(Cahier d')ÉCRITURES n°6

 

est une revue incroyablement fournie, riche, dense, à commander aux

éditions On @ Faim !
BP 47
76 802 Saint Etienne du Rouvray cedex


parue en novembre 2002.

Abondamment illustrée par Guallino et Fabrice Fossé, elle contient également des textes d'Hakim Bey, Hozan Kebo, Jean Pierre Levaray, Raoul Austin, Patrice Blanc, Ferruccio Brugnaro, Michel Champendal, Cristie Cyane, Guy Ferdinande, Gérard Lemaire, Jacques Merckx, Didier Ober, Elisabeth Perceval, Joseph Périgot, Michel Perrin, Sylvie Picard, Jean Raymond, Pierre Rimbert et Yanming Zhang.

D'Anne Poiré, un début de roman inédit, La Gloriette, dont vous avez le début ci-dessous, et même en cadeau supplémentaire, le Petit (cahier d')ECRITURES, contient lui une nouvelle d'Anne Poiré, Le cimetière... dont le texte suit, également...


Pour tout renseignement, écrivez à On @ Faim ! éditions :
oaf@infonie.fr

 

La Gloriette

C'était comme une savane impossible à traverser, ces tomes, ces collections, ces éries, tous ces ouvrages rares que je voulais découvrir, déflorer, chaque fois que je venais à bout d'Artaud, arrivait Jim Thompson, et puis Vian, Molière, Queneau, Jarry, Prévert, ils se bousculaient au portillon, et moi je ne savais par quel bout les retenir, les trier, décider, garder, jeter, sélectionner, alors de peur d'en rater de géniaux, San Antonio, Balzac, Gary, voire Nabokov, Diderot, Calderon de la Barca, j'emportais à grandes brassées, je cueillais, je malaxais, je triturais : François Rabelais, Paul Eluard, Andrei Makine, Eugène Ionesco, Daniel Pennac, William Shakespeare, Antoine Emaz, Patrick Suskind, cela ne s'arrêtait jamais et en plus un beau jour au lieu de lire je me suis mis à écrire et alors là c'est devenu encore plus impossible, impensable, les histoires, je n'avais pas le temps d'y réfléchir, elles me harcelaient, exigeaient que je leur donne vie, et moi, là-dedans, je vivais quand ? Je ne pouvais pas quand même tout le temps lire, écrire, et pourtant si, c'est comme cela que tout a commencé !
Je dois dire que je n'étais pas le premier de la tribu à avoir voulu être publié. C'était sans doute une névrose familiale, et en plus on ne s'était pas tellement soigné pour cela, ou une psychose, grave, des cahiers et des carnets, agendas, calepins, blocs-notes, avant l'invention de l'ordinateur, et alors là, après, disquettes entassées en tour de Pise bien pires, des CDrom entiers de sauvegardes à suspendre, décorations de Noël sur les arbres en hiver, des feuilles et des feuilles, dossiers, épais, parce que des fois il fallait bien se décider à tout sortir, à cause des virus et du risque, avec l'informatique, c'est bien, mais on n'est jamais sûr de rien, alors mieux valait éviter de stocker sans précaution, c'est pour cela que des fois je me disais qu'il faudrait que je me soigne et en même temps dès que j'allais à Lyon, à Toulouse ou à Paris, dans de vraies librairies, des grandes, cela m'étourdissait, la tête voltigeait, sans parler du Salon du Livre, les bibliothèques aussi, les spacieuses et surdimensionnées, je savais soudain que je n'étais pas tout seul, même si chez moi c'était peut-être un peu plus grave mais en même temps ce qui était bien c'est que l'on avait acheté une grande maison alors mes manuscrits, je pouvais les empiler, les premiers temps il n'y en avait que dans les deux premiers bureaux, et puis j'en ai ajouté dans notre chambre, celle d'Émilienne, ma princesse d'à moi, et puis dans les autres, chaque étage, greniers et caves compris, après c'était un compliqué labyrinthe, mais comme je suis ordonné, je les retrouvais, au flair, c'était classé, pas par ordre alphabétique, sinon mes livres, j'aurais été obligé de respecter l'alphabet , quand je les écrivais, pour les titres, ce qui m'aurait limité, surtout à "k", "q" ou "z", alors c'était plutôt par année d'écriture, mon choix : le tout c'était de m'en souvenir avec rigueur et précision. Venir chez nous c'était comme d'arriver devant le campanile de Babel, beffroi et effroi... les langues en moins, encore que mes livres, des fois ils étaient déjà en Proust qui déménage, et le manuscrit qui suivait, c'était plutôt du type Coeur sous le rideau compresseur d'à quatre ans je m'avais assassiné...
Comme les éditeurs restaient parfaitement silencieux, dans leur genre, c'est moi qui devais m'organiser. Alors j'entreposais.
J'engrangeais. Pour quand on aurait enfin compris ma modernité. Rapport au style, qu'est depuis toujours ma marque de fabrique, mais que les critiques étaient loin d'avoir déjà compris.
Mais cela, j'en parlerai plus tard.

N'empêche, les livres, j'ai toujours adoré.
Et puis pour dire, cela devait être génétique, avec le grand-père qui avait donné le la, le premier, en écrivant son prodige quand je n'étais pas même né. Tu parles, en 1965, c'était bien avant l'euro et le passage à l'an deux mille.

 

Pour lire la totalité de ce roman, toujours inédit, cliquez ici !

 

Dans la même revue, un autre inédit

Le cimetière

dans la collection

Petit (cahier d')ECRITURES

sur papier jaune d'or, magnifique !

 

Le cimetière

Depuis si longtemps je n'ai plus fréquenté le cimetière de Thionville, en Lorraine, où Jean et sa Fernande, "la mémère" et "le pépère", ont été enterrés, que je serais sans doute incapable de retrouver leur tombe ! J'en ai toutefois d'excellents souvenirs.
Enfant, j'accompagnais maman, lorsqu'elle s'y rendait. Les allées étaient constituées de grains, qui crissaient sous les semelles. Il y avait également les pompes, massives, auxquelles il fallait aller tirer de l'eau, afin de nettoyer le marbre, arroser les fleurs... Je me régalais du mouvement de haut en bas, ou bien tournant, cela dépendait, qui permettait d'extraire le précieux liquide : c'était lourd, la fonte ne se manoeuvrait pas facilement et le flot survenait d'un seul coup, giclant sur les pieds, aspergeant à droite et à gauche. L'eau continuait à ruisseler, après le remplissage du seau... J'aurais aimé posséder un jouet aussi amusant à la maison !
L'on a d'ailleurs disposé à Ay, du temps de papa, dans la pelouse, une auge en grès vosgien, pleine d'oeillets d'Inde parfumés, corbeilles d'argent épanouies, pensées veloutées, et derrière elle, une pompe identique, peinte en blanc ( ou en noir ? Cela a-t-il changé selon les périodes ? Ma mémoire confond-elle celles du cimetière, celle de mes parents ?). Hélas cette dernière n'était que de décoration, jamais l'on n'a creusé pour qu'elle puisse fonctionner, alors que le quartier est construit incontestablement en zone humide, compte tenu de la proximité de la Moselle... J'imitais le sourcier, une baguette à la main. Malheureusement mes manipulations ne marchaient nullement. Je passais, repassais, le coudrier ne se mettait point à vibrer, à descendre... J'en avais conclu que le noisetier ne détenait pas un magnétisme satisfaisant, le sol se révélait stérile.
Je me plaisais dans ce vaste labyrinthe citadin ! Il convenait de bifurquer, - à quel niveau ? -, je suivais maman, de peur de la perdre dans ces méandres. Au fil de cet épatant jardin botanique, j'observais les bouquets frais, couronnes, gerbes, - j'apprenais des mots mystérieux, glaïeuls, roses, lys... Des pots étaient secs, leurs pétales fanés, - maman s'en désolait, préférait les bruyères, les fougères, les lierres, plus résistants, aux chrysanthèmes, pourtant si chatoyants, qui gelaient systématiquement après la Toussaint... M'égayaient en outre les soies éteintes, les plastiques rutilants ou décolorés, les croix ternes, brisées, ou fraîchement frottées : quelle injustice, certains étaient gâtés, d'autres oubliés, j'avais tellement envie de subtiliser quelques unes de ces parures, de les redistribuer. J'aimerais écrire que je l'ai fait, néanmoins j'étais trop "bien élevée", obéissante, je n'osais pas toucher à ces objets dont je savais qu'ils ne m'appartenaient pas.
Il y avait aussi de véritables cabanes ! De riches dynasties avaient érigé des mausolées, j'entrais lorsque c'était possible dans ces chapelles, - avec ou sans vitraux - , où brûlaient immuablement des cierges, chaque recoin se caractérisant par une atmosphère spécifique, des odeurs, fortes, entêtantes, - encens ou pourriture, décomposition, relents d'âcre urine - , des lumières, des ombres à part : c'était extraordinaire, non associé à la mort, au deuil, ni effrayant. Plutôt bizarreries architecturales fascinantes. Bâtisses baroques, romanes, gothiques, sobres ou délirantes. J'ai pris goût aux proportions, aux harmonies, aux lignes protéiformes, dans ces divers enchevêtrements. Quand c'était fermé, - parce que, parfois, pas question de pénétrer à l'intérieur du palpitant caveau ! -, je tentais de dérober des images, du dehors, - c'était exaltant ! -, j'essayais de faire jouer les cadenas, j'escaladais des chaînes, rouillées, ou parfaitement entretenues, en fonction des époques où elles avaient été placées. Je déambulais en équilibre sur des murets qui me semblaient éminents... à l'occasion, sur les tombes elles-mêmes, - là, il ne fallait surtout pas que maman me voie ! Sur de somptueuses sépultures, je ramassais des poignées de gravillon immaculé, malgré les remarques maternelles, - souvent je m'en emparais en cachette -, Petit Poucet, je les laissais couler de mes paumes...
L'un de mes nombreux plaisirs consistait à lire avec application les patronymes, les dates. Je crois que j'ai commencé à déchiffrer, sur ce support étrange. Tout était bon, pour ma curiosité et mon B. A. BA primesautier, les étiquettes des pots de confiture sur la table du petit déjeuner, les panneaux publicitaires, dans les rues, "Dop dop dop", "Radar", - c'était le nom de la grande surface qui venait de s'installer à Mondelange, son enseigne rouge vif, démesurée, me captivait, sans que je comprenne qu'elle concurrençait Prisunic à Hagondange, et les chaleureux épiciers du village, notamment monsieur Fidry, lequel m'appelait si gentiment "Boucle d'Or". J'adorais relier les lettres entre elles... Au royaume des disparus, c'était pareil. J'étais ravie de pouvoir ânonner, découvrir du sens en unissant des sons, "Bbbb... - bo..... - Bol.... - Bolzin... -Bolzinger..."
C'était parfois difficile.
Ce gigantesque terrain de jeux n'avait pas une valeur mortuaire, même si maman esquissait un signe de croix, silencieuse, soudain, en se plaçant à la tête du lit de ses propres parents, le temps de réciter une ou plusieurs prières, un Pater, un Ave Maria, et de leur confier ses peines comme ses joies. Je l'ai vue pleurer, je n'ai jamais pensé que cet endroit était triste, et même après, à neuf ans, quand c'est papa à son tour qui s'est trouvé sous une sombre dalle, dans un autre cimetière, celui d'Ay sur Moselle, en octobre 1974, sans compter l'autre grand-mère, "la Mamie", Marguerite Poiré, décédée elle le 4 décembre de la même année, non, je n'ai pas le moins du monde considéré ces théâtres moroses. Étonnants cailloux, dérisoires ornementations kitsch, colorées, drôles de végétations... J'ai déniché, depuis, chez des brocanteurs, des motifs de perles remontant à encore avant, - superbes - , j'ignorais qu'autrefois l'on parait ainsi les tombeaux : vraiment de jolies pièces ! À Hauterives, dans la Drôme, j'ai apprécié non seulement le Palais du Facteur Cheval, brut, mais aussi son excentrique emplacement, préparé au cimetière. Je l'ai admiré, comme enfant, - magie de cette initiation, absolu émerveillement -, j'avais goûté ces envoûtants détours, ces contours fantastiques. Aux croisements des différents chemins, des piliers, des rosaces, des crucifix gravés, une topo- et une typographie variées, majuscules, chiffres, dorures, ciselures, indiquaient les mille et un sentiers à débroussailler d'ordinaires et singulières vies passées...
Oui, plus grande, j'ai persisté à rêver, lorsqu'il m'est arrivé de hanter de tels lieux. Ces existences, foudroyées, en 1870 ou 1903, à un âge, avancé ou non, familles totalement décimées, ou alors juste un bambin, si jeune, plaques au raccourci saisissant, fragments de destinées ; j'ai échafaudé des romans entiers, à partir de ces bribes éparses, canevas et ébauches, matériau romanesque toujours exceptionnel !