'enfant aurait retenu le nom de Patrick et en aurait chanté les louanges, avec fougue en rentrant chez lui : " À l'école, j'ai vu une nespodission de Monsieur Guallino !"
Impressionnant, non ???

Eh bien, s'il n'y avait pas eu ce vernissage, à Bègles, avec la maîtresse du petit mutique, nous n'aurions nullement entendu cette femme, elle ne nous aurait pas confié cette anecdote, vécue ! Voilà pourquoi certaines cérémonies ont du bon, de l'excellent, même... !

La mairesse par intérim avait dévoilé ces annales à mon prince pendant que j'étais occupée ailleurs. Il a fini par me retrouver, en compagnie d'amis... et il m'a offert l'information, "La dame, là-bas, elle te retracera un épisode étonnant, un garçonnet... Il s'appelle Vincent... "
C'est pour des extases pareilles, - la voix chaude de Patrick palpitant à mon tympan, m'indiquant un fil, philtre ensorcelant... - , que j'aime me rendre à de tels événements. L'on ne sait jamais ce qui va se produire, ce que les rencontres vont apporter...

Cette fée, c'est elle qui finalement est venue à moi, elle a traversé la salle avant que je fasse quoi que ce soit pour la rejoindre. Et là, elle m'a abordée, avec gravité : " On m'a dit que vous écriviez... Vous êtes la femme de Guallino ? Je vais vous dire pourquoi je suis attachée à ce musée, comment je connais votre mari, impossible de l'oublier... C'est une belle histoire, vous savez !", - elle avait la larme à l'oeil.
Elle s'est essuyée, discrètement : "Si vous en faites un livre, un jour, vous me le direz, n'est-ce pas ? Gérard Sendrey me connaît bien, il transmettra !"

L'on aurait pu imaginer que la commande de ce Vernissages, avec "s", émanait d'Alain Arnéodo, éditeur, Amateur... En réalité... et si ce récit avait été réclamé, avant, bien avant... par une quasi-inconnue, silhouette ineffable, lors de l'un de ces joyaux piquants, intenses, mémorables... où parfois l'on se blesse, parfois l'on se guérit... l'un de ces fameux... exceptionnels...

VERNISSAGES !

Anne Poiré

 

Ce qu'en dit la critque ?

 

Françoise Morin

a rédigé un écho sur ce texte pour l'APA, l'Association pour l'Autobiographie et le Patrimoine Autobiographique, dont le siège se trouve à Ambérieu.

Le texte a été déposé à l'APA sous le numéro 1802, la note de lecture de Françoise Morin apparaît sous le nuuméro 309, page 187,

du Garde-mémoire n°6 de l'association, publié en octobre 2004.

 

Anne Poiré est l'épouse de Patrick Guallino, peintre et sculpteur. Ce dernier expose très souvent, en France comme à l'étranger. Ce recueil dépeint avec minutie et fougue les sentiments et les émotions ressentis par l'auteure lors des vernissages. "Jamais à l'avance on ne sait comment les vernissages vont se dérouler" : parfois véritables fêtes avec les amis, la famille, les amateurs de tous âges, intéressés et bienveillants, parfois des épreuves, des tensions au milieu d'inconnus critiquees et dédaigneux.

Anne raconte plusieurs de ces soirées contrastées, pendant lesquelles "il convient de paraître, avoir l'air souriant, détendu", coûte que coûte. Mais ce qui est essentiel pour elle est d'être avec Patrick et ses oeuvres, pour lesquelles elle déborde d'admiration. "Oui, les vernissages sont le "Nous", ni le "Je", ni le "Tu". Ensemble pour le pire comme pour le meilleur". La "Guallinette", (ainsi l'ont rebaptisée les amis), décrit cet amour fusionnel avec spontanéité et chaleur : "Nous sommes insécables". Pour elle comme pour son mari, ce qui compte avant tout c'est "l'avant-vernissage"... l'invention elle-même, la mise au monde... pour qu'ils puissent tous deux créer et se construire".

Anne est écrivain. Elle termine par le récit d'un événement qui, à lui seul, efface bien des blessures qui peuvent survenir pendant ces vernissages. Le petit Vincent, élève d'une école primaire, visite une exposition collective, avec son institutrice. Cet enfant est enfermé dans un mutisme total, depuis des mois. "Devant une gourmande déesse de Patrick... il a pointé son doigt, les yeux écarquillés, et il s'est exclamé, d'un cri viscéral : Oh, les lolos de maman !" Après ce choc émotionnel, Vincent s'est mis à dessiner, à commenter ses travaux... il parle. Le regard d'un enfant, moins influencé que celui des adultes par des préjugés ou des théories intellectuelles et esthétiques étroites, est souvent d'un grand réconfort pour l'artiste qui se livre sincèrement, qui "s'expose" aux jugements des autres. Les Guallino ont eu cette chance grâce à Vincent, sans doute à d'autres encore, qui ont su garder la fraîcheur et la spontanéité de leurs émotions et qui ont, en toute simplicité, regardé, savouré et aimé les oeuvres de Patrick.